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Les « vieilles prairies permanentes » ne trouvent pas plus grâce aux yeux des moderni-sateurs que les pains sombres et goûteux d’antan. Sous l’impulsion de René Dumont et des planistes un vaste mouvement est lancé dès la Libération en faveur du retourne-ment des prairies permanentes au profit de nouvelles prairies semées plus productives, à l’école de la Grande-Bretagne, des États-Unis ou du Danemark22. Il s’agit d’augmenter la production de matière sèche à l’hectare pour produire plus de lait et de viande (objectif d’autosuffisance alimentaire) et augmenter le revenu des petites exploitations d’élevage. Près du tiers des 12 millions d’ha de prairies permanentes existantes en 1948 seront retournées en quatre décennies. Pour lancer ce mouvement d’« intensification fourragère », des responsables agricoles effectuent des « missions de productivité » à l’étranger. René Dumont et d’autres experts comme L. der Katchadourian, L. Hédin ou A. Voisin sillonnent les campagnes pour porter la bonne parole ; l’industrie des engrais et les techniciens agricoles prônent la fertilisation des prairies semées, les premiers Ceta se lancent dans l’aventure, apprennent à maîtriser la pousse abondante en enregistrant et optimisant la mise au pâturage (clôture et pâturage tournant), en essayant des techniques d’ensilage et de séchage23

Dans ce mouvement, la question des semences apparaît vite déterminante. Les chercheurs du département GAP sont conscients du poids économique des semences fourragères qui représentent en valeur un quart des ventes de semences dans l’hexa-gone en 1950, soit quatre fois plus que les ventes de semences de blé (Joly P.-B., et Ducos C., 1993, 167). Mais, même dans les cultures où la France est exportatrice de semences comme la luzerne, le trèfle incarnat et le fromental, la production de semences reste une activité épisodique, menée par les producteurs non spécialisés, qui laissent épisodiquement monter à graines après deux ou trois coupes lorsque le prix des semences est attractif. La prairie semée étant conçue comme une culture comme les autres, Bustarret met en avant un modèle d’organisation de l’input semencier similaire à ce qu’il a mis en place pour la pomme de terre ou le blé : une filière de multiplication spécialisée (des syndicats de producteurs) apportant des semences monovariétales de pureté irréprochable, des variétés clairement identifiées pour leurs

22 Cf. dossier « La révolution fourragère 50 ans après », Craaf, 2005, 91, n° 2.

propriétés d’exploitation et pour leur zone de culture, et un intense travail de créa-tion variétale : « notre produccréa-tion ne satisfera vraiment les besoins français et ne prendra

une place stable sur les marchés internationaux qu’à la condition de porter sur des types bien définis, choisis parmi ceux qui peuvent donner les rendements les plus élevés chez les différents types d’utilisateurs » (Bustarret J.,1948, 611). L’essor de la prairie semée

temporaire ira donc main dans la main avec la professionnalisation d’une filière semence spécialisée, au point que Jean Salette, estime que dans les années 1960 « les phares étaient donc logiquement braqués sur la prairie semée ; curieusement, ses

promoteurs n’étaient pas les marchands d’outils à retourner la terre, mais les producteurs de semences. Il suffit de se plonger dans la revue “Fourrages” [fondée en 1960 et animée

par Raymond Desroches, du Gnis] de cette époque pour le constater ! » (Entretien avec J. Salette, Archorales, t. 9, 143).

Dans ce contexte, au sein de l’Inra, c’est principalement le département améliora-tion des plantes qui appuie l’intensificaaméliora-tion fourragère. « Dans les années cinquante,

l’Inra n’avait pas de département de phytotechnie ayant une vue d’ensemble sur la prairie. L’amélioration des plantes sélectionnait des espèces : objectif tout à fait normal. L’anglomanie qui régnait alors ajoutait un ostracisme à l’égard de la prairie naturelle »

(J. Salette, Archorales, t. 9, 145). Les prophètes de la « révolution fourragère » entendent donc cultiver l’herbe comme une céréale (prairie semée, cultures mono-spécifiques, fort intrants et affouragement des animaux hors-sol) et les sélectionneurs de l’Inra conçoivent cette optimisation comme l’amélioration des performances en culture pure – plus simple à évaluer expérimentalement et qui semble la voie royale du progrès – de quelques espèces clés. L’accent est donc mis d’une part sur la luzerne en culture pure : la variété Europe (Desprez, 1961), issue de la sélection massale, connaîtra un succès de près d’un demi-siècle. On travaille aussi prioritairement les graminées qui apparaissent comme les plus productives en prairies semées pour une exploitation en fauche, en vue de constituer des stocks de foin mais surtout pour l’ensilage : fétuque élevée, ray-grass d’Italie (avec Rina et Rita inscrites par l’Inra en 1957), dactyle (Floréal et Prairial inscrites par l’Inra en 1957 connaissent un grand succès), brome. Le ray-grass d’Italie est alors privilégié par l’Inra pour sa productivité l’année du semis, tandis que le ray-grass anglais, mieux adapté aux pâtures pour sa pérennité et sa résistance au piétinement, est moins étudié. Les engrais azotés étant alors peu coûteux, on les expérimente pour sélectionner les variétés les plus perfor-mantes en conditions fertilisées : ces variétés sont alors adoptées par les agriculteurs qui augmentent les doses d’engrais employées au point de pénaliser la croissance des légumineuses qui sont alors considérées comme superflues dans les prairies semées24. La culture expérimentale des phytogénéticiens les inclinant à séparer les espèces, purifier les variétés et faire jouer les paramètres un par un, les recherches sur les associations entre diverses légumineuses (trèfle blanc, trèfle violet, trèfle incarnat,

24 Cf. interventions de Claude Hutin et Claude Béranger dans le dossier « La révolution fourragère 50 ans après », Craaf, 2005, 91, n° 2, p. 45.

sainfoin, lupin, vesce, lotier) et diverses graminées restent marginales par rapport à l’amélioration en culture pure.25 L’équipe de Jean Rebischung à Versailles dans les années 1950, puis certains chercheurs de Lusignan, travaillent toutefois sur l’asso-ciation graminées-légumineuses et sur la sélection du trèfle blanc. Mais les premiers critères de sélection sont alors la productivité et la résistance aux maladies, comme chez les grandes cultures annuelles. « S’ils avaient eu des animaux pâturant, se souvient

Jean Salette, ils eussent plus vite compris la nécessité de sélectionner le trèfle blanc sur sa longévité, sa résistance au piétinement ou, selon qu’il devait être associé à des graminées courtes ou à des graminées hautes, ses aptitudes à allonger plus ou moins le pétiole de ses feuilles. Hélas, au moment où les chercheurs (…) commençaient à avoir une très bonne connaissance du matériel végétal, la décision a été prise à l’Inra, à la fin des années soixante, d’arrêter ce programme. » (Entretien avec J. Salette Archorales, t. 9, 143)26.

La facilité de l’apport d’engrais et le credo de l’intensification, la culture expérimen-tale analytique et la culture de la pureté (héritée de Blaringhem, Bœuf, Bustarret et reprise dans la norme DHS) convergent alors pour marginaliser, au sein de l’Inra, des approches d’écologie des prairies et de biologie des populations prairiales, pourtant très développées en Grande-Bretagne et aux USA. Seuls quelques francs-tireurs dérogent à cette règle : Jean Rebischung dans les années 1950 et un noyau de chercheurs à Lusignan dans les années 1960. Rebischung anime à la station de Versailles une jeune équipe qui s’empare des travaux étrangers en statistiques de l’expérimentation, géné-tique quantitative et des populations. Il contribue au dossier du Bulletin technique des

ingénieurs sur l’intensification fourragère en 1948 par un article beaucoup moins pétri

de certitudes que celui de Jean Bustarret. Il y discute de façon équilibrée la question de savoir si l’évaluation variétale doit se faire « en culture pure ou en mélange », les difficultés de l’appréciation de la productivité d’une parcelle pâturée par contraste à une prairie de fauche, et souligne l’intérêt de « mélanges composés d’espèces dont la

productivité maxima est atteinte à des saisons différentes : pâturin des prés, ray-grass anglais, fétuque des prés, fléole » (Rebischung J., 1948, 747 et 745). Sur ce dernier

point, il souligne l’importance de la souplesse d’exploitation d’une prairie (éviter des pointes de production que le bétail ne peut absorber) et de la contribution de la diversité interspécifique à une bonne dynamique de peuplement. Mais ce type de problématique de recherche restera marginal au sein du département. L’équipe de Rebischung, qui aurait pu devenir un pôle d’écologie et de génétique quantitative des populations développant une approche plus globale des prairies, est dispersée en 1960 du fait de son transfert pour Lusignan : un groupe part avec Yves Demarly, mais d’autres vont à Dijon ou Rouen (tel l’excellent botaniste Kerguelen (1928-1999) qui

25 Cf. intervention de Christian Huyghe dans le dossier « La révolution fourragère 50 ans après », Craaf, 2005, 91, n° 2, p. 42-43.

26 Ce n’est qu’avec le succès de la prairie à trèfl e blanc pratiquée et promue par les pionniers des réseaux d’agriculture durable autour de l’agriculteur André Pochon en Bretagne que l’Inra relancera quelques recherches sur cette espèce dans les années 1980.

rejoint Hédin) tandis que Rebischung reste à Versailles pour des raisons personnelles et prend la direction du Service d’expérimentation et d’information en 1962, fonction à l’interface recherche/développement qui lui convient à merveille mais l’éloigne du centre de décision du département GAP.

À Lusignan, Demarly, s’adjoint quelques jeunes qui partagent les intuitions de Rebischung : Michel Gillet, Paul Mansat, Michel Lenoble, Pierre Jacquard, André Gallais, Pierre Guy et Gilles Lemaire (celui-ci affecté à Lusignan par le département d’agronomie avec Jean Salette). « J’ai été plus que d’autres un adepte de ce que l’on

appelle les associations graminées/légumineuses, se souvient Pierre Guy. Alors que la Bible – je dis la Bible parce que les chercheurs ont des bibles même s’ils font semblant de ne pas en avoir – disait qu’il fallait faire des cultures pures pour qu’on les gère mieux, pour qu’on produise mieux (…) on peut bâtir des expériences pour démontrer ce qu’on veut » (entretien avec P. Guy, 1er février 2002). Mais Demarly quitte Lusignan en 1967 pour un poste de professeur à l’université Paris-Sud), abandonne la génétique quantitative et les fourragères pour la culture in vitro et les biotechnologies, et est écarté de tout rôle dirigeant au département GAP par André Cauderon (entretien avec Y. Demarly, Archorales, t. 3, 142 ; entretien avec A. Gallais, 19 juillet 2002). André Gallais se focalise sur le maïs, tandis que Pierre Jacquard, après une thèse en 1968 sur l’« Étude des relations sociales dans les peuplements végétaux » des prairies permanentes, quitte l’Inra pour le CNRS à Montpellier. Il ne reste alors au dépar-tement GAP que quelques originaux travaillant sur les plantes prairiales avec une perspective « populationnelle », plantes qui ont le double inconvénient d’être des « parents pauvres dotés d’une génétique complexe »27, et de nécessiter des compétences en agronomie et en écologie qui font défaut à ce département.

Domine donc pendant les Trente Glorieuses, selon l’expression de Christian Huyghe « une vision de prairies cultivées, à haute productivité, dans un système en rotation et très anthropisé [où] les variétés doivent être très homogènes, même si les espèces sont allogames, souvent polyploïdes et les variétés sont des synthétiques, d’où des règles d’inscription assez draconiennes28 ». C’est le retour en vogue tardif du pâturage (sur la fauche) et de la prairie permanente, en lien avec la prise en compte des zones autrefois dites « marginales » (montagne) et des questions de durabilité de l’agriculture qui amèneront « peu à peu à modifier les paradigmes de l’amélioration variétale chez les espèces prairiales » : effort des années 1980 sur l’amélioration du ray-grass anglais mieux adapté au pâturage, évolution des critères d’inscription au CTPS en faveur de la souplesse d’exploitation et l’alimentarité, recherches sur le rôle de la diversité intravariétale et interspécifique dans la dynamique d’un peuplement prairial, la péren-nité et la productivité (Huyghe C., 2005). Des travaux récents concluent en effet, aux antipodes du paradigme Bustarret de la pureté, que la productivité d’une prairie est liée à sa diversité interspécifique et au nombre de groupes fonctionnels présents

27 C. Huyghe, 2005, op. cit., p. 43.

(Hector A., et al., 1999). Ceci est aussi un atout en termes d’appétit des animaux, de stabilité de la production… et d’environnement. À la faveur de ce changement de paradigme, la commercialisation de semences en mélanges pour prairies, interdite depuis l’arrêté du 15 octobre 1970 à la demande du Gnis et de la FNAMS29, sera de nouveau autorisée par l’arrêté du 23 août 2004.

Avant d’aborder le cas du maïs, il apparaît déjà que les dynamiques et les polarisations de la recherche à l’Inra sur le blé – espèce où l’Inra doit s’intégrer dans un ordre socio-technique dans lequel les variétés privées dominent fortement –, sur le colza – où, au contraire, l’Inra contribue à la genèse de la filière et conquiert les trois-quarts du marché variétal –, et sur les fourragères – où se déploie la quête de semences mono-spécifiques et monovariétales pour une « révolution fourragère » –, diffèrent d’un ordre socio-économique à l’autre. Elles montrent pourtant des homologies propres à un « régime de production des savoirs » de la période, le régime du progrès génétique planifié.

Conclusion

Les vingt-cinq premières années d’amélioration des plantes à l’Inra, sont indénia-blement une « période de mise en ordre », selon l’expression d’André Cauderon, Yves Demarly et Max Rives (Cauderon A., Demarly Y., et Rives M., 1966). Encore essen-tiellement tournés vers le monde agricole, les généticiens de l’Inra sont spécialisés dans une espèce ou un groupe d’espèces qui les mettent en contact avec les filières constituées sur ces plantes. L’importance et les enjeux de cette mise en ordre sont à la fois cognitifs et économiques : cognitifs car il s’agit de renouveler les outils et les techniques de l’amélioration des plantes, économiques car le but est de fournir aux agriculteurs des semences fiables leur garantissant des cultures productives et homo-gènes pour des filières longues en voie d’industrialisation et de concentration. Pour remplir cette tâche, le département GAP a rempli les objectifs assignés par Bustarret à la création de l’Inra :

renouveler les concepts de l’amélioration des plantes en France en investissant –

les techniques et les méthodes de pointe de la période ;

mettre sur le marché de nouvelles variétés performantes selon les critères du –

moment afin de démontrer aux professionnels l’excellence de leurs travaux (tech-niques statistiques, voie hybride, génétique quantitative, cytologie et croisements interspécifiques…) ;

remplir un rôle de chef d’orchestre du progrès génétique, par l’organisation –

de l’évaluation et de la diffusion des nouvelles variétés (publiques ou privées) en étant en contact avec les professionnels via le CTPS, les organisations de filières, les coopératives et les centres techniques.

29 La Fnams dans la brochure de son cinquantenaire, revendique avec R. Desroche, responsable du service technique du Gnis, la paternité de cette « mesure phare, l’interdiction des mélanges de semences pour prairie » (p. 9).

L’importance du département GAP au sein de l’Inra vient précisément du fait qu’en réussissant une synthèse entre production de connaissances, commercialisation d’inno-vations et organisation du marché, il se pose en modèle de la recherche finalisée. Les chercheurs sont alors partie prenante de cette orientation finalisée. André Cauderon affirme par exemple, que « l’amélioration des plantes est un des moyens les plus simples

et les plus efficaces d’accroître la production agricole »(Cauderon A., 1952, 610). Le même auteur attribue, quarante ans plus tard, au moins la moitié des 50 milliards de francs d’excédent commercial que l’agriculture française dégage en 1989, à la seule amélioration des plantes par rapport à l’ensemble des facteurs techniques qui y ont concouru depuis l’après-guerre (Cauderon A., 1990, 153). Que cet intense couplage avec une mutation économique aussi spectaculaire à moyen terme ait été un des sti-mulants les plus importants de la recherche au sein même du DGAP ne fait guère de doute. Les témoins de cette époque parlent avec émotion de la mission qu’ils avaient à remplir : jeunes, avec une agriculture nationale à reconstruire, ils travaillaient à l’expansion d’une science républicaine visant la prospérité des entreprises privées et des agriculteurs, certains que le « progrès génétique » auquel ils se dévouaient incarnait une part de l’intérêt général de la nation.

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