• Aucun résultat trouvé

Construire un marché, professionnaliser la fi lière semence

Pour atteindre l’objectif de court terme fixé par Bustarret, il faudrait prescrire avec certitude et autorité les meilleures variétés dans chaque région, et produire 900 000 quintaux de semences sélectionnées pour le blé, 400 000 pour l’avoine,

Photo 3 — Rationnement du pain.

Source : Le paysan, la ferme et le tracteur. Le rural et ses images, un siècle d’affiches agricoles 1860-1960, Paris, Somogy-Le Compa, 2006. Reproduit avec l’aimable autorisation de Philippe Brugnon.

100 000 pour l’orge, 90 000 pour le seigle. Mais la filière semence est, aux yeux de Bustarret, mal organisée et ses acteurs sont peu à même de produire en masse des semences pures des variétés souhaitables. Jean Bustarret, n’a donc aucun mal à convaincre le Commissariat général au plan, le ministère, mais aussi les dirigeants des filières que l’essor de la production agricole passe par un dispositif ambitieux de constitution/réglementation d’un marché et d’une filière semence, dont l’État technicien sera évidemment le chef d’orchestre et l’arbitre.

En technicien de l’État éclairé, Bustarret n’hésite pas à dénoncer « une organisa-tion technique insuffisante de beaucoup de maisons de sélecorganisa-tion, qui n’ont pas pris les mesures qui leur permettraient le contrôle correct d’une production massive » (Bustarret J., 1947, 70). Il souligne également qu’en céréales, la sélection privée n’a sélectionné que pour le rendement dans les régions septentrionales. Bref, les façons de procéder des maisons de sélection d’avant-guerre pour un mini marché des semences sélectionnées (de 0,5 % à 2 % des emblavements pour les semences certifiées de céréales), ne sont plus les bonnes façons de faire désormais. D’une part, on le verra, l’Inra se fait le moteur de l’expansion du marché en organisant l’expérimentation à l’échelle nationale et en sélectionnant pour les caractères et les régions délaissés par les obtenteurs (la résistance aux maladies, la valeur d’utilisation, sur l’adaptation aux régions méridionales et au froid des régions orientales). D’autre part, Bustarret et le ministère vont faire des coopératives les principaux acteurs de la multiplication des semences et de leur commercialisation, au détriment des négociants et des maisons de sélection). Ainsi est-il convenu par le plan, notamment pour les céréales à pailles, le maïs et les semences fourragères, que « l’Inra recherche les souches les meilleures

en vue de la fourniture des semences à ces coopératives5. » associations spécialisées de producteurs (association générale des producteurs de blé, association générale des producteurs de maïs, etc.), coopératives et organismes de marché (comme l’Onic), vont alors œuvrer à l’organisation de la multiplication des semences qui « exige (…)

une éducation soignée des multiplicateurs, une surveillance et un contrôle constant »

(Bustarret J., 1947, 70).

En échange, les maisons de sélection qui perdront du terrain dans la multiplication et vente de semences, verront leur travail de sélection de variétés nouvelles reconnu : « les coopératives devront payer un prix élevé les semences de base et acquitter le montant des licences sur les nouveautés » (Bustarret J., 1947, 71). La Caisse de gestion des licences végétales (CGLV) est créée en 1947, puis la reconnaissance internationale d’un droit de propriété des obtenteurs sur leurs variétés en 1961, les accords « Lequertier » (1962), et enfin la ratification en France de l’accord Upov (1971) organiseront ce système des redevances versées par les multiplicateurs aux obtenteurs.

5 A.N. F10 5270. Commissariat général au plan, commission de modernisation de la production végétale, sous-commission « céréales », 5e réunion, procès-verbal de la réunion du 23 mai 1946.

En bonne logique fordiste, la « modernisation » de l’agriculture implique une claire division du travail et l’essor d’un secteur semencier séparé de la production agricole générale. À la traditionnelle spécialisation productive entre régions et exploitations agricoles, s’ajoute une division verticale du travail relative aux semences, entre pro-ducteurs de produits de consommation, propro-ducteurs de semences et propro-ducteurs de nouveaux types variétaux, ou, pour le dire autrement, entre production du vivant (à partir d’une semence achetée comme les autres facteurs de production), reproduction

standard du vivant (multiplication de semences de variétés homogènes) et innovation sur le vivant (les sélectionneurs obtenteurs, qui remplissent aussi une fonction de

conservation comme « mainteneurs »). La réglementation va régir cette division du travail entre établissements obtenteurs, établissements « producteurs grainetiers » (et leurs « agriculteurs multiplicateurs »), et agriculteurs simples usagers finaux. On se souvient que la création du CTPS en 1942 avait été l’occasion pour l’administration de Vichy de définir le contenu même de l’activité de sélection et de mettre sous tutelle cette profession à travers l’exigence d’une carte professionnelle délivrée (ou retirée) par le Gnis sur proposition du CTPS. Les organismes multiplicateurs voient également leur activité conditionnée par la possession d’une carte professionnelle. Loin d’être abrogées, ces dispositions coercitives et dirigistes sont maintenues à la Libération. Dans le cas du blé, le décret du 11 août 1955 (et l’arrêté du 21 septembre 1955), érige l’Onic en tuteur légal des multiplicateurs de semences de blé et lui donne compétence pour instruire (avec le CTPS) pour le ministère l’attribution, le retrait ou la suspension de leur carte professionnelle.

L’attribution de la carte professionnelle se fera de façon extrêmement restrictive, faisant de l’obtention et de la multiplication deux clubs de professionnels patentés sur la base de leurs équipements et de leurs compétences certifiées par des épreuves relevant de la « cité industrielle. » Côté multiplication, l’arrêté du 21 septembre 1955 limite l’activité d’« agriculteur semencier », autorisé à vendre sa récolte comme « semence », aux agriculteurs titulaires d’une carte professionnelle. Pour cela il faut réserver au moins 5 hectares à la production de semences de céréales, ne pas être meu-nier ou boulanger, fournir un plan coté de l’installation de triage, un plan d’activité (indiquant le volume de différentes variétés multipliées) et avoir l’avis favorable de la direction des services agricoles, de la commission départementale des céréales et de l’Onic. Cette procédure lourde (excluant les petites fermes) consacre la spécialisation d’une infime minorité de céréaliers dans la production de semences.

Côté obtention, le sélectionneur Desprez, alors président du Gnis, estime dès novembre 1942 nécessaire de fixer des critères précis d’attribution de la carte de sélectionneur, suivi par Tourneur, un autre sélectionneur, qui « insiste sur le fait qu’il faut être sévère et circonspect dans l’attribution des cartes professionnelles. »6 Les chercheurs de l’Inra joueront un rôle clé dans les visites techniques et les décisions d’attribution de ces cartes. La période 1943-1955 est marquée par de nombreux refus

d’attribution7. Un chercheur de l’Inra se souvient non sans remords d’un sélectionneur dont l’entreprise périclitait et qui se suicida peu après un refus d’attribution de carte (entretien avec M. Simon, 6 novembre 2005). Mais peu à peu, cette sélection cou-peret cède du terrain devant d’autres moyens moins visibles mais aussi implacables : la qualité d’un obtenteur sera validée par l’inscription au catalogue de ses variétés et celle d’un multiplicateur par la qualité et la pureté de ses semences.

Dès 1943, l’argument technique de la pureté des semences est ainsi mis en avant au CTPS pour définir les frontières de la profession semencière et justifier des refus de carte professionnelle8. La réglementation relative au commerce et à la pureté des semences va considérablement renforcer la division du travail entre obtenteurs, multiplicateurs, et agriculteurs usagers, en s’appuyant sur le paradigme fixiste de la variété développé par Bustarret. Le contrôle des semences change de braquet après la guerre, en passant du contrôle épisodique par l’inspection des fraudes, à un contrôle étroit et systématique dans le cadre d’une réglementation exigeante supervisée par les acteurs de la profession, avec la menace d’éventuelles sanctions. Les sélectionneurs se voient imposer un niveau élevé de pureté pour les semences de base remises aux organismes multiplicateurs (ou producteurs grainiers). Les agriculteurs multiplicateurs sous contrat avec ces derniers (le plus souvent une coopérative) doivent se soumettre à des contrôles stricts. Le décret du 11 juin 1949 définit les critères d’une semence de bonne qualité, toute semence mise en vente doit désormais satisfaire à des condi-tions plus strictes de pureté d’espèce, de pureté variétale, de faculté germinative, de provenance, de calibrage et d’état sanitaire9. Pour les espèces autogames, l’arrêté du 4 octobre 1949 fixe quatre catégories de qualité de semence :

semences de « sélection originale » (produites par les maisons de sélection et –

dont la pureté variétale doit être supérieure à 999/1 000) ;

de « sélection » (dont la pureté variétale doit être supérieure à 998/1 000) ; –

de « reproduction » (pureté variétale supérieure à 990/1 000) ; –

« semences » tout court (pureté variétale supérieure à 960/1000, toute semence –

présentant un degré de pureté variétale inférieure ne pouvant être vendue sous la qualité de semence).

Pour les plantes allogames, pour lesquelles la production de semences hybrides réclame des protocoles qui doivent être rigoureusement suivis par les producteurs de semences, ou encore pour les clones qui sont soumis à des contrôles sanitaires réguliers,

7 Pour les céréales à paille, cette période connaît des dizaines de refus d’attribution ou des retraits de carte, qui touchent par exemple Bonté, Caby, Bougeant-Urien, Duguy, Ruelle, Cultivateur moderne, Coudier-Ormancy, Lemaire (carte retirée lorsqu’il déménage en Anjou en 1945 et réattribuée ensuite), Momont Henette, établissements Lasserre à Toulouse, établissements Giraud à Prey (Eure), coopéra-tive de la Brie à Melun, coopéracoopéra-tives de Compiègne, de Senlis, de Nanteuil-le-Haudouin, du bon blé, établissements Pichot, établissements Roussel-Bleuzé ; copérative de Caen, etc. Cf. archives du CTPS (Geves), section céréales.

8 Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal du 10 juillet et 15 septembre 1943.

l’encadrement de la production de semences a nécessité la mise en place d’instances particulières de contrôle différentes des sections du CTPS. Ainsi, sur le modèle de la commission officielle de contrôle des plants de pomme de terre établie en 1934, est créée, au cours des années cinquante, une série de COC (Commissions officielles de contrôle des semences) chargées du contrôle de la qualité des semences fourragères, oléagineuses, de maïs, etc. (Barbier R., 1961)10. Toutes les cultures destinées à la pro-duction de semences sont désormais soumises à l’agrément de la COC (commission officielle de contrôle des semences) quand elle existe. Cet agrément n’est en principe accordé qu’à des agriculteurs groupés en syndicats de producteurs de semences ce qui, après l’organisation du Gnis et du CTPS, va favoriser la structuration de la profession en favorisant la multiplication de syndicats de producteurs de semences. La création de la FNAMS (Fédération nationale des agriculteurs multiplicateurs de semences) en 1955, témoigne de l’émergence d’une nouvelle fonction et d’un nouveau groupe social au sein du monde agricole, d’un nouveau groupe d’intérêt, désireux, comme les obtenteurs, de voir grimper le taux d’utilisation de semences certifiées par les agriculteurs français. La FNAMS, liée aux grandes coopératives, est une émanation l’AGPB et de la FNSEA. Elle remplacera tout naturellement cette dernière au Gnis et au CTPS comme représentant des multiplicateurs, et cogèrera le Gnis avec les maisons de sélection.

Une filière semence se structure ainsi solidement (fig. 2.1), à la fois propice à l’intervention dirigiste des ingénieurs et chercheurs d’État normant la production et à l’affirmation de partenaires professionnels cogérant la construction et la régulation du marché semencier. Ceux-ci vont peu à peu assurer l’encadrement technique de la production de semences de qualité et revendiquer un rôle dans la conduite de missions de contrôle qui étaient restées jusqu’ici l’apanage de l’État. Pour les céréales à paille, le Gnis et l’Institut technique des céréales et fourrages (Institut professionnel créé en 1959) s’entendront même rapidement pour contrôler eux-mêmes la qualité des semences et pour faire « le ménage dans leur propre rang » (Voisenat P., 1961b, 215). En termes de résultats effectifs sur la pureté des semences mises sur le marché, Pierre Jonard considère pour les céréales que les buts de 1932, ont été à peu près atteints en 1959. (Jonard P., 1961, 212).

Aux maisons de sélection et à l’Inra, l’innovation (rémunérée par des licences) ; aux coopératives la multiplication et la distribution ; aux agriculteurs l’usage de semences certifiées de variétés sélectionnées pour des rendements accrus, et à l’État l’arbitrage sur la répartition de la rente globale induite par le progrès génétique : tels sont les termes du compromis qui se noue.

10 COC pommes de terre, arrêtés du 13 avril 1934 et du 29 juillet 1952. La COC lin, la COC oléagineux, la COC maïs, et la COC plantes fourragères sont créées en 1950.

Documents relatifs