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Dans un article intitulé « Variétés et variations », Jean Bustarret expose une conception de la variété qui sera le cadre cognitif et normatif d’un régime cohérent de recherche et de régulation de l’innovation pendant plusieurs décennies (Bustarret J., 1944). Héritier d’évolutions conceptuelles, expérimentales, économiques et réglementaires de l’entre-deux-guerres, l’article condense ces éléments épars en une remarquable synthèse érigeant la variété en « unité naturelle », simultanément objet de science et d’intervention publique. « Variétés et variations » peut être regardé comme fondateur du paradigme de l’amélioration des plantes de l’après-guerre. Nous entendons bien, ici, le terme de paradigme, dans sa définition kuhnienne (Kuhn T., 1962), comme un corps d’énoncés, de pratiques et de croyances qui permet à une communauté scientifique particulière sur une période donnée de travailler en ordre relativement organisé à la résolution des questions définies comme légitimes par le paradigme (ici la quête d’une valeur agronomique et technologique croissante), et ce sur des objets (ici la lignée pure et ses avatars comme type variétal paradigmatique) et dispositifs expérimentaux (ici l’expérimentation agronomique statistiquement contrôlée) normés par le paradigme.

Bustarret entre en matière en rappelant que la notion de variété n’a rien d’évident. Il est, par exemple, relativement facile de distinguer deux variétés de blé alors que le même exercice pour la betterave est beaucoup moins certain. Distinguer la «

fluctua-tion », à l’intérieur d’une même variété, de la « variafluctua-tion », qui sépare deux variétés,

pose aux agronomes l’éternel problème de toute nomenclature : quand séparer, quand regrouper ? L’auteur observe que les botanistes n’ont pas réussi à s’entendre sur les limites de l’espèce et celles de la variété. Il note surtout, pour sa démonstration, que « la variété botanique, même quand on l’applique aux plantes cultivées, ne se superpose

pas à celle de variété, au sens agronomique du terme » et que les « botanistes et les agronomes ne parlent par le même langage quand ils parlent de variétés » (Bustarret J.,

1944, 339).

En évacuant les considérations des botanistes, Bustarret abandonne ainsi les ques-tions théoriques de l’évolution que soulève tout effort de systématique. Laissant de côté les « macro-évolutions », qui relèveraient « des méthodes de l’Histoire », il pré-fère se placer à l’échelle des « micro-évolutions » qui seules, selon lui, intéressent le généticien des plantes cultivées (Bustarret J., 1944, p. 338). Bustarret propose alors un concept de variété qui n’est ni taxonomique, ni phylogénétique, mais plutôt technique puisqu’il prend pour critère les propriétés agronomiques et le mode d’obtention : la sélection généalogique (« variétés-lignées pures »), la reproduction

végétative (variétés-clones), la sélection naturelle et massale (variétés-populations). Cette définition technique de la variété est, en outre, plus agronomique que génétique, au sens mendélien du terme, dans la mesure où le génotype ne joue qu’un rôle secondaire et où le gène ne constitue pas l’unité ou le niveau perti-nent. Bustarret a beau essayer de caractériser, « génétiquement », « de l’intérieur », la variété-lignée pure comme possédant un « génotype homozygote » pour tous ses gènes, et décrire, pédagogiquement, les mécanismes de la méiose et de la fusion de deux gamètes, on comprend surtout que les variétés-lignée pure se définissent, avant tout « de l’extérieur », par leur phénotype : des « caractères distinctifs stables » que l’on peut « analyser dans le détail pour en faire (…) une fiche signalétique

précise » (Bustarret J., 1944, 340-341). Pour Bustarret, l’intérêt de telles variétés

réside dans le fait qu’il est possible de déterminer exactement, par l’expérimentation agronomique contrôlée, leur « valeur culturale » en fonction des milieux et « leur

réaction à tels ou tels facteurs climatiques, agrologiques, ou culturaux ». Dans le cas

du blé, par exemple, Bustarret précise qu’on peut observer et définir l’action du froid en fonction de la date de semis et des conditions climatiques ; qu’on peut encore étudier l’action des engrais azotés, etc. L’immense avantage d’une varié-té-lignée pure réside encore dans le fait qu’elle ne varie plus d’une génération à l’autre, par conséquent, commente l’auteur, son « degré d’adaptation à un milieu

donné – c’est-à-dire, la possibilité d’y donner une production plus ou moins abondante et économique – est une propriété a priori de cette lignée » (Bustarret J., 1944, 342).

En d’autres termes, la variété-lignée pure devenant un facteur expérimental (dont on stabilise et détermine le poids en contrôlant statistiquement les autres para-mètres dans le dispositif des stations d’expérimentation) et un facteur de production standard, permet à l’agronome de fixer, une fois pour toutes pour les cultivateurs, les conditions optimales d’utilisation de la variété, et pour les transformateurs, la valeur technologique de celle-ci. La variété-lignée est en somme la construction du sélectionneur qui permet de plier le vivant aux logiques industrielles de production, en conservant ses propriétés d’auto-reproduction tout en éliminant les variations. Elle permet de quitter l’espace-temps de l’évolution, du terroir, de l’histoire, pour entrer dans celui de la production moderne, c’est-à-dire industrielle, prévisible par le plan et rationalisable par la science.

De ce point de vue technique, la variété-clone, sans être nécessairement faite d’individus génétiquement homozygotes, présente pour l’agronome les mêmes carac-téristiques, parce que d’un échantillon à l’autre et « d’une “génération” à l’autre un

clone reste identique à lui-même », ce qui permet, comme pour les lignées pures, de

déterminer son comportement agronomique dans des conditions données et d’uni-formiser les techniques culturales en vue d’augmenter les rendements. (Bustarret J., 1944, 344). Le cas des hybrides F1 de maïs se rattache aux deux types précédents et présente « de nombreux points communs avec une lignée pure » : homogénéité, stabilité, prédictibilité. La voie hybride est même pour Bustarret une nécessité de ce point de vue pour les plantes allogames pour lesquelles « un certain degré d’hétérozygotie est

nécessaire si l’on veut conserver une vigueur suffisante : il est alors impossible d’obtenir des variétés homogènes » (Bustarret J., 1944, 350).

Finalement la seule véritable coupure se fait, pour Bustarret, entre un ensemble constitué des variétés-lignées, des variétés-clones et des variétés-hybrides d’une part, et, d’autre part, le monde imprévisible et mal caractérisable des variétés-populations dont « l’amplitude des variations est plus grande ». Bustarret considère ces variétés populations comme des écotypes, issus de populations à l’intérieur desquelles a joué, pendant de très

nombreuses générations successives cultivées dans le même milieu, la sélection naturelle

(Bustarret J., 1944, 346). En parlant de sélection naturelle plutôt que de sélection massale, Bustarret laisse dans l’ombre le travail anthropique d’élaboration des variétés de pays1. Dans cet article, les agriculteurs peu présents ne sont pas reconnus comme acteurs de la variété mais définis comme utilisateurs des variétés et bénéficiaires des prescriptions techniques associées. De toute évidence, le concept de variété proposé par Bustarret ne fonctionne pas simplement pour distinguer agronomes et botanistes, mais aussi pour délimiter un champ d’expertise professionnelle déléguée au seul phytogénéticien, et opérer une division du travail entre un chercheur innovateur et un agriculteur usager des « variétés modernes ».

Ces variétés-populations ont, aux yeux de Bustarret, deux inconvénients majeurs : elles sont « beaucoup plus difficiles à décrire et à caractériser » que les lignées pures2, elles sont « susceptibles de varier dans l’espace et dans le temps ». Certes quelques traits caractérisent ces variétés-populations et permettent de les distinguer d’autres variétés. Mais cette homogénéité relative ne touche que quelques caractères, ceux qui sont soumis à la ferme et au champ à une pression de sélection forte et continue (couleur et morphologie, précocité, hauteur de la paille…), et ces variétés de pays restent, selon l’auteur, très hétérogènes du point de vue d’autres critères (résistance au froid, aux maladies cryptogamiques, valeur boulangère). Aussi Bustarret se félicite-t-il qu’« on

cultive (…) sur des surfaces de plus en plus restreintes, ce qu’on appelle des blés, des avoines ou des orges “de pays” » (Bustarret J. , 1944, 346).

Cette typologie privilégie en définitive la variété-lignée pure vue comme « la forme la plus “parfaite” de la variété » et comme « le matériel idéal pour toute étude génétique, biologique ou agronomique (…) en raison de sa stabilité intrinsèque, dans l’espace et dans le temps, et de la possibilité qu’elle offre, par conséquent, d’éliminer, dans les expériences, le facteur ‘hétérogénéité du matériel végétal’ » (Bustarret J.,

1 La sélection massale est ainsi mentionnée une seule fois à propos des diff érentes variétés de lin pré-sentes sur le marché (Bustarret J., 1944, 347), mais sans que ses opérateurs soient nommés, agriculteurs ou sélectionneurs.

2 Bustarret affi rme encore qu’« Il est toujours diffi cile de déterminer, pour une variété-population peu homogène, son adaptation à tel ou tel milieu ou sa valeur culturale ou technologique » (Bustarret J., 1944, 348). Notons qu’il se place implicitement du point de vue « panoptique » des réseaux d’essais agronomiques qui constituent le savoir du phytogénéticien sur une variété, et non du point de vue local de cultivateurs ayant élaboré au fi l du temps une variété-population pour un terroir et possédant sur elle une connaissance intime et agronomiquement opérationnelle, mais locale, non formalisable, et non commensurable au savoir analytico-expérimental et à l’espace-temps du phytogénéticien.

1944, 353). C’est un argument décisif qui va commander l’amélioration des plantes à l’Inra. Pierre Jonard, collaborateur de Bustarret à la station Inra de Versailles, reprendra cette conception alliant prédictibilité scientifique (d’un facteur contrôlé et isolé, permettant de tester l’effet d’autres facteurs) et prédictibilité agronomique (et industrielle) : « L’avantage de la variété stable (lignée pure) est la possibilité d’en fixer théoriquement une fois pour toutes les réactions au milieu, aux techniques culturales et, par voie de conséquence, d’en obtenir le rendement maximum. » (Jonard P., 1961, 209). On voit bien ici, qu’entre plusieurs techniques permettant d’aboutir à des variétés améliorées, le parti pris de la recherche agronomique est de choisir celles qui mènent à la situation la plus uniformisante, afin de pouvoir raisonner ensuite sur le mode analytico-expérimental du « toute chose étant égale par ailleurs ». Du reste, dès l’introduction de son article, Bustarret insiste sur l’importance des deux notions d’« homogénéité » et de « stabilité » en précisant qu’elles sont aussi indispensables au chercheur pour « établir la loi d’un phénomène » que pour l’agriculteur « qui veut juger des résultats économiques d’une spéculation donnée » (Bustarret J., 1944, 337). Si l’on ajoute la notion de distinction (caractères distinctifs, 341), on retrouve les trois critères « DHS », c’est-à-dire « Distinction, homogénéité et stabilité », que l’on a déjà vus poindre et qui deviendront les critères impératifs d’inscription d’une variété au catalogue.

En somme, la lignée pure, avec ses cousins que sont les clones et les hybrides F1, constitue pour Bustarret l’alpha et l’oméga de l’amélioration des plantes. Elle « constitue une unité naturelle indiscutable, d’une importance capitale pour l’agronome » (Bustarret J., 1944, 339) et une « réalité expérimentale » (Bustarret J., 1944, 343). Elle est une unité d’expérimentation et une unité de comportement agronomique et technologique. Contrairement aux approches moléculaires (un gène, une enzyme, un caractère) qui émergent des travaux de Boris Ephrussi à la fin des années 1930 (Morange M., 1994) et qui ne domineront l’amélioration des plantes que quelques décennies plus tard, le gène n’est clairement pas le niveau pertinent ou l’« unité naturelle » choisie par Bustarret : « Un gène ne détermine pas directement

l’appari-tion d’un caractère donné, mais seulement un certain foncl’appari-tionnement cellulaire qui se traduit finalement par l’apparition [d’un] caractère. On dit couramment que tel gène “commande” tel caractère (ou tel groupe de caractères) ; mais, en fait, l’action d’un gène quelconque retentit sur toute la physiologie de la plante » (Bustarret J., 1944, 342). On

peut par exemple contraster cette position avec celle d’Alfred H. Sturtevant, disciple de T. H. Morgan, qui avançait lors du congrès international de 1932 : « dans la

plupart des cas, il y a une chaîne de réactions entre l’activité directe du gène et le produit final que le généticien considère comme un caractère », que l’approche expérimentale

doit mettre à jour3.

3 In : Proceedings of the Sixth International Congress of Genetics, Vol. 1, ed. D. F. Jones. Brooklyn Botanic Garden, Brooklyn, 1932. p. 307

Pour Bustarret, le gène n’est donc pas une unité pertinente et stable à l’échelle agronomique et ne peut constituer l’assise scientifique d’un standard industriel d’efficacité ou de propriété. On retrouve ici le clivage mis en évidence dans le chapitre précédent entre la culture expérimentale du sélectionneur (jouant sur des caractères complexes, quantitatifs) et celle de la génétique mendélienne ou morganienne dont l’objet est le gène (qui, bien qu’encore inatteignable dans sa nature moléculaire, a une existence expérimentale grâce aux statistiques d’analyse de descendance, aux observations cytologiques, aux calculs de distances de recombinaisons). L’objet épis-témique qui émerge dans le système expérimental des stations agronomiques c’est la variété et non le gène (Bonneuil C., 2006a). C’est encore la variété comme équilibre physiologique et facteur agronomique prédictible, comme un tout formant plus que la somme des gènes, qui constituera le socle cognitif sur lequel l’État phytogénéti-cien va construire sa politique de diffusion du « progrès génétique » et un cadre de protection de l’innovation variétale.

Ainsi, en définissant la variété-lignée comme un phénotype agronomique homogène et stable, distinguable, prédictible quant à sa conduite agronomique et ses propriétés technologiques, Bustarret opérait une construction particulière (puisant dans cer-taines conceptions scientifiques de son temps, mais pas toutes ; et attribuant un rôle différencié à chacun des acteurs et un poids relatif à leurs intérêts) qui faisait de la variété le point de construction d’un intérêt commun entre :

le chercheur

– , à avoir des variétés stables et homogènes pour mener à bien des expérimentations agronomiques dans un réseau multilocal et selon un mode de connaissance analytico-expérimental avec contrôle statistique ;

l’agriculteur usager

– , heureux bénéficiaire de « variétés modernes » homogènes,

accompagnées des recettes pour valoriser au mieux leur potentiel ;

le transformateur

– , trouvant des matières premières standardisées et à qui s’offre la possibilité de polariser la création variétale par des critères technologiques ;

le sélectionneur

– , qui voit un marché s’ouvrir avec la disparition annoncée des variétés de pays et trouve un mode de protection commerciale et intellectuelle adapté à la nature « agronomique » (empirique et incrémentale) de l’innovation.

À travers ce paradigme fixiste de la variété, cette transaction vertueuse, ce pacte implicite se réalise au nom de la modernisation agricole et pour le bénéfice de la « ferme France », qui sous l’action conjuguée de ces quatre acteurs, coordonnés sous l’égide de l’État chef d’orchestre, va entrer dans l’abondance alimentaire et la modernisation industrielle. Selon l’expression de Michel Simon « l’ère de la grande

notion de variété est née ». Il ne restait plus qu’à « promouvoir la notion de variété pour en faire un véritable outil végétal de travail, porteur de progrès » (Simon M.,

1992a, 2). C’est la construction de ce « progrès », de ce régime de production des savoirs et des innovations combinant certains concepts scientifiques, certaines pratiques expérimentales de preuve, certains modes d’organisation de la filière et de réglementation par le catalogue et le contrôle des semences que nous allons maintenant décrire.

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