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Optimiser : la « valeur agronomique et technologique »

La conformité aux normes DHS est une condition nécessaire mais non suffisante aux yeux des phytogénéticiens de l’Inra. Ceux-ci entendent aussi faire du catalogue un outil de criblage des seules variétés qui apportent un réel progrès en terme de valeur d’utilisation (rendement, qualité pour la transformation…), afin qu’elles seules soient accessibles et dans les meilleurs délais aux agriculteurs. Le CTPS devient le lieu d’une évaluation sectorielle centrale de la valeur agronomique et technologique des variétés. Fort de son expérience de dirigisme variétal au sein du régime colonial tunisien, Félicien Bœuf, à peine nommé président du CTPS, estime « nécessaire de

réaliser des classements de blés par catégorie de force. Négliger ce classement, c’est perdre l’un des avantages essentiels de la culture des lignées pures » (Bœuf F., 1943, 190). Pour

Bœuf, la discrimination des variétés de blé à l’inscription ne peut se limiter à la DHS mais doit être couplée à des critères comme celui de la force boulangère. Imaginé et esquissé (pour la pomme de terre, avec une liste limitative de variétés et pour le blé, avec des radiations du catalogue17) dans le contexte de Vichy par le petit réseau des phytogénéticiens des stations publiques, le criblage de la valeur génétique des variétés va devenir effectif dans le cadre du plan qui constitue un nouveau contexte favorable au dirigisme variétal et semencier. Bustarret poursuit ainsi l’espoir de pouvoir guider les agriculteurs dans leur choix de semences en constituant des « listes régionales » limitées à quelques variétés par espèce (Bustarret J., 1947, 70). Dès 1945, il avance comme Bœuf que l’inscription d’une variété au catalogue ne peut plus être conditionnée aux seuls critères DHS et que « le jugement pourrait porter sur d’autres caractères,

notam-ment les caractères agricoles ou certaines qualités »18. Le rendement, la résistance aux rouilles et la force boulangère ou « W », sont alors mis en avant dans le cas du blé, et progressivement acceptés comme critères décisifs d’évaluation des nouvelles variétés inscrites. En 1951, Bustarret impose au CTPS l’idée de la mise en place d’une note

17 Dès la deuxième réunion de la section céréales 17 variétés de pays sont radiées, dont la Touzelle rouge de Provence, qui fait aujourd’hui l’objet d’une relance. Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal de la séance du 3 novembre 1942.

éliminatoire pour les variétés au W trop faible19. Cette introduction préfigure la mise en place d’épreuves de « Valeur agronomique et technologique » (VAT) s’ajoutant aux épreuves DHS. Celles-ci deviennent obligatoires en 1952 avec la parution du premier règlement technique blé tendre prévoyant une cotation variétale résultant de l’observation, sur un réseau d’essais dans plusieurs régions et sur plusieurs types de sols, du rendement, de la qualité technologique et de huit à dix facteurs de régularité du rendement20. Chaque caractère noté de 1 à 10 est affecté d’un coefficient plus ou moins important, aboutissant à une note globale devant dépasser une valeur seuil pour prétendre à l’inscription (Simon M.,1957, 7-17). Ce seuil étant indexé sur la note des trois variétés les plus cultivées des années précédentes, les variétés « inférieures » aux meilleures variétés du marché ne peuvent entrer au catalogue : c’est un véritable cliquet du « progrès génétique » qui est ainsi érigé comme mode de régulation de l’innovation variétale. Cela ne va pas sans certaines résistances et l’on assiste, dans les procès verbaux du CTPS à bien des joutes entre les phytogénéticiens de l’Inra, désirant relever la barre des notes éliminatoires pour « accélérer le progrès génétique », et les obtenteurs estimant que c’est au marché de couronner les meilleures variétés. En 1954, alors que Bustarret et Jonard avaient obtenu un système de cotation prévoyant l’élimination des variétés ayant une sensibilité à la rouille jaune supérieure à celle de

Vilmorin 27, les sélectionneurs obtiennent en 1954 que cette exigence soit révisée à

la baisse en prenant Vilmorin 23 (plus sensible que Vilmorin 27).21 L’année suivante, c’est au tour de Desprez de réclamer l’abaissement de la note éliminatoire du W de 60 à 20, et Bustarret doit intervenir pour maintenir le seuil de 6022.

Si les nouvelles épreuves VAT permettent de remonter la qualité seuil exigée des variétés nouvellement inscrites, elles ne peuvent empêcher que reste sur le marché une foule de variétés plus anciennes. Sous l’impulsion de Jonard et Bustarret, entre 1942 et 1950, le CTPS s’efforce d’éliminer du catalogue les variétés de blé présentant dans leur réseau d’essais un rendement médiocre, une trop grande sensibilité à la rouille ou une faible qualité boulangère. Mais, ni le décret de 1932 instituant un catalogue et un registre, ni celui de 1942 créant le CTPS n’autorisaient légalement l’État à radier une variété, une fois celle-ci inscrite. Les premières radiations se font donc seulement avec l’accord des obtenteurs ou bien visent surtout des variétés étrangères ou des variétés de pays que personne ne défend au sein du CTPS23. Il est en revanche, beaucoup plus difficile de radier des variétés de sélectionneurs présents dans le club du CTPS.

19 Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal du 21 juin 1951.

20 Ces facteurs de régularité sont les suivants : résistance au froid, résistance à la verse, aux diff érentes rouilles (avec notes éliminatoires pour la rouille noire et jaune), au charbon (avec note éliminatoire) et la précocité.

21 Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal du 20 juillet 1954.

22 Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal du 21 juillet 1955.

23 En 1942, la première opération de radiation de variétés de blés tendres porte sur 17 variétés, suivies de 21 en 1945, 22 en 1949 et 23 en 1954 (dont 7 d’offi ce). Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbaux du 3 novembre 1942, 12 juillet 1944, 11 mai 1948, 17 décembre 1949.

Ainsi, en 1954, lorsque Bustarret propose au nom de l’Onic et du ministère, et avec l’appui de l’Association générale des producteurs de blé, d’éliminer du catalogue toutes les variétés du blé dont le W est inférieur à 60, les sélectionneurs André de Vilmorin et Tourneur font de la résistance. La maison Vilmorin, dont la situation financière se dégrade entend défendre ses variétés commercialisées depuis longtemps comme

Vilmorin 23 ou Vilmorin 27 qui jouissent d’une bonne réputation auprès des

agri-culteurs bien que « dépassées » par de plus récentes comme Cappelle dans les essais24. Les pouvoirs publics passent outre cette opposition et n’hésitent pas, par l’arrêté du 15 septembre 1955, à radier unilatéralement seize variétés à faible valeur boulangère, dont certaines (Hybride de Bersée, Picardie, Blé des Yvelines et Vilmorin 23) sont des produits des maisons de sélection les plus puissantes du moment (Vilmorin, Blondeau, Benoist et Desprez). Celles-ci déposent alors un recours auprès du Conseil d’État qui, le 15 juillet 1959, annule les arrêtés de radiation25. Les phytogénéticiens de l’Inra et le ministère répliquent en modifiant la réglementation du catalogue afin de légaliser la radiation « des variétés qui ne correspondent plus à l’évolution de la technique », et qui sont désormais régardées comme des boulets génétiques freinant la marche du progrès génétique et limitant le marché des nouvelles obtentions. Ainsi, après de longues tractations26, le décret du 22 janvier 1960 est promulgué, instituant de novo le catalogue, défini comme (art.1) « la liste limitative des variétés ou types variétaux

dont les semences ou plants peuvent être commercialisés en France ». Par cette remise à

zéro des compteurs, les variétés anciennement inscrites doivent subir à nouveau les épreuves et sont condamnées en cas d’échec. Le décret précise que les inscriptions ne sont valables que pour une durée de 10 ans (renouvelable éventuellement par 5 ans), le ministère de l’Agriculture se réservant même le droit de radier une variété avant cette échéance. Pour Bustarret, « l’application du décret va permettre

mainte-nant de faire du nouveau catalogue un véritable instrument de progrès. En effet, seules resteront inscrites les variétés présentant un intérêt certain pour l’agriculture nationale »

(Bustarret J., 1961, 205).

En une quinzaine d’année, les phytogénéticiens de l’Inra ont donc réussi à tirer et discipliner les obtenteurs en leur imposant des normes seuil de valeur agronomique et technologique pour l’inscription des variétés, faisant du catalogue « un véritable outil

végétal de travail, porteur de progrès » (Simon M., 1992a). En exigeant que les nouvelles

variétés candidates soient supérieures aux meilleures du marché (selon les critères

24 Archives du CTPS (Geves), section céréales, procès-verbal du 29 septembre 1954.

25 Journal offi ciel, 20 août 1955, p. 8394 et 27 octobre 1955, p. 10619. Voir aussi fonds Jean Marrou (en cours de versement aux Archives nationales), dossier CTPS passé-> avenir, « semences et plants. Catalogues des espèces et variétés », note de H. Rochereau, directeur des aff aires économiques, 28 décembre 1959. Cf. aussi Simon, 1992b, 14.

26 Voir le projet initial et les discussions au CTPS dans les archives de la section blé du CTPS et le fonds Jean Marrou récemment versé aux Archives nationales, dossier CTPS passé-> avenir, « projet de décret relatif au catalogue des espèces et variétés », note de B. Imbaud, chef de service des améliorations agricoles, au directeur général de l’Agriculture, 23 décembre 1957.

retenus du point de vue cultural et technologique) et en permettant la radiation de celles qui « décrochent » (obsolescence réglementaire), l’État phytogénéticien a donc réussi à institutionnaliser une course permanente au « progrès génétique », accentuant, par la codification et la mesure comparative de certaines propriétés (rendement, résis-tances, qualité technologique) des variétés, la concurrence entre innovations et entre sélectionneurs. Les effets de ce criblage se font nettement sentir. Pour le blé, après une première phase de « nettoyage » du catalogue par la mise en synonymie dans les années 1930, une seconde phase de radiations pour VAT insuffisante abaisse le nombre de variétés inscrites de 131 en 1955 à 65 en 1966 et porte le coup de grâce aux variétés de pays (une vingtaine au catalogue en 1937, 5 en 1955 et zéro après 1961) (Simon M., 1999, 19 (8)).

Après le blé, les épreuves VAT vont ensuite s’étendre, comme les normes DHS, à de nombreuses espèces dans les années 1950 et 1960 : autres céréales à paille, maïs, vigne (critères sanitaires essentiellement), colza, tournesol, etc. Toutefois, certaines autres espèces ne pourront être soumises aussi strictement à ce régime d’évaluation centralisée de la valeur des variétés. Ainsi, les plantes potagères (catalogue créé en 1952) et les arbres fruitiers (1961) vont échapper aux critères VAT (Simon M., 1992). Cette différence de traitement réglementaire reflète des configurations de marché et filières différenciées. Pour les espèces de grande culture, la production est relativement standardisée (avec des critères marchands de qualité seuil plutôt qu’une forte différenciation des qualités), sur des marchés vastes où la qualité est aisément codifiable. Pour les plantes potagères ou fruitières, au contraire, les marchés sont, dans les années 1960, plus éclatés et les qualités reconnues par les consommateurs, les collecteurs et les transformateurs sont encore diverses. De très nombreux caractères entrent en ligne de compte pour déterminer l’avenir d’une variété : « bien malin est

celui qui peut prédire son succès ou son échec compte-tenu de la multitude des niches techniques ou commerciales et de l’évolution du goût des consommateurs » (Delbard F.,

1992, 25). Aussi les pépiniéristes vont-ils s’opposer violemment aux normes d’inscrip-tion des variétés fruitières imposées par les chercheurs de l’Inra dans les années 1960. L’inscription requérait initialement des essais pendant 5 ans (coûteux et retardant la mise sur le marché pour des espèces où le temps de mise au point d’une variété est d’un quart de siècle) et une notation de type VAT distinguant une « classe 1 » de « variétés recommandées pour la production » et une « classe 2 » pour les autres variétés. Les obtenteurs voyaient dans cette VAT « un jugement de valeur (…) qui

ne peuvent tenir compte de tous les facteurs économiques ou de marché (…) prononcé le plus souvent par des chercheurs du service public eux-mêmes obtenteurs » (Delbard

F.,1992, 24). Hormis l’accusation d’être juge et partie, c’est plus profondément la légitimité et la capacité des chercheurs de l’État à jauger les variétés dans une économie de la demande qui sont questionnées. Finalement les rubriques et classes du catalogue seront mises au second plan et les années 1970 verront l’abandon de fait des exigences de VAT pour les variétés fruitières (Delbard F., 1992, 25). Cette différence entre grandes cultures et cultures fruitières illustre une adaptation de fait

des régulations aux caractéristiques des ordres socio-économiques propres à chaque filière dans la période.

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