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Purifi er : des variétés distinctes, homogènes et stables

Le décret du 11 juin 1949 fait définitivement du catalogue un instrument de criblage des variétés pouvant être utilisées par les agriculteurs. Il renforce l’action des experts de l’État phytogénéticien et des professionnels de la semence et des variétés au sein du CTPS qui donne son avis sur l’inscription des nouvelles variétés au catalogue. Pierre Jonard est depuis 1942 le secrétaire technique du CTPS, et à la démission en 1950 de Félicien Bœuf, son premier président, c’est l’ancien directeur de l’Inra, Charles Crépin, qui en prend les commandes avec Jean Bustarret et Florimond Desprez comme vice-présidents (Simon M., 1992a). Ces derniers symbolisent le tandem public-privé sur lequel la régulation de l’innovation variétale va désormais reposer, et le jeu du « je te tiens tu me tiens », entre dirigisme des phytogénéticiens éclairés de l’État et cogestion par un club de représentants de la profession semencière, par lequel chacun des deux se renforce. Certes, le CTPS est composé sur le papier à parité de représentants publics (dont des chercheurs de l’Inra) et de représentants professionnels (obtenteurs, multiplicateurs, usagers). Mais il restera jusqu’aux années 1970 en pratique dominé par le groupe cohérent des « phytogénéticiens » d’avant-guerre (Jonard, Crépin, Bustarret, Schad, Diehl, Bœuf ) et de leurs disciples recrutés à l’Inra (André Cauderon, Jacques Morice, Max Rives, Jean Rebischung, Michel Simon, Claude Hutin, Jean Picard, Hubert Bannerot…), qui assurent le secrétariat technique des sections et imposent leurs normes d’évaluation des variétés et leurs arbitrages (entretien avec Michel Simon, 6 novembre 2005).

Le CTPS va imposer les trois critères de Distinction, homogénéité et stabilité (DHS) – que l’on a vu se formaliser dans l’article « variétés et variations » de Bustarret (Bustarret J., 1944, 337 et 341) – comme règles d’inscription d’une variété au catalogue. Ces critères répondent à quatre objectifs clés articulés les uns aux autres. Premièrement, ils construisent la variété comme un paramètre expérimental que l’on peut fixer pour étudier l’action d’autres paramètres. Le paradigme fixiste de la variété lignée pure participe du mode de connaissance analytico-expérimental des phytogéné-ticiens et s’appuie sur le dispositif national naissant des stations d’expérimentation. Deuxièmement, la variété est alors constituée comme un facteur de production prédictible puisqu’on peut en fixer « une fois pour toutes » les réactions à un milieu donné et à une technique culturale précise (Jonard P., 1961, 209). Cette qualité intéresse les modernisateurs soucieux de développer et d’industrialiser l’agriculture française. La prédictibilité et l’homogénéité du comportement d’une variété doivent

en effet permettre d’uniformiser les récoltes, de mécaniser les opérations culturales et par conséquent d’augmenter les rendements à l’ha et la productivité des hommes. L’agriculteur, mieux éclairé dans son choix variétal et assuré de l’uniformité de sa récolte, doit de fait pouvoir investir dans la modernisation de son exploitation. Enfin, des variétés homogènes de qualités bien définies sécurisent l’échange marchand dans les filières longues et sont exigées par les transformateurs industriels. On se souvient du credo de la pureté énoncé par Blaringhem : « la matière vivante est complexe et le

producteur, ignorant la qualité de ses méthodes ne peut donner les garanties que croit devoir exiger l’industriel. Il en résulte une difficulté constante dans les échanges » (Blaringhem L,

1905, 362). Cette exigence de standardisation des qualités de chaque dénomination variétale est requise par la brasserie, la meunerie, la féculerie ou l’industrie sucrière, mais aussi par les grossistes et distributeurs : c’est une « convention industrielle » bien connue de l’économie des conventions, essentielle à la construction de filières longues.

Troisièmement, la norme DHS est un outil d’élimination progressive des variétés populations (variétés de pays, obtentions issues de sélection massale, lignées non complètement pures, mélanges de lignées…) au profit de variétés homogènes des sélectionneurs professionnels. Ainsi, pour les espèces autogames, conformément au paradigme de la variété-lignée pure promu par Bustarret, « la réglementation française

tend à identifier la notion de variété à la notion de lignée pure » (Bustarret J., 1961a,

202). Il s’agit de plier le vivant aux normes de la production industrielle, non seu-lement pour industrialiser la production et l’adapter à la transformation mais aussi pour construire un marché pour les obtenteurs et instaurer une division du travail entre innovation variétale et production agricole. Cela implique de discipliner la propension foisonnante du vivant à varier et à évoluer entre les mains des paysans, afin que ces derniers endossent le rôle de simples utilisateurs d’un phénotype figé développé par le seul sélectionneur.

La quatrième fonction des normes DHS est de réguler la concurrence entre obten-teurs en constituant un outil ad hoc de propriété industrielle. Exiger des caractères distinctifs est en effet la condition première d’une reconnaissance de droits pour l’inventeur. La norme DHS sert ainsi à éliminer de l’accès au marché les variétés « démarquées » et arbitrer la répartition de la valeur ajoutée entre obtenteurs selon leurs inventions14, ainsi qu’entre obtenteurs et multiplicateurs. Pour percevoir les droits payés par les organismes multiplicateurs aux obtenteurs, la Caisse de gestion des licences végétales (CGLV15) est créée en 1947. Puis, dans un contexte

d’internationali-14 Bustarret critique ainsi les réglementations moins exigeantes en Allemagne et en Hollande qui, si elles ont l’avantage à court terme de favoriser la commercialisation plus rapide de variétés qui ne sont pas encore tout à fait fi xées, posent pour lui un problème de protection de l’obtenteur initial dès lors qu’un concurrent peut toujours en tirer une variété plus fi xée et meilleure (Bustarret J., 1961a, 202).

15 La Société coopérative d’intérêt collectif agricole anonyme des sélectionneurs obtenteurs (Sicasov) lui succèdera dans les années 1960.

sation des marchés variétaux, la norme DHS servira de base à un accord international en 1961 accordant aux obtenteurs des « certificats d’obtention végétaux » (COV).

À la croisée de ces quatre fonctions et par étapes successives avec des ajustements dus à la biologie propre à chaque espèce et aux configurations spécifiques des filières les critères DHS vont ainsi devenir la règle d’inscription des nouvelles variétés. Avant 1943, seulement sept espèces (blé en 1932, pomme de terre en 1935, maïs en 1937, etc.) étaient soumises à l’inscription au catalogue, (et encore s’agissait-il simplement d’un signalement facultatif du nom, du mode d’obtention et des caractères par les-quels la nouveauté se distinguait des anciennes sans qu’aucun critère d’inscription ne soit déterminé). Les années d’après-guerre voient le régime du catalogue s’étendre à de nombreuses autres espèces agricoles (une cinquantaine au début des années 1960, 134 aujourd’hui) et devenir le guichet d’entrée vers un marché semencier en expansion, avec le caractère obligatoire de l’inscription des nouvelles variétés des obtenteurs, étrangers inclus, au catalogue (décret du 11 juin 1949).

Aux commandes de ce point de passage obligé qu’est le CTPS, Félicien Bœuf, Jean Bustarret et Pierre Jonard (secrétaire technique) et les autres chercheurs de l’Inra s’emploient avec succès à durcir progressivement les critères DHS dans les règlements techniques d’inscription au catalogue peu à peu rédigés pour les différentes espèces. Avant guerre, la norme DHS pour les premiers catalogues avait créé une première pression de sélection des obtentions des sélectionneurs, limitant les démarquages et les contraignant à poursuivre quelques années de plus la fixation de leurs variétés. Pour la période 1933-1942 si 5 variétés d’orges sont inscrites pour 5 demandes, le

ratio n’est que de 8 sur 22 pour l’avoine et de 39 sur 269 pour le blé16. Mais c’est après guerre que ce criblage devient incontournable et permet de plier la sélection dans le sens du paradigme fixiste de la variété promu par Bustarret. Pour les espèces autogames (comme le blé, l’orge, l’avoine, le riz, le pois ou le haricot, et, à la rigueur, pour celles dont le taux d’autogamie est de 90 % comme la tomate), le catalogue exige des nouvelles obtentions d’être des lignées pures bien fixées, ce qui exige 5 à 10 générations de sélection généalogique et augmente les coûts pour les obtenteurs. Pour ces espèces, la moitié des variétés déposées dans les années 1950 et 1960 sont refusées à l’inscription pour manque d’homogénéité, ce qui, sachant que les demandes d’inscriptions ne portent plus que sur des lignées, témoigne d’un criblage extrêmement sévère (Simon M., 1992b, 8). Une fois les principaux obtenteurs français acculturés au règne de la lignée pure, la DHS les protègera en servant de barrières contre l’entrée de variétés étrangères moins homogènes (cf. infra sur la bataille franco-allemande sur les orges). Dans le cas des plantes à multiplication végétative, le clone, bien qu’hétéro-zygote, peut répondre aussi bien que la lignée pure à de strictes normes DHS, tandis que le nettoyage variétal du marché semencier est efficacement assuré par les normes

16 Archives du CTPS (Geves) : boîte « céréales. Demandes d’inscription 1927-1941 » et section céréales – procès-verbal de la séance du 3 novembre 1942.

sanitaires (pomme de terre dès les années 1930 puis vigne, etc.) comme conditions de son inscription au catalogue.

Le criblage du marché variétal par la norme DHS était en revanche beaucoup moins naturel pour les espèces cultivées à fécondation croisée, comme le seigle, le maïs, la betterave, la plupart des légumineuses et des graminées fourragères, ou les crucifères (choux, radis, colzas, etc.). Le projet des phytogénéticiens d’imposer l’homogénéité se heurtait ici à des contraintes biologiques et sociales fortes : les bonnes performances des variétés populations – mélanges de plantes toujours hétérozygotes et génétiquement différentes les unes des autres – par rapport à des lignées pures difficiles à obtenir, impliquait une configuration des filières assez différentes du cas du blé : faible pénétration des obtenteurs sur le marché des semences et réticences paysannes à abandonner les variétés de pays. Dans le cas des plantes fourragères, tout en martelant que « notre production ne satisfera vraiment les besoins français et ne

prendra une place stable sur les marchés internationaux qu’à la condition de porter sur des types bien définis, choisis parmi ceux qui peuvent donner les rendements les plus élevés chez les différents types d’utilisateurs », Bustarret reconnaissait que : « pour un grand nombre d’espèces, notre pays dispose de types locaux façonnés par la sélection naturelle, dont certains donnent, en France et hors de France, d’excellents résultats (luzerne flamande,

ray-grass de Mayenne, fromental de GAP, etc.) » (Bustarret J., 1948, 611). Le dogme de la lignée pure et de l’homogénéité sur le marché des semences se heurtait pour les plantes allogames au fait que la plupart de ces espèces était restées rétives aux efforts de sélection généalogique des sélectionneurs du fait d’un effet de dépression consanguine très fort. Bustarret note ainsi avec regret que l’on « pourrait songer à

orienter la sélection des plantes allogames vers une homogénéité génétique beaucoup plus grande en utilisant la possibilité qui existe le plus souvent, de pratiquer artificiellement des autofécondations successives. Mais on rencontre alors une difficulté la plupart du temps insurmontable : plus on approche de l’homogénéité plus la vigueur, la fertilité et la productivité diminuent » (Bustarret J., 1961a, 203). Ces variétés ne peuvent par

conséquent répondre strictement aux normes d’identité, d’homogénéité et de stabilité. Une première solution retenue va être de tolérer des fourchettes de variations au-delà desquelles l’identité d’une variété ne pouvant plus être reconnue juridiquement, elle ne peut être inscrite au catalogue. Cette politique réclame que l’hétérogénéité des variétés populations déposées pour inscription soit limitée : « pour qu’une telle

popu-lation puisse être admise comme variété, il faut que ses constituants aient en commun un certain fond génétique, la variation étant limitée à un nombre relativement faible de gènes ». Jean Bustarret concède que « cette notion de limite des variations admissibles reste nécessairement assez subjective. » (Bustarret J., 1961a, 203).

Une deuxième solution s’avérera applicable aux espèces où les obtenteurs ont réussi à mettre au point la voie de sélection « hybrides F1 », par croisement de deux (à 4) lignées pures, dans des conditions de coût acceptables (maïs puis tournesol, carotte, etc.). On verra que cette voie s’impose pour le maïs dans les années 1930 aux USA. Elle apporte une solution au problème de la dépression des lignées (vigueur

hybride restaurée par le croisement final) tout en apportant la même homogénéité que les lignées pures (idéal industriel), et en fournissant une meilleure protection de l’innovation que ces dernières (la semence – F2 – de ferme issue d’une variété F1 ne donne plus d’aussi bons résultats car elle comporte une moitié de génotypes homo-zygotes chétifs). Si le catalogue maïs recense initialement des variétés populations, les hybrides américains sont candidats à l’inscription en vertu du décret de 1949 et on en compte déjà 9 pour 14 variétés de pays dans le catalogue maïs de 1951. Les critères DHS vont à la fois porter sur le matériel hybride et sur les lignées parentales (cf. infra chap. 4).

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