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Variétés synthétiques, voie population et autres questions subalternes

D’autres voies d’amélioration du maïs, basées sur le phénomène de vigueur hybride, sont pourtant envisagées à la même époque, notamment, celle visant à la création de « variétés synthétiques ». Le terme de variétés synthétiques émerge à la fin des années trente. C’est une voie que nous avons décrite au chapitre 3, adoptée en Europe dans l’entre-deux-guerres pour la sélection des betteraves, puis du colza en Allemagne après guerre ou des fourragères allogames en France. Jenkins avait proposé ce type de variété comme alternative à la cherté des semences hybrides de maïs. Le schéma d’obtention qu’il propose consiste à isoler des lignées d’une population par une seule autofécondation et de les tester en croisement avec la population initiale top-cross. On retient alors les lignées ayant prouvé leur meilleure aptitude à la combinaison, puis

on les croise entre elles pour obtenir une variété synthétique. Le cycle peut être répété plusieurs fois pour obtenir une accumulation de gènes favorables avant de livrer cette variété améliorée aux agriculteurs qui peuvent la réutiliser pendant plusieurs années (Jenkins M.T., Brunson A.M., 1932 ; Jenkins M.T., 1940).

Ces voies alternatives à la voie hybride ont leurs partisans en France. Jacques Lecomte, ingénieur des services agricoles de la France d’outre-mer, lors du 2e congrès international du maïs à Pau en 1949, présente les différentes théories en compétition pour expliquer le phénomène d’hétérosis, et montre qu’il existe plusieurs schémas de sélection profitant de ce phénomène sans passer par la création de lignées pures que l’on recroise pour obtenir un hybride industriel. Il décrit notamment le schéma de « sélection récurrente réciproque » mis au point par Jenkins en 1940 et préconise comme ce dernier d’utiliser ce « procédé de fabrication de variétés synthétiques là où la

semence hybride ne serait pas obtenue de façon économique » (Lecomte J., 1949, 135).

La sélection récurrente réciproque et la possibilité de créer des variétés synthétiques sont donc connues des généticiens français. Dans un article de 1951, le même auteur précise encore qu’en dehors des variétés populations résultats de la sélection massale, on peut identifier quatre types variétaux différents chez le maïs : les hybrides simples, les hybrides doubles, les croisements top-cross (croisement d’une lignée pure avec une population ordinaire qui peut constituer des lots de semences livrables aux agriculteurs) et enfin les variétés synthétiques « population issues d’un nombre de lignées pures égal

ou supérieur à cinq et se perpétuant ensuite sur elles-mêmes par la voie de la pollinisa-tion ouverte. » (Lecomte J., 1951, 45). Dans cet article, Lecomte prend beaucoup de

distance par rapport aux explications classiques du phénomène d’hétérosis (notam-ment l’affronte(notam-ment dominance versus superdominance) : « Pris individuelle(notam-ment,

un plant hybride n’est pas supérieur aux meilleurs plants des bonnes variétés ordinaires à pollinisation non contrôlée. Si nous considérons l’un de ces derniers plants, il résulte évidemment de la rencontre de deux gamètes parentaux A et B. Sa composition génétique et son aspect eussent été identiques s’ils avaient été obtenus, non par pollinisation libre, mais par le croisement dirigé de deux lignées pures AA et BB, et dans ce cas, nous aurions attribué sa vigueur au phénomène d’hétérosis. Cette notion d’hétérosis, qui semble pouvoir s’étendre aux populations de tout-venant, paraît donc susceptible d’une vaste généralisa-tion et ne pas sortir du cadre des phénomènes héréditaires considérés comme banaux. En définitive, l’augmentation des rendements due à l’emploi des hybrides s’expliquent, non par la création d’un type “supernormal”, mais par la multiplication sur une vaste échelle d’un modèle uniforme jugé avantageux » (Lecomte J., 1951, 45). Lecomte conclut en

affirmant qu’en théorie, « la sélection généalogique [pour la création d’hybrides F1]

doit normalement fournir les rendements les meilleurs », mais que d’autres méthodes

ont « le mérite d’être très rapides, telles les sélections de type cumulatif qui permettent

d’améliorer les rendements par paliers successifs sans passer par l’intermédiaire lent et délicat des lignées pures, et d’obtenir, en définitive, des populations à niveau moyen de productivité relevé, populations dont le maintien pose des problèmes infiniment moins difficiles à résoudre que celui des lignées pures. » (Lecomte J., 1951, 53). Cette vision,

ramenant l’hétérosis à un phénomène banal, observable dans les variétés paysannes, ne limitait plus le spectre d’exploitation de la vigueur hybride à la seule mise au point de combinaisons optimales entre des lignées pures, mais l’élargissait à des types variétaux bien plus divers que les seuls F1.

Pierre Larroque, un autre ingénieur des services agricoles d’outre-mer, travaillant à l’amélioration du maïs depuis les années trente en Indochine, y développe aussi un schéma de sélection alternatif à la voie hybride. Son travail, qui consiste à retrouver à partir d’une population de maïs qu’il sait extrêmement mélangée entre des variétés locales et des variétés importées (notamment du Mexique), les variétés originales, va lentement le conduire à s’approcher des méthodes de sélection récur-rente réciproque de Jenkins. Il utilise dans ce but les concepts de « blocs de gènes » et de « complexes héréditaires » dont la matérialité se situerait selon lui au niveau des chromomères (épaississements locaux des chromosomes) et rendrait un certain nombre de caractères indissociables les uns des autres (Larroque P., 1935) en excluant les crossing over. Larroque double ce travail d’une solide connaissance de statistique mathématique appliquée à la sélection rapide des plantes (Larroque P., 1939). Les observations d’association de caractères qu’il fait sur de nombreuses variétés de maïs lui permettent d’accélérer la sélection de caractères agronomiques favorables, non pas en les fixant sur une lignée particulière, mais sur une population composée de types dont la combinaison augmente fortement la probabilité d’obtenir les caractères en question (Larroque P., 1939, 82, 128, 251). Le « complexe héréditaire » permet de rendre compte, selon l’auteur, de la très grande constance de combinaisons de certains caractères à l’intérieur d’une même variété, combinaisons que l’on repère facilement parce qu’elles se recomposent dans les hybrides de variétés très différentes. Tout se passe comme si certains caractères phénotypiques étaient indissociables parce qu’ils résultent d’un complexe de plusieurs gènes corrélés18. Partant de ce principe, Larroque estime qu’il vaut mieux s’intéresser à la sélection de complexes sur des populations qu’à celle de caractères sur des individus. Au congrès de Pau en 1949, Larroque défend ainsi la thèse que : « Chaque gène ou facteur génétique

affecte plusieurs caractères ; chaque caractère est affecté par plusieurs gènes. (…) Les caractères phénotypiques sont plus communément le résultat de l’action simultanée de nombreux gènes. » (Larroque P., 1949, 139) et il en déduit que la “population” en temps qu’unité génétique [peut] être plus intéressante et plus utile à observer que “l’individu” »

(Larroque P., 1949, 139). Larroque est alors l’un des rares généticiens en France, à mobiliser la génétique des populations et la génétique quantitative en amélioration des plantes. Cette orientation théorique statisticienne et populationnelle le conduit alors à critiquer la voie hybride en considérant que l’approche population présente l’avantage d’éviter le stade de l’autofécondation et de l’obtention de lignées pures qui ralentit le cycle de sélection. Larroque se rapproche beaucoup des motivations de

18 La notion de « complexe héréditaire » de Larroque est directement inspirée du travail d’Alfred H Sturtevant sur la drosophile et de E Anderson sur le maïs.

l’équipe de généticiens américains envoyés au Mexique par la Fondation Rockefeller en 1943, qui, inspirés par les travaux de Jenkins et soucieux de mettre à disposition des agriculteurs mexicains des variétés améliorées le plus rapidement possible met-tent au point dès 1948 huit variétés synthétiques (Matchett K., 2006). L’idée que la voie population aurait été moins rapide que la voie hybride pour atteindre les mêmes augmentations de rendement ne correspond pas aux analyses de l’époque. Au contraire les résultats de la voie population apparaissaient comme plus immédiats aux acteurs du moment.

Dans un article de 1954, alors que la voie hybride s’impose en France, Larroque estime encore que « faire des lignées autofécondées revient à désagréger artificiellement

un patrimoine héréditaire qu’il faut ensuite reconstituer pour rendre à la plante son aspect normal » (Larroque P., 1954, 13). Il note alors la persistance chez ces hybrides

de combinaisons de caractères presque identiques à certains complexes des variétés non sélectionnées, desquelles on a tiré les lignées parentes, et il conclut : « Autrement

dit, les meilleures combinaisons entre les lignées sont celles qui reconstituent au moins une partie des complexes initiaux de la population d’origine. » (Larroque P., 1954, 13)

Entre 1947 et 1954, Larroque met en place un programme de sélection du maïs, en collaboration avec la coopérative agricole de Moissac-Beaumont, dans le Tarn-et-Garonne, à partir de 30 variétés de pays. Il observe que les premières variétés obtenues par sa méthode, les S223 et les S227, se montrent supérieures à beaucoup de maïs américains, le S223 ayant notamment donné des rendements supérieurs de 48 % au

W416. Ce S223 remporte le premier prix du comice agricole de Salies-de-Béarn et

est cultivé deux ans chez le vice-président de l’Association générale des producteurs de maïs, en conservant ses caractères et en donnant 70 quintaux à l’ha. (Larroque P., 1954, 13). Larroque conclut que ces variétés synthétiques ont le triple avantage sur les hybrides industriels :

d’être sélectionnées sur place, « dans le milieu utilisateur », et d’être par consé-–

quent adaptées aux microclimats ;

d’avoir un cycle de sélection beaucoup plus rapide ; –

de donner des semences dont le prix de revient est très réduit et qui peuvent –

être produites sans difficulté en grande quantité (Larroque P., 1954, 14).

Mais la voie proposée par Larroque présente l’inconvénient majeur d’être en porte-à-faux avec les intérêts d’une filière semences maïs, qui émerge déjà en ce début des années 1950 autour de l’AGPM et de la coopérative de Pau, et qui a bien saisi l’intérêt du modèle hybride où l’agriculteur achète chaque année sa semence. Le choix des hybrides effectué par l’Inra sous l’influence de Bustarret, plutôt que de la voie synthétique, c’est aussi le choix de variétés qui, par leur homogénéité, distinction et stabilité (en recroisant à chaque fois les parents) entrent parfaitement dans le para-digme variétal fixiste de Bustarret, qui maîtrise mal la génétique des populations et la génétique quantitative et tient alors ces domaines en périphérie des orientations dominantes du département GAP. Le souci de cette filière naissante et ce credo fixiste de la variété se renforcent mutuellement dans la vision « modernisatrice » de

la période. Cette vision tient la division fordiste du travail, entre une filière semence professionnalisée autour du credo de la pureté (permise par les F1) et des agriculteurs simples utilisateurs, mais aussi entre régions productrices de semences et régions uti-lisatrices pour le maïs fourrage dans le cadre de la « révolution fourragère », pour la voie royale du progrès de l’agriculture. Le choix de la voie hybride, la plus prestigieuse puisque dominante outre-Atlantique présente en outre l’avantage de positionner l’Inra à la pointe de l’amélioration « scientifique » des plantes, capable de rivaliser avec les Américains ! Au motif de son manque de stabilité, le CTPS refuse alors l’inscription du maïs S223 (ainsi que du S227) de Larroque en dépit de ses excellentes perfor-mances culturales. Celui-ci répond qu’« il est regrettable que la culture de cette variété

ne soit pas admise en France » et espère « qu’il sera possible de poursuivre et d’intensifier ces recherches en France, bien qu’elles mettent en œuvre des conceptions nouvelles qui ne sont pas encore classiques » (Larroque P., 1954, 13).

Larroque constitue un « perdant » dans l’histoire du maïs hybride, c’est-à-dire un producteur de connaissances non moins « rationnelles » que ses collègues, mais qui ne parvient pas à arrimer ses choix techniques aux réseaux d’acteurs clés qui déterminent les orientations dominantes de la société de son époque. L’intérêt pour l’historien d’exhumer les perdants est bien sûr de reconsidérer l’histoire des « vainqueurs ». Sur ce point précis, l’histoire des vainqueurs consiste à affirmer que le schéma de sélection de variétés synthétiques ne pouvait pas constituer une alternative aux hybrides F1 étant donné qu’il était le résultat de recherches ultérieures. L’existence des Larroque, des Lecomte, des S223… montre le contraire, et les analyses de Alain Charcosset (2004) sur l’existence d’une base de connaissances existant dans les années 1940 à l’appui de la voie de la sélection récurrente réciproque, corrobore, plus qu’elle ne l’infirme, le fait que la voie d’obtention de synthétiques constituait une orientation de recherche possible dès les débuts de l’Inra. Si la greffe ne prit pas, c’est qu’elle représentait une option risquant de mettre à mal le modèle fordiste-productiviste basé sur la cité industrielle (cf. chap. 2 et 5), voyant dans la spécialisation de l’activité de producteurs de variétés et de semences le plus sûr moyen de standardiser les cultures et l’outil d’encouragement à l’activité de recherche le plus efficace.

De même, il est intéressant de voir Valdeyron, dans son célèbre manuel de géné-tique et d’amélioration des plantes, s’inquiéter en 1961 du « monopole technique » que donne la technologie hybride aux producteurs de semences. La solution qu’il préconisait alors pour les empêcher d’en abuser consistait « à charger les organismes

officiels de recherche de la mise au point d’hybrides à formules ouvertes pour lesquels les lignées pures [auraient été] à la disposition, éventuellement, des groupements d’agri-culteurs intéressés. » (Valdeyron G., 1961, cité par Joly P.B., 1982, 28) Ici encore,

nous sommes face à un « perdant », la solution qu’il préconisait n’ayant jamais eu d’échos en terme d’organisation de la production de semence car, sans remettre en cause la voie hybride, elle allait cependant à l’encontre d’intérêts cristallisés dans la technologie hybride pour quelques agents publics et privés dont le projet commun était le contrôle de l’activité de sélection et la standardisation phénotypique.

L’existence des perdants révèle finalement que ce n’est pas la « nature » des plantes allogames qui impose le schéma de sélection d’hybride F1 – de toute évidence la vigueur hybride aurait pu être exploitée avec la création de variétés synthétiques éventuellement un peu moins productives mais moins coûteuses (Gallais A., 1981 et 2000) – mais bien une vision industrielle privilégiant l’homogénéité de la variété et de la semence et visant, à la fois, un contrôle du flux génétique vers le champ du paysan et la construction d’une puissante filière française « variétés et semences » face au danger des importations d’hybrides américains. Si l’on revient alors sur le fait que les phytogénéticiens de l’entre-deux-guerres n’avaient pas perçu l’hétérosis comme une piste d’amélioration du maïs, alors que ceux de l’après-guerre (qui étaient souvent les mêmes) la prennent comme une évidence imposée par la nature, il ne faut plus comprendre ce renversement comme une meilleure compréhension du phénomène et de ses potentiels en amélioration des plantes, mais bien plutôt, comme le début d’une socialisation de l’hétérosis. Il nous reste par conséquent à comprendre com-ment l’hétérosis se construit socialecom-ment, économiquecom-ment et politiquecom-ment dans la France de l’après-guerre, c’est-à-dire comment elle permet de faire converger les intérêts d’acteurs variés comme les chercheurs, les obtenteurs privés, les agriculteurs coopérateurs, etc.

La construction de l’Ordre socio-économique

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