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Vichy et l’émergence d’un État phytogénéticien

Les problèmes de ravitaillement et les politiques corporatistes et dirigistes du régime de Vichy vont renforcer les positions des phytogénéticiens (cf. photos 1 et 2). Malgré

Photo 1 — Pourquoi nous manquons de pain ?

Source : Le paysan, la ferme et le tracteur. Le rural et ses images, un siècle d’affiches agricoles 1860-1960, Paris, Somogy-Le Compa, 2006. Reproduit avec l’aimable autorisation de Philippe Brugnon.

les différences idéologiques, bien des historiens de l’économie ont souligné une continuité dans l’affirmation de politiques économiques dirigistes, pour suppléer aux failles du marché, de la Grande crise de 1929 à la Libération, en passant par le Front populaire et Vichy. Les origines de la planification française remontent ainsi à Vichy, et plus profondément à des cercles de technocrates éclairés qui se constituent après la crise de 1929 et n’ont pas le temps de mettre en œuvre tous leurs projets sous le trop court Gouvernement du Front populaire (Kuisel R., 1984 ; Rousso H., 1979 ; Mioche Ph., 1987 ; Margairaz M., 1992). La politique agricole n’échappe pas à ce schéma. L’Onib (l’Office national interprofessionnel du blé) est créé par Georges Monnet , ministre de l’Agriculture du Front populaire, pour organiser le commerce du blé et renforcer des coopératives d’agriculteurs face aux intermédiaires spéculant sur l’isolement de l’exploitant. Si l’Onib fut dans un premier temps combattu par la droite agrarienne, qui y dénonça la collectivisation des campagnes, il est finalement

Photo 2 — Sanrival le sachet de graine.

Source : Le paysan, la ferme et le tracteur. Le rural et ses images, un siècle d’affiches agricoles 1860-1960, Paris, Somogy-Le Compa, 2006. Reproduit avec l’aimable autorisation de Philippe Brugnon.

maintenu et renforcé par le Gouvernement de Vichy qui le rebaptise Office national interprofessionnel des céréales (Onic) en 1940. De même la structuration des agri-culteurs dans une « corporation paysanne » par Vichy, tout en comportant bien des aspects archaïsants, affirme la profession comme interlocuteur cogérant la politique agricole et préfigure la cogestion instituée sous la Ve République (Boussard I., 1980 ; Alphandéry P., et al., 1989). La corporation paysanne, créée en décembre 1940, répond au projet des idéologues de Vichy de fonder un nouvel ordre socio-économique dans le monde rural, qui serait une troisième voie alternative au capitalisme et à l’étatisme. Elle est à la fois le creuset d’une organisation professionnelle et d’une emprise accrue de l’État sur le monde agricole. Cette dualité se vérifie dans le secteur des semences : d’une part l’interprofession semencière est organisée et reconnue, tandis que s’esquisse, d’autre part, un État phytogénéticien contrôlant le flux variétal dans les campagnes, notamment à la faveur des cultures obligatoires.

Un comité d’organisation du commerce des semences, graines et plants est en effet créé, et bientôt remplacé par le Groupement national interprofessionnel des semences (Gnis) par la loi du 11 octobre 1941 dans le but d’organiser l’interpro-fession semence. Il regroupe, dans le cadre de la Charte du travail (promulguée quelques jours plus tôt), les créateurs de variétés, les sélectionneurs-multiplicateurs, les cultivateurs-multiplicateurs, les négociants transformateurs, les coopératives ainsi que des représentants d’agriculteurs13. Des sections spécialisées par produit sont par ailleurs constituées au sein de la corporation paysanne, elles se saississent de la question de la multiplication des semences. À l’interface des sélectionneurs, des agriculteurs et de l’État, le décret du 24 février 1942 crée le Comité technique per-manent de la sélection des plantes cultivées (CTPS, existant encore aujourd’hui)14. Les missions du CTPS couvrent tous les aspects de la question semencière : de la mise en place de filières de multiplication, pour ravitailler la France, à l’encoura-gement de la création variétale. Comme le comité de contrôle des semences, avant lui, « le CTPS donne son avis sur l’inscription au catalogue ou au ‘registre des plantes

sélectionnées’ de nouvelles variétés. »15. Enfin, l’article 3 du même arrêté confie au CTPS la charge de donner son avis sur l’attribution (par le Gnis) de cartes pro-fessionnelles aux sélectionneurs et pépiniéristes, voire d’en demander le retrait en cas d’infraction. Après la semence, puis la variété, c’est le métier de sélectionneur qui devient lui-même normé par la réglementation (art. 1) : « sont réunies sous la

dénomination des sélectionneurs les personnes, collectivités ou sociétés qui 1) pratiquent soit la recherche de variétés nouvelles, soit la sélection de variétés anciennes en vue de maintenir leur pureté variétale et leur bon état sanitaire ; 2) appliquent dans ce but les méthodes reconnues appropriées par chacune des sections du comité (…) La simple multiplication et l’amélioration de la pureté des semences par triage mécanique ne seront en aucun cas considérées comme sélection ». Une autorité sur l’ensemble de la

profession est ainsi donnée en partage à l’État et aux grandes maisons, s’accordant sur les vertus des sélectionneurs « français » et des variétés « pures »16.

Cette organisation de la profession et du marché se double, à la faveur des pro-blèmes de ravitaillement, d’un dirigisme accru dans la production agricole, qui va

13 Loi du 11 octobre 1941, relative à l’organisation du marché des semences. Journal offi ciel, 12 octobre 1941, 4406-4407.

14 Un premier arrêté en fi xe la composition : outre quatre hauts fonctionnaires du secrétariat d’État (dont le directeur de la station d’essais de semences), on compte quatre responsables des stations de recherche en amélioration des plantes (Crépin , Bustarret , Schad , Diehl ), quatre « notabilités scientifi ques » (Félicien Bœuf , premier titulaire d’une chaire de génétique à l’Institut national agronomique qui présidera le CTPS jusqu’en 1950, Lefebvre, Alabouvette , et Bretignière), douze « représentants des sélectionneurs » (dont les maisons Vilmorin , Benoist, Clause , Tourneur , Tézier , et surtout Desprez qui préside le Gnis) et deux « représentants des agriculteurs ou horticulteurs, utilisateurs des produits considérés ». Arrêté du 27 mai 1942. Journal offi ciel, 10 juin 1942, 2023).

15 Décret du 24 février 1942 et arrêté du 10 mars 1942. Journal offi ciel, 12 mars 1942, 999-1000).

16 Sont ainsi exclues toutes les personnes n’ayant pas au moins six années d’expérience de sélectionneur, mais aussi toutes celles n’ayant pas la nationalité française.

renforcer les positions des phytogénéticiens. L’amélioration de la qualité des semences apparaît, en effet, comme un des moyens les plus immédiats d’accroître la produc-tion. Aussi est-il créé en 1942, un bureau des semences à la direction des moyens de production du secrétariat d’État à l’Agriculture. La même année, un service de l’expérimentation est créé au ministère de l’Agriculture sous l’autorité de Charles Crépin , rassemblant les stations et champs d’expériences des services agricoles. Crépin jouit d’une autorité croissante. Blessé de la première guerre, arborant sa jambe de bois, sa légion d’honneur et sa médaille militaire, il affirme sa stature dans l’ambiance vichyste (Cranney J., 1996, 56). La loi du 10 novembre 1943 réorganisant le minis-tère, marque une nouvelle victoire des phytogénéticiens : elle rattache le service des recherches agronomiques dirigé par le pédologue Demolon , un des seuls chercheurs de Versailles titulaire d’un doctorat, au service des expérimentations devenant « service de la recherche et de l’expérimentation », rassemblant donc les éléments de l’ancien Ira. Crépin prend donc la direction de cet ensemble comptant 108 chercheurs et 66 agents techniques (Cranney J., 1996, 54-56). Tandis que d’autres scientifiques entrent dans la résistance, les phytogénéticiens prennent les rênes d’une recherche agronomique française sommée de produire pour le régime. La loi vichyste du 9 février 1941 ordonne, en effet, le contingentement de certaines denrées, telles la pomme de terre et les haricots secs (bientôt suivis par la betterave et le colza), officiellement pour nourrir les Français et lutter contre le marché noir, mais aussi pour répondre aux demandes de l’occupant. Début 1941, le Gouvernement de Vichy accepte de livrer 600 000 tonnes de pommes de terre à l’Allemagne17. Les cultivateurs, encadrés par la corporation paysanne, doivent passer des « contrats de culture » (ou impositions) avec l’administration qui les engage à livrer toute leur récolte en échange d’une prime de 20 francs par quintal en sus du prix fixé et d’un accès prioritaire aux intrants. Dès 1941, 132 000 ha de pommes de terre sont ainsi sous « imposition ». Les plants sont cependant parfois livrés trop tard aux agriculteurs sous contrat, et ils ne sont pas toujours de très bonne qualité. Dans les premières répartitions administratives de plants en 1941, on a souvent fourni aux producteurs des plants (certains importés de Hollande ou d’Allemagne) issus de variétés inadaptées à leur région… Le service de la recherche et de l’expérimentation de Crépin est alors mobilisé pour travailler de concert avec le groupe spécialisé « pomme de terre et topinambour » de la corporation paysanne, l’administration18 et le Gnis. Il joue un rôle clé dans la mise en place d’un dispositif d’expérimentation variétale, de production et de multiplication des plants de pommes de terre. Jean Bustarret se trouve ainsi en 1943 à la tête de 98 « champs de comportement pour l’amélioration des souches » répartis dans toute la France, et peut compter sur la mise à disposition des contrôleurs du « groupe spécialisé » pour

17 Archives nationales (on notera désormais A.N.) F10 5278, pomme de terre.

18 Bureau national de répartition de la pomme de terre, services centraux du secrétariat d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement et directions départementales des services agricoles.

la conduite de ces champs d’essais19. Les résultats des essais conduisent à la circulaire du 5 juillet 1943 qui régit les flux variétaux et semenciers à l’échelle du pays. Elle dresse la liste des départements dont les productions de semences peuvent alimenter les autres régions, par opposition aux départements (régions basses du Sud-Est et le Sud-Ouest) où la production de plants de multiplication est interdite même pour assurer leurs besoins internes. Elle prescrit aussi la liste limitative des variétés autorisées à la mise en multiplication (une quinzaine), autorisées à l’essai (une douzaine), ou éliminées pour des raisons de rendement ou de sensibilité aux viroses (huit variétés, dont Duchesse, Esterling, Joséphine ou encore Rosa, ancienne variété française tardive à chair ferme et jaune de très bonne qualité et d’excellente conservation appréciée de nombreux agriculteurs d’alors et d’amateurs d’aujourd’hui, mais rejetée par le service de la recherche et de l’expérimentation au nom de son rendement moyen)20. Parmi les variétés autorisées, les maisons de sélection sont chargées de produire des « plants français de sélection » gratifiés d’une honnête prime de 50 à 130 F par quintal, qu’une petite fraction des cultivateurs sous contrat devra multiplier pour produire des « plants français de multiplication ». En échange d’une prime de 20 à 25 F par quintal, ces agriculteurs doivent se soumettre aux consignes de contrôleurs supervi-sant la multiplication, en matière de distance de sécurité avec les champs voisins, de conduite agronomique (lutte contre les parasites, date avancée de défanage…), de préservation de la pureté variétale (semis, stockage). Le Gnis décide ainsi en 1942, de refuser les livraisons des agriculteurs-multiplicateurs qui n’atteindraient pas un niveau de pureté de 99 %, ou qui seraient trop atteintes par les maladies et les dory-phores21. Les surfaces en multiplication contrôlée couvrent 92 000 ha en 1942 et pas moins de 265 000 ha en 1943, sillonnés par un millier de contrôleurs22. À cette échelle d’intervention, on sort des contrôles sporadiques des semences par le service de répression des fraudes, pour entrer dans un régime de supervision continue des agriculteurs multiplicateurs.

Credo de la pureté variétale, évaluation et prescription variétale centralisée et

cogérée entre phytotechniciens et professions agricoles et semencières, mise hors la loi de variétés anciennes, dispositif contraignant de contrôle… Cette expérience autour de la pomme de terre permise par le contexte autoritaire du régime de Vichy est l’expérience fondatrice d’un modèle de filière semence qui va se généraliser après-guerre. C’est dans ce dispositif d’intervention d’une intensité inégalée, transformant

19 A.N. F10 5136, corporation paysanne 1940-1944, « activité du groupe spécialisé de la pomme de terre au cours de l’année écoulée », mai 1944 et A.N. F10 5278, pomme de terre.

20 F10 5278, pomme de terre. Portal (directeur de la production et de l’approvisionnement en produits végétaux), et Gay (secrétaire général à la production agricole), « production de pommes de terre de semences de multiplication ». Circulaire aux directeurs des services agricoles, 5 juillet 1943.

21 A.N. F10 5943, comité d’organisation du commerce des graines et semences. Décision du Gnis du 11 mai 1942.

22 Sur ce dispositif, cf. A.N. F10 5136, corporation paysanne 1940-1944, « activité du groupe spécialisé de la pomme de terre au cours de l’année écoulée », mai 1944 et A.N. F10 5278, pomme de terre.

le monde agricole en un laboratoire génétique grandeur nature et en une chaîne de production, que les phytogénéticiens peuvent en effet avoir les coudées franches et que peut émerger le « progrès génétique » tel que l’imaginent alors Bœuf , Crépin et Bustarret . On entre dans une logique d’action profondément nouvelle par rapport au contrôle des semences ou aux registres et catalogues de 1922 ou 1932. Il ne s’agit plus simplement de moraliser le commerce ou de protéger quelques variétés sélectionnées, mais à présent de piloter le criblage, à l’échelle du territoire national, de la valeur génétique de ce que cultivent tous les agriculteurs. Un dispositif similaire est mis en place pour les céréales à paille. Le service de la recherche et de l’expérimentation de Crépin organise en 1943, avec le concours des écoles d’enseignement agronomique et du groupe céréales de la corporation paysanne, un réseau de champs d’essais régionaux en vue de dresser une liste des variétés les plus adaptées à chaque région (Bustarret J., 1947, 69-71 ; Bœuf F., 1943, 190-91). Certes il est encore impraticable de décréter l’interdiction de la commercialisation de telle ou telle variété, comme pour la pomme de terre et alors que le décret de 1942 instituant le CTPS ne mentionnait encore aucun critère de valeur agronomique. Mais le rêve de nettoyer la France d’une foule de variétés jugées sans intérêt prend corps : « Une remise en ordre s’imposait » se souvient Jean Bustarret (Bustarret J., 1961, 204). C’est donc de l’épaisseur obscure des pratiques et dispositifs dirigistes d’interventions sur le monde agricole, et non des lumières du mendélisme, que cette « remise en ordre » naît. Pilotage étatico-corporatiste du flux variétal privilégiant les meilleures « lignées pures » : un nouvel ordre à la fois scientifique, juridique, économique et professionnel s’ébauche à la faveur du contexte dirigiste, mais aussi nataliste, sanitaire, eugéniste et raciste de Vichy. Sans pousser exagérément le parallèle entre gouvernement des populations humaines et gouvernement des peuplements cultivés, il est frappant d’observer que la mise en place d’un dispositif d’épuration des variétés mises à disposition des agri-culteurs intervient au moment où le Gouvernement de Vichy confie à l’eugéniste Alexis Carrel la direction de la « Fondation pour l’étude des problèmes humains » (ancêtre de l’Institut national d’études démographiques) pour « sauvegarder,

amé-liorer et développer la population française » (loi du 11 janvier 1942 ; cf. Drouard A.,

1995, 208). Michel Foucault a dénommé « bio-politique » toutes les techniques de gouvernement (statistique, démographie, hygiénisme…) qui émergent avec le xviiie siècle et qui agissent sur les individus en tant qu’éléments d’une population et non comme sujets pris dans une chaîne de hiérarchie. Avec l’organisation du flux variétal qui s’affirme sous Vichy, on voit émerger dans la gestion du vivant végétal ce même type de « gouvernementalité ». Dans les deux cas – humain comme végétal, État eugéniste comme État phytogénéticien –, une nouvelle étape de « l’étatisation du biologique » (Foucault M., 1975, 1976) est franchie et la qualité génétique devient objet de politique publique. L’Homme nouveau, la variété améliorée pure et stable et bientôt « la vache nouvelle » (Vissac B., 2002) sont bien des contemporains, pro-duits d’une culture de la pureté génétique et de la rationalisation dont le milieu du xxe siècle aura été l’apogée.

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