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Évaluer : l’administration de la preuve dans l’évaluation variétale

Outre leur fonction couperet dans l’homologation des variétés, les essais VAT vont rapidement jouer un rôle de palmarès, c’est-à-dire de classement des variétés selon leurs performances, ce qui polarisera fortement la prescription aux agriculteurs, donc la compétition entre innovateurs. Cette mise en palmarès concerne non seulement les nouvelles obtentions soumises à l’inscription, mais aussi, à la faveur de la réévalua-tion générale des années 1954-1960, toutes les variétés du marché. Mais comment s’assurer d’un classement fiable des variétés pour chaque grande région ? Comment obtenir des preuves solides sur « l’effet variété » alors que tant d’autres facteurs (l’état du sol, le climat, les bio-agresseurs, les conduites techniques) conditionnent les propriétés d’une culture (rendement, qualité technologique, état sanitaire…) ? Comment mesurer le rendement ou la résistance à une maladie d’une façon qui reflète les conditions ordinaires de culture ? Ces difficultés dans l’expérimentation comparative de variétés renvoient à une histoire longue des standards de preuve en agronomie. Entre le début du xviiie et le milieu du xixe siècle, c’est dans ces espaces hybrides entre le laboratoire de chimie et l’activité agricole que sont la « ferme expé-rimentale », la « station agronomique » ou le « champ d’essais » que naît la recherche agronomique. Pour que le « théâtre de la preuve » (Latour B., 1989, 2006) agrono-mique fonctionne, cette hybridité est essentielle. L’expérimentation agronoagrono-mique se doit d’une part de mimer les conditions de la pratique agricole usuelle, sans quoi on reprocherait aux expériences d’être sans intérêt pour les conditions réelles d’uti-lisation. C’est à cette exigence que répondent les champs d’essais chez l’agriculteur, supervisés par les professeurs départementaux d’agriculture puis les services agricoles et chambres d’agriculture. Objets de « visites bout de champ », ce sont des espaces de démonstration ayant pour but d’édifier et convaincre les praticiens. Mais à trop se situer dans les conditions ordinaires de l’agriculture et leurs aléas, on prend le risque d’émousser la robustesse de la preuve apportée. L’agronome Arthur Young signalait ainsi en 1786 que les fermes traditionnelles ne pouvaient apporter les faits décisifs à même de « convaincre les théoriciens » (Young A., 1785 et 1786). Pour répondre aux exigences savantes de certification des savoirs, l’essai au champ importe alors des éléments du laboratoire (artificialisation considérable du milieu en vue de maîtriser des paramètres, discipline et mesure). Le xixe siècle est riche de perfectionnements, qui seront synthétisés et systématisés à une échelle industrielle à la station de Svalöf autour de 1900 : homogénéisation de toutes les opérations, semis au cadran des parcelles, semis perpendiculaire aux façons, fumure soignée, désherbage uniforme soigné, récolte et battage minutieux, analyse taxinomique et biométrique d’une foule de caractères, etc. La première moitié du xxe siècle apporte de nouvelles avancées avec le contrôle statistique de l’expérimentation agronomique : blocs appariés (méthode de

Student) ou répétés (méthode de Roemer) avec traitements statistiques des résultats selon les méthodes de Fisher, etc. (Fisher R., 1935). Ces méthodes sont activement intégrées à la conception des expériences par les phytogénéticiens français en même temps que ceux-ci étendent leur empire expérimental, avec les stations de l’entre-deux-guerres, les champs d’essais de Vichy puis l’essor des domaines expérimentaux de l’Inra (Bœuf F., 1936 ; Mayer R., 1939 ; Schad C., 1941 ; Massibot J., 1946, Bœuf F., et Vessereau A., 1948). Alors que vers 1920, le réseau d’essais des Vilmorin était plus dense que celui des stations publiques, Crépin, Bustarret, Mayer et leurs collègues édifient un vaste réseau national de champs d’essais des variétés, dispositif métrologique qui sera le bras expérimental du CTPS. En 1943, Bœuf avait souligné l’importance d’un tel réseau pour « délimiter expérimentalement l’aire de culture de

chacune de ces variétés nouvelles » (Bœuf F., 1943, 190). Pour le blé, c’est en 1938

qu’une première initiative d’essais voit le jour, associant la station de Versailles, les services agricoles et des coopératives agricoles de Seine-et-Oise (Crépin C., et al., 1939). L’expérience est élargie à toute la France en 1943-1944 par le service des recherches agronomiques et d’expérimentations dirigé par Crépin, et concerne une centaine de champs d’essais chez des agriculteurs. Elle se poursuit après 1945, grâce à l’appui de l’Onic. La mise en place d’un réseau national d’expérimentation devient une des priorités de Bustarret lorsqu’il prend les rênes de la branche géné-tique et amélioration des plantes de l’Inra. Est alors créé en 1948 à l’Inra le « service national d’expérimentation » chargé de mener les essais VAT et DHS pour le CTPS et d’animer des réseaux multilocaux d’essais sur le territoire national avec le concours d’établissement d’enseignement agricole, de services départementaux d’agriculture, et d’organisations professionnelles. Ce « service national d’expérimentation », bras expérimental apporté par l’Inra au CTPS, est l’ancêtre de l’actuel Groupe d’étude et de contrôle des variétés et des semences (Geves).

Pour les essais de l’immédiat après guerre, on utilise encore la méthode de culture « en bandes » de plusieurs ares de surfaces contiguës avec répétitions (Bustarret J.,

et al., 1947b). Mais Mayer, qui s’est familiarisé aux statistiques et aux techniques

d’expérimentation lors d’un stage à Svalöf (Mayer R., 1939) et les jeunes recrues de l’Inra, ayant suivi les cours de Boeuf et Vessereau à l’Institut national agronomique ou du certificat de génétique de la Sorbonne, ont une formation statistique plus solide, et décident de durcir les protocoles pour augmenter leur robustesse : la méthode des bandes appariées est abandonnée pour des blocs de Fisher, de taille plus réduite (Mayer R., et al., 1950). Ces nouvelles normes expérimentales vont conduire dans les années 1950 à l’abandon des essais en lycées agricoles et chez des agriculteurs. Ce dispositif national d’essais randomisés, remplaçant les champs d’essais d’autrefois, témoigne d’un durcissement de la preuve variétale. Les producteurs agricoles (ils n’accueilleront plus sur leurs fermes que des essais à des fins de démonstration et d’étalonnage plus local) et les ingénieurs de vulgarisation sont exclus de l’administra-tion de la preuve variétale, en faveur d’un cercle étroit de phytogénéticiens spécialistes de l’expérimentation contrôlée, ce monopole étant rendu possible par l’autorité du

système du catalogue, devenu le passage obligé de toute innovation, et par le crédit dont jouit l’Inra auprès du monde agricole, grâce notamment au succès de ses obtentions. On assiste donc à la montée d’une « agronomie des preuves », analogue à la « médecine des preuves » marquée par l’affirmation des essais thérapeutiques randomisés dans les années 1945 à 1970, dans laquelle la rigueur du protocole et le traitement statistique avaient pour mission de supplanter un jugement clinique vu comme insuffisamment objectif pour appuyer les décisions d’autorisation de mise sur le marché de nouveaux médicaments (Marks H., 1999). Dans les deux cas, une nouvelle métrologie construit un marché (seuils d’entrée, codification accrue des attributs techniques), apporte l’autorité de la science à la volonté des pouvoirs publics de garantir aux consommateurs (agriculteurs, patients) un accès aux produits les plus efficaces, et affirme un groupe social dans la production et la qualification des innovations (les généticiens de l’Inra plutôt que les sélectionneurs « à l’ancienne » et les agriculteurs, les statisticiens médicaux plutôt que les pharmaciens, herboristes et cliniciens).

Les procès-verbaux de la section « céréales » du CTPS mettent à jour quelques difficultés et controverses qui surgissent au cours de cette entreprise de construction d’une métrologie dure et centrale d’évaluation expérimentale des variétés. Ainsi, l’objectivation de la sensibilité des diverses variétés aux maladies se fait à partir de la fin des années 1940 dans un dispositif d’essai en micro-parcelles avec inoculation artificielle. En 1954, un sélectionneur privé critique ces essais en notant que « le comportement d’une variété vis-à-vis du charbon dans les conditions d’infection naturelle ne concorde pas toujours avec celui observé lors d’infections artificielles. » Un autre poursuit en soulignant que la période de sensibilité varie selon les variétés alors que dans l’essai VAT conduit par l’Inra, l’infection artificielle n’est réalisée qu’au seul moment de la floraison. Bustarret doit faire jouer son leadership, affirmant que c’est bien lors de la floraison que la rouille attaque habituellement et que c’est donc le bon moment pour l’inoculation expérimentale, et en défendant la pertinence des résultats d’expérimentation en condition standardisée d’inoculation artificielle.27

Ce qui se négocie dans cet épisode parmi beaucoup d’autres, c’est la commensura-bilité entre les conditions des essais VAT et les conditions « naturelles » et usuelles d’utilisation des variétés.

Les résultats des essais menés par l’Inra pour le CTPS, ne circulent initialement qu’entre membres des sections, mais n’en constituent pas moins une référence majeure pour les sélectionneurs. Puis ils seront rendus publics (une synthèse de l’Inra pour l’AGPB dans les années 1950, des articles dans des revues techniques (tels Simon M., 1964), puis les « bulletins variétaux » dans les années 1960), complétés par les essais post-inscription des instituts techniques et des chambres d’agriculture, avec une diffusion du palmarès des variétés dans la presse agricole (entretien avec M. Simon, 6 novembre 2005). Cette mise en commensurabilité et en prédictibilité des variétés

introduit une transparence pour l’usager. Le choix variétal des agriculteurs est alors de plus en plus guidé par des classements produits par une solide expérimentation plutôt qu’une fidélité à un nom, à une marque ou à un négociant (ce que les phyto-généticiens dénoncent comme le système de la « poignée de main »). Il en résulte un alignement du succès commercial sur les résultats de classement d’inscription et une carrière plus courte – mais non moins lucrative dans un marché en expansion – des variétés. L’expérimentation systématique, comparative et transparente des variétés, instaure donc une forte émulation entre variétés, entre obtenteurs, une forte pression de sélection sur l’innovation variétale. Le cas du blé tendre dans les années 1960 à 1980 illustre cette dynamique : les épreuves DHS éliminent 20 % des variétés pré-sentées à l’inscription, tandis que les épreuves VAT en éliminent plus de la moitié, au total moins d’un tiers des variétés présentées à l’inscription sont inscrites au cata-logue. Mais au vu des résultats des essais comparatifs, les obtenteurs ne mettent sur le marché qu’une variété homologuée sur deux (soit une variété déposée sur six), le reste étant jugé sans perspective commerciale et « moins de 1 % connaît une grande

diffusion, parmi lesquelles figurent la plupart de celles qui ont été des vedettes dans les essais d’inscription » (Cauderon A., 1992, 4).

Les Trente Glorieuses connaissent donc l’avènement, entre l’Inra et le CTPS, d’un dispositif d’évaluation et de régulation sectoriel et centralisé des innovations variétales. Ce dispositif, combinant un appareil métrologique (réseau d’essai) et une arène de négociations (sections spécialisées du CTPS où se retrouvent acteurs de l’État phytogénéticiens et professionnels), constitue la clé de voûte de tout le système de pilotage des flux génétiques vers la « ferme France ».

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