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En donnant un hybride toujours identique à partir de deux lignées pures, la tech-nologie du maïs hybride représente le paroxysme de l’ambition de la génétique du xxe siècle à révolutionner l’amélioration des plantes. Amenant l’agriculteur à racheter chaque année sa semence, elle participe en plus activement à l’insertion de l’agriculture dans le capitalisme. Ce n’est pas sans malice que Henry W. Wallace (l’ancien vice-président des États-Unis) disait à Nikita Krouchtchev en visite dans l’Iowa en 1958 : « On entend beaucoup parler d’énergie nucléaire ces temps-ci. Mais je suis convaincu que

les historiens considéreront la valorisation du pouvoir hybride comme tout aussi impor-tante » (cité par Kloppenburg J., 2004, 91). En conquérant le monde, ces hybrides

industriels – bien plus profitables que les innovations jusqu’alors réalisées sur le blé ou la betterave – ont en effet constitué le moteur de l’essor du maïs comme matière première majeure sur un marché global dans le contexte d’un capitalisme semencier d’échelle planétaire.

L’analyse de la genèse aux États-Unis de ces nouveaux maïs voit l’affrontement de deux écritures de l’histoire. La première, celle des acteurs (sélectionneurs, améliorateurs et généticiens du public ou du privé), présente l’adoption rapide de ces maïs comme la preuve de leur supériorité sur les anciennes variétés. Pour ces auteurs, l’existence dans la nature d’un phénomène qualifié de vigueur hybride, ou encore d’hétérosis, explique que la « voie hybride » ait supplanté tout autre schéma d’amélioration du maïs (Crabb R., 1947 ; Sprague G., 1955 ; Bidau L., 1973 ; Gay J.-P., 1984). Nous qualifierons cette perspective d’« internaliste » car elle cherche l’explication du succès de la technique hybride dans son adéquation avec la nature elle-même, ignorant les déterminants sociaux, politiques, financiers, ou encore les univers intellectuels, et l’imaginaire des acteurs dans son adoption.

La seconde, que l’on peut qualifier de « critique », émane d’économistes, d’his-toriens, de sociologues et de biologistes1 qui regardent l’innovation « hybride F1 » comme une construction sociale et culturelle d’un temps et d’une société donnés. Cette perspective voit l’adoption de semences hybrides dans ce pays avant tout comme relevant d’un choix économique, commercial et politique qui oblige l’agriculteur à acheter annuellement sa semence, le rendant par conséquent tributaire des firmes

semencières dont il assure la fortune. La trajectoire des recherches et innovations en génétique végétale est pour eux largement dépendante du contexte d’industrialisation et d’intensification capitalistique de l’agriculture : d’abord en adaptant le végétal à des pratiques à haut niveau d’intrants et d’investissements, puis en faisant de la semence un produit commercial profitable. Pour Jack Kloppenburg, notamment, le capitalisme américain s’est heurté à deux obstacles pour privatiser totalement l’activité de sélection des semences : premièrement un obstacle biologique (les semences produisent des plantes qui produisent des semences), deuxièmement un obstacle institutionnel (les recherches des stations d’État limitant le monopole du privé sur l’amélioration des plantes…). L’histoire de l’amélioration du maïs au xxe siècle devient alors la chronique des efforts des industries privées pour contourner ces deux obstacles. La technique hybride a ainsi permis de dépasser le premier obstacle en empêchant les agriculteurs d’utiliser les grains récoltés comme semences l’année suivante. L’hypothèque du deuxième obstacle est levée dans les années 1940 et 1950 lorsque le lobbying des entreprises semencières obtient que la recherche universitaire se retire du marché de l’innovation variétale sur le maïs et organise le secret industriel (hégémonie des variétés à pedigree fermé) (Kloppenburg J., 2004). Cette historiographie avance aussi que le choix hybride a conduit à une déqualification des agriculteurs, perdant leurs savoirs sur les semences (Fitzgerald D., 1990, 1993) et a accéléré l’exode rural (Kloppenburg J., 2004, 120-121).

En France, l’affrontement de ces deux thèses se joue au sein même de l’Inra. Il oppose les généticiens du département GAP (Cauderon A., 1980 ; Gallais A., et Rives M., 1993 ; Gallais A., 2000 ; Charcosset A., 2004) à l’économiste Jean-Pierre Berlan qui a fait sa thèse sur l’économie politique de la genèse du maïs hybride aux États-Unis, (Berlan J.-P., 1987, 1999). Ce dernier pointe la nature performative des choix de recherche, en montrant qu’à force d’investir dans la « voie hybride », on est arrivé à un verrouillage (lock-in) technologique par lequel les innovations hybrides sont aujourd’hui les plus productives. Il voit même dans l’hétérosis un pur artefact de l’investissement de la recherche dans les hybrides. Jean-Pierre Berlan affirme que l’intérêt des hybrides ne vient pas de l’hétérosis en F1, mais de la dépression consanguine en F2.

En réponse aux attaques de Jean-Pierre Berlan, André Gallais, dans un exercice de génétique quantitative, s’est employé à démontrer que l’hybride industriel est la meilleure voie d’amélioration du maïs tant du point de vue de la supériorité des rendements que de la gestion de la variabilité et quelle que soit l’hypothèse retenue pour expliquer l’hétérosis (dominance des allèles favorables ou superdominance) (Gallais A., 2000). Si les affirmations de Berlan tendant à nier l’augmentation des rendements, consécutive aux hybrides F1, résistent mal à la critique, le démenti que tente d’apporter Gallais soulève de nombreuses autres interrogations. D’une part, l’argument que dans une population il existe toujours un individu supérieur, et que le rendement serait plus élevé si on remplaçait la population par l’hybride F1 des parents de cet individu supérieur ainsi « cloné », cet argument ne fonctionne que dans un

milieu standardisé et chimiquement protégé des bio-agresseurs (le milieu « produc-tiviste »), alors que dans un milieu fluctuant et en conditions moins intensifiées de culture une population plus diversifiée peut permettre de « tamponner » les aléas de culture. D’autre part, Gallais montre lui-même que la supériorité des hybrides F1 sur les meilleures variétés de population va diminuant. Avec un effort public d’améliora-tion des populad’améliora-tions, l’avantage du gain de productivité des hybrides par rapport au coût de la semence est donc de moins en moins évident au cours du temps. L’auteur estime que le problème est de savoir combien de temps « il sera justifié de continuer

à faire des hybrides. » (Gallais A., 2000, 8). En partant de l’hypothèse d’un écart de

rendement entre hybrides F1 et variétés populations de 30 %, il estime à deux siècles le moment où le schéma d’amélioration par sélection de populations pourrait per-mettre d’obtenir des variétés aux rendements comparables aux hybrides F1. Si l’on tient compte du surcoût des hybrides et si l’on raisonne non en volume mais à la marge de l’agriculteur, ce laps de temps se réduit à 50 ou 100 ans. Or, compte tenu du fait que le choix hybride date aux États-Unis des années 1920 et en France de la fin des années 1940, ne peut-on pas affirmer que si l’on avait adopté au départ le schéma population (ce que quelques chercheurs des stations publiques préconisaient comme on le verra), les variétés ainsi améliorées seraient presque aussi avantageuses que les F1 ? André Gallais donnerait-il finalement raison à Jean-Pierre Berlan qui soutient que « La sélection massale aurait été plus efficace pour améliorer le maïs que la

stérifixation [i.e. la voie hybride] – ce qu’une démarche théorique aurait pu montrer dès l’origine. » (Berlan J.-P., 1999, 174). André Gallais répond que, précisément, c’est

oublier le facteur temps dans le choix d’une voie de sélection plutôt qu’une autre, que les hybrides ont apporté en dix ans une augmentation des rendements que la voie population n’aurait pu atteindre qu’en cinquante ans et que c’est précisément le facteur « vitesse de l’amélioration » qui a été déterminant dans l’engagement des généticiens du maïs dans la voie hybride2. Alain Charcosset s’oppose aussi à la thèse de Jean-Pierre Berlan en soutenant qu’il confond la sélection massale, sans grand intérêt pour le généticien, et les schémas plus sophistiqués d’amélioration des populations (notamment la sélection récurrente), qui eux peuvent concurrencer à long terme la voie hybride, mais qui n’ont émergé qu’à partir de 1940 aux États-Unis, à la croisée de la voie hybride et des avancées de la génétique quantitative, autour de la recherche de prédiction des aptitudes à la combinaison (Charcosset A., 2004, 78).

Si la folk history faite par les scientifiques présente souvent bien des défauts, le principal reproche que l’on peut adresser à Jean-Pierre Berlan est de défendre une vision trop téléologique de l’histoire de l’amélioration des plantes, en faisant de l’intervention de la recherche publique en amélioration des plantes une étape nécessaire et préméditée pour retirer aux paysans leur savoir-faire d’améliorateurs dans le seul but de les livrer pieds et poings liés au secteur privé. Ayant fait sa « tâche historique » de marchandisation de la semence au service du capital, la recherche publique n’avait

ensuite plus qu’à lui abandonner la création variétale une fois celle-ci devenue une activité profitable en soit – et non plus seulement un élément nécessaire à la « moder-nisation » de l’agriculture – (Berlan J.-P., 1998b, 20). Cette « théorie du complot » a le mérite de pointer le risque d’une privatisation du vivant au seul bénéfice des firmes semencières – risque que les chercheurs publics ne regardent pas toujours en face – et d’offrir une explication pertinente au retrait de la recherche publique américaine (années 1940-1960) et française (de ce dernier tiers de siècle) de l’innovation variétale. Mais elle présente le danger d’anachronisme, en étant trop peu attentive aux actions et raisons des acteurs de l’immédiat après guerre pour expliquer les formes prises par la voie hybride en France, un peu comme si l’on prétendait expliquer la genèse de l’État providence au xxe siècle à partir de la seule analyse de son reflux actuel face au néolibéralisme contemporain.

Nous n’entendons donc pas entrer dans la polémique de savoir si la « révolution hybride » a été un « progrès génétique » révolutionnaire ou au contraire une mysti-fication afin de « spolier le vivant », mais nous préférons analyser en détail la façon dont les hybrides de maïs ont conquis la France. Nous épouserons, pour rendre justice à tous les acteurs en présence et éviter les anachronismes, un certain agnosticisme dans ce débat, au moins dans un premier temps. Même si nous nous en tenons aux explications de André Gallais et de Alain Charcosset, on revisitera les raisons de la non prise en compte à l’Inra vers 1950 de voies populations de type « sélection récurrente », déjà développées dix ans plus tôt aux États-Unis et au Mexique. La configuration française dans les années cinquante et soixante est en effet différente de celle des États-Unis de l’entre-deux-guerres. Les chercheurs savent déjà que ces variétés sont chères à produire, qu’elles contraignent l’agriculteur à acheter annuellement sa semence, à mécaniser son exploitation et à consommer beaucoup plus d’intrants. Ils savent aussi qu’elles exigent la mise en place d’organismes de stockage, de séchage, d’écoulement de la production. En dépit de bien d’autres obstacles encore, l’Inra choisit cette voie et c’est une réussite du point de vue des buts poursuivis. En une dizaine d’années, le département GAP de Jean Bustarret parvient à diffuser des semences hybrides dans toute la France et à augmenter la production nationale de maïs, mais plus encore, il réussit le tour de force de mettre au point les premiers hybrides Inra assurant l’indé-pendance de la France vis-à-vis des semences et de la technologie américaines. Ces hybrides Inra illustrent l’efficacité du modèle de la recherche finalisée du « premier » Inra, et du paradigme variétal fixiste que nous avons décrit dans les chapitres précé-dents. Plutôt que de voir le ressort de l’irrésistible conquête des campagnes françaises par le maïs hybride dans les stratégies de profitabilité de compagnies semencières (alors inexistantes en France sur cette espèce), nous le situerons dans les logiques fordistes et productivistes de l’après-guerre qui réclament un progrès génétique rapide et uniformisant, dans la volonté des jeunes ingénieurs-chercheurs de l’Inra de faire science, dans leur fascination pour le modèle américain, elle-même contrebalancée par la volonté de ces mêmes chercheurs de protéger le pays de la pénétration des firmes semencières américaines.

L’amélioration du maïs aux États-Unis

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