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Dès 1945, Bustarret propose à Yvonne Cauderon de monter un laboratoire de micros-copie à Versailles. Ce laboratoire est initialement prévu comme un service d’analyse (comptages de chromosomes) répondant aux demandes des chercheurs travaillant sur une espèce. La cytogénétique est alors une discipline récente : cette rencontre de la cytologie et de la génétique s’est opérée lorsque Barbara McClintock, à Cornell, identifie les 10 paires de chromosomes du maïs et les relie aux groupes de liaisons, puis établit en 1931 la corrélation entre une recombinaison génétique et une translocation chromosomique crossing over donnant ainsi une réalité expérimentale à la théorie chromosomique de Morgan (Kass L., et Bonneuil C., 2004). L’observation des chro-mosomes et leur manipulation progressent grâce à un arsenal de techniques : rayons X aux effets mutagènes d’ampleur parfois chromosomique, ultra-violets et rayons γ émis par un isotope du cobalt, substances chimiques mutagènes. L’Américain Blakeslee est le premier à « bloquer » la mitose après le processus de dissociation des brins des chromosomes grâce à la colchicine. Il obtient ainsi les premières plantes polyploïdes déclenchées. Certains de ces agents peuvent provoquer des accidents chromosomiques (cassures de chromosome, inversions, échanges de segments, pertes, doublements du nombre de chromosomes) qui permettent d’obtenir des hybrides interspécifiques stables et féconds et favorisent le transfert de gènes de résistance d’une espèce à une autre. L’Américain Sears réussit ainsi en 1956 le transfert d’un gène de résistance à la rouille blanche de l’espèce sauvage Aegilops umbellulata au blé (Heslot H., 1961). La cytogénétique apparaît alors comme un champ de recherche fascinant et un outil potentiel de création de nouvelles sources de variabilité, notamment de résistance aux maladies, que l’on pourrait introgresser chez les espèces cultivées à partir de leurs parentes sauvages. L’observation de l’amphiploïdie (polyploïdie avec des jeux de chromosomes qui ne sont pas homologues) d’un certain nombre de plantes débouche

également sur des travaux de synthèse importants, complétant les connaissances sur l’évolution des végétaux. On découvre ainsi que de nombreuses plantes cultivées sont des hybrides interspécifiques : c’est le cas du blé, de l’avoine, de la pomme de terre, du colza, du coton, du tabac…

La betterave offre un bel exemple d’intégration des recherches en cytologie dans la création variétale, puisque 50 % des variétés cultivées à la fin des années cinquante, sont déjà des tétra- ou des triploïdes, plus productives en sucre. Bustarret souhaite alors que l’Inra rattrape le retard français en matière de cytologie et cytogénétique végétale. Il propose la direction du laboratoire initié par Yvonne Cauderon à Marc Simonet. Ce dernier est le premier Français à utiliser dans les années 1930 la colchi-cine au centre de recherches agronomiques de la Villa Thuret (Antibes) sur des iris en vue d’obtenir des plantes tétraploïdes à grandes fleurs. Élève de Louis Blaringhem au début des années vingt, Marc Simonet est en 1923 chef du laboratoire de recherche scientifique des établissements Vilmorin à Verrières-Le-Buisson, puis directeur de recherche à la station d’Antibes en 1937. En rejoignant la station de Versailles, Marc Simonet apporte donc de solides compétences qui seront mises à profit sur des espèces de grande culture comme le blé avec Yvonne Cauderon, l’orge, ou le pommier avec Pierre Dommergue (Simonet M., 1956 ; Dommergues P., 1950, 1961 et 1962). Il ouvre notamment la voie de l’introduction du gène de résistance au piétin-verse de

l’Aegilops ventricosa (2n = 28) au blé tendre Triticum aestivum (2n = 42), en croisant

d’abord le premier à un blé tétraploïde Triticum Timapheevi (2n = 28) et en restituant la fertilité de l’hybride stérile ainsi obtenu par traitement à la colchicine, obtenant un amphiploïde de 56 chromosomes plus facile à recroiser avec le blé tendre hexaploïde.

Aegilops ventricosa sera utilisé au laboratoire comme source d’assez belles résistances

au piétin-verse. La plupart des variétés de blé alors obtenues à Versailles par intro-gression de fragments chromosomiques d’Aegilops ventricosa restent des « variétés de laboratoire » qui ne peuvent s’imposer face aux variétés commerciales du moment à fort rendement, mais elles seront à l’origine des variétés rustiques qui occupent aujourd’hui près de 15 % du marché français (cf. chap. 11).

Dans la même direction, les travaux de Yvonne Cauderon sur les Agropyron (des chiendents aujourd’hui désignés Elytrigia) sont exemplaires. Après avoir bénéficié d’un stage au John Innes Horticultural Institute auprès de Cyril Darlington, figure mon-diale de la cytogénétique, elle achève en 1958 une thèse sur les relations d’homologie chromosomique entre Triticum et Agropyron. Le but poursuivi est l’introduction des caractères de résistance aux maladies, à la rouille des agropyrons aux blés. Malgré des liens de parenté étroits entre ces deux genres, les chromosomes s’apparient rarement. Mais Y. Cauderon mobilise la connaissance cytologique de la polyploïdie des céréales pour mettre au point des lignées d’addition, possédant les 42 chromosomes du blé tendre (Triticum aestivum) plus une seule paire de chromosomes d’Agropyron portant des gènes de résistance aux rouilles. En utilisant l’effet du gène Ph1, qui contrôle les appariements entre chromosomes homéologues, elle réussit à transférer les gènes du chromosome additionnel d’Agropyron intermedium sur un chromosome de blé. Cette

méthode permet des échanges entre segments homéologues ayant probablement les mêmes fonctions génétiques (Cauderon Y., 1957). Ces techniques d’introgression d’un trait d’une espèce sauvage sont surtout appliquées au blé tendre, auquel on réussit successivement à introduire des chromosomes de seigle, d’Agropyron, d’Aegilops… Elles sont également par la suite appliquées à d’autres genres. Des croisements entre fétuque (Festuca) et ray-grass (Lolium) réussissent par exemple à transférer au ray-grass les caractères de résistance à la sécheresse d’espèces sauvages cousines. On s’aperçoit aussi que le ray-grass et le trèfle violet acquièrent une meilleure appétence et digestibilité par le doublement de leur niveau de ploïdie.

Bref, un vaste horizon pour la création variétale semble s’ouvrir par la manipu-lation des chromosomes et le franchissement des barrières d’espèces pour transférer des traits agronomiques utiles aux espèces cultivées, voire créer de toute pièce de nouvelles espèces comme l’avait prophétisé La nouvelle Atlantide de Bacon au début du xviie siècle :

« Notre Fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. (…) À force d’art nous rendons [les plantes] aussi beaucoup plus grandes qu’il n’est dans leur nature ; leurs fruits sont plus gros et plus sucrés ; leur goût, leur parfum, leur couleur et leur forme sont différents de ce que l’on trouve à l’état naturel. Et parmi ces plantes, nombreuses sont celles que nous modifions de telle sorte qu’elles deviennent utiles d’un point de vue médicinal (…) nous parvenons ainsi à produire de nouvelles plantes, différentes des variétés communes, ou à changer certaines espèces en d’autres » (Bacon F., 1995 [1627], 119 et 122).

L’hubris manipulatrice et démiurgique de transformation et création d’espèces de la Maison de Salomon imaginée par Bacon est devenue réalité dans les laboratoires de cytologie de l’Inra où, en quête de quelque chimère agronomiquement utile, on duplique, réarrange, agresse par des agents chimiques et radioactifs, et bricole les chro-mosomes tout azimut. Contrairement aux débats suscités par la greffe interspécifique entre vignes américaines et européennes pour s’affranchir de la maladie du phylloxera à la fin du xixe siècle ou à la contestation des OGM à la fin du xxe siècle, ces manipu-lations sur le vivant et ce franchissement de la barrière de l’espèce ne suscitent guère de controverses durant les Trente Glorieuses avides de progrès et de productivité. Aussi la cytogénétique connaît-elle un essor important à l’Inra, à Versailles, mais aussi avec le laboratoire de « mutation cytologie », dirigé par Paul Dommergue à Dijon, et un troisième pôle à partir de 1958, sous la direction d’Yvonne Cauderon. Elle y poursuit ses travaux sur les croisements blé x seigle, à l’origine la mise au point de

Clercal (1983), le premier triticale (hybride de blé et de seigle) largement cultivé en

France (Cauderon A., et Cauderon Y., 1993).

S’il faut attendre une trentaine d’années, avec Roazon et Clercal, pour que la cytogénétique, outil d’hybridations interspécifiques et intergénériques, débouche sur de réelles obtentions variétales, la cytogénétique constitue la première intégration réussie au département GAP de recherches en laboratoire plus exploratoires que la

création variétale habituelle. Il est significatif que les laboratoires de cytogénétique soient dans les années 1960 les seules exceptions à une organisation par espèce ou groupes d’espèces des autres laboratoires et stations du département. Il fut même en 1968 question de regrouper les cytogénéticiens au sein d’un département, débat qui se posera à nouveau avec le développement de la biologie moléculaire à l’Inra dans les années 1980. Cette option ne fut finalement pas retenue pour que les cytogéné-ticiens restent intégrés aux équipes plus classiques travaillant sur une plante ou un groupe de plantes9. Cette sélection assistée par caryotype représente une inflexion importante dans la génétique végétale, de la plante entière vers la cellule, du champ vers le laboratoire, et préfigure d’autres reconfigurations à venir.

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