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À l’exception des laboratoires de cytogénétique, les recherches en amélioration des plantes s’organisent donc par plante ou autour d’un groupe de plantes. L’intégration de la cytogénétique, de l’agronomie, de la physiologie ou de la pathologie se fait par conséquent le plus souvent par un mouvement d’aval en amont, les spécialistes d’une plante allant chercher, selon leurs besoins et les problèmes particuliers que pose la biologie de l’espèce, les réponses que peuvent leur donner ces autres domaines. Le gros des troupes du secteur amélioration des plantes est donc constitué de « cher-cheurs-sélectionneurs », et la dichotomie entre spécialistes de la plante entière et de la cellule, qui viendra rompre l’unité du dispositif dans les années quatre-vingt, n’est pas encore de mise.

Le département travaille ainsi sur 65 espèces en 1970 (Lévy B.-R., et al., 1972, 10). Cette organisation de la recherche permet d’apporter rapidement des variétés sélectionnées à l’ensemble des filières végétales. Implanté dans toute la France, le département GAP s’est donné les moyens de travailler sous les différentes conditions pédoclimatiques de l’agriculture française et d’élargir la gamme des espèces de grandes cultures qu’il travaillait, dès l’entre-deux-guerres, à de nombreuses cultures de moindre importance économique. Jusqu’ici, les maisons de sélection privées n’avaient travaillé que quelques espèces – la betterave, la pomme de terre, le blé, les potagères et florales, et dans une moindre mesure l’orge – et le plus souvent pour les quelques régions de « culture riche » du Nord et du Bassin parisien principalement. L’Inra se donne pour objectif d’être présent sur ces plantes, afin d’aiguillonner les maisons privées et d’apporter des « méthodes scientifiques », et aussi de mettre sur le marché des variétés pour les espèces orphelines de recherches privées. Il entend également ne plus faire d’amélioration des plantes pour les seules régions d’agriculture riche – celles où le coût des semences améliorées est facilement supporté par des exploitations modernes et capables d’investir dans de nouveaux intrants – pour fournir à l’ensemble des

9 Yvonne Cauderon, « Origine et évolution du groupe de travail cytologie-cytogénétique », commu-nication personnelle.

régions françaises des variétés à plus hauts rendements devant permettre d’amorcer la « modernisation ». Autrefois en position de faiblesse institutionnelle par rapport à des maisons comme Vilmorin ou Desprez, la recherche publique en construisant un espace institutionnel, d’abord de contrôle des semences, puis d’évaluation variétale et enfin d’obtention, devient non seulement la principale source de normes et de savoirs, mais aussi un opérateur économique majeur du secteur de l’obtention variétale.

Ce rôle d’agent économique au sein de la filière variétale, inexistant dans l’entre-deux-guerres et aujourd’hui presque abandonné, est donc tout à fait nouveau et n’a en fait rien d’évident. L’Inra n’aurait-il pas pu s’en tenir à la production de connaissances et de méthodologies d’amont dans lesquelles entreprises et coopératives auraient puisé pour développer leurs innovations variétales ? C’est que, bien au-delà de l’amélioration des plantes et à la faveur de la désorganisation du secteur privé et de ses compromis-sions avec l’occupant, l’État s’impose comme le premier entrepreneur national. En 1945, les nouvelles élites politiques et scientifiques voient en effet dans la frilosité des chefs d’entreprise de l’entre-deux-guerres une cause majeure du retard économique français en 1940, et donc de la défaite militaire. Des gaullistes aux communistes, on estime que l’État, garant de l’intérêt national et éclairé par la science, doit désormais conduire la modernisation industrielle et agricole du pays. C’est autour de lui que la restructuration du capital doit se faire, au travers, notamment la planification, voire la nationalisation de plusieurs secteurs. (Kuisel R., 1984). La mission des techniciens éclairés de l’État (cf. le rôle du corps des Mines dans le secteur de l’énergie, du spatial ou de l’armement) est alors d’œuvrer pour des entreprises en voyant plus loin qu’elles. Ce capitalisme d’État vise un niveau supérieur d’efficacité de l’économie nationale. Ainsi, dans le secteur semences, ce qui compte avant tout, c’est que l’agriculteur ait au plus vite de bonnes semences ; peu importe que l’opérateur semencier soit public ou privé. Dans cette perspective et dans ce contexte, la recherche publique en génétique végétale se doit d’ouvrir de nouveaux marchés à la sélection afin d’y amener ensuite des entreprises privées, avec une répartition de la rente du progrès génétique qui doit profiter à l’ensemble de l’économie.

Devenu entrepreneur de progrès génétique, l’Inra valorise donc ses recherches en mettant sur le marché ses propres variétés. Les premiers succès ne se font d’ailleurs pas attendre : la célèbre pomme de terre BF 15 inscrite en 1947, le blé Étoile de

Choisy en 1950, le ray-grass d’Italie Rina et Rita en 1957, le maïs hybride Inra 258 en

1958, l’orge d’hiver à paille courte Arès en 1959, la variété de colza Sarepta en 1960 sont des variétés phares dominant les marchés français (voire européens) jusqu’aux années soixante-dix. La jeune génération des généticiens de l’Inra s’implique réso-lument dans l’obtention variétale. Il s’agit pour eux de montrer concrètement aux obtenteurs privés, par l’exemple de quelques succès commerciaux, la valeur pratique de leur organisation et de leurs méthodes de sélection « scientifiques ». Il s’agit aussi de bousculer ces derniers pour les amener à se former aux méthodes scientifiques auprès de l’Inra. Bustarret et Mayer à cette fin d’ailleurs conférences et stages à Versailles pour les ingénieurs des maisons de sélection, faisant partager aux cadres des

entreprises cette vision d’une émulation économique par l’État. Ainsi, durant toutes les Trente Glorieuses, les variétés Inra détiennent des parts de marché conséquentes, non seulement sur les segments délaissés par la recherche privée, mais aussi sur ceux beaucoup plus concurrentiels occupés par les entreprises privées (tabl. 3.1).

Tableau 3.1 — Parts de marché des variétés Inra (estimation en % des surfaces de multiplication ou en % du tonnage certifié selon les espèces et les années).

Année Maïs (Sarepta)Colza Blé tendre d’hiver Blé dur Orge d’hiver Orge de printemps

Tournesol LuzernefourragèresAutres Avoine Pomme de terre à chair ferme Seigle 1950 1955 1960 25,1 1965 60,3 77,5 1967 63,2 12 1968 66,8 63,8 5,6 1970 62,4 41 4,6 1973 44,8 4,3 22,4 39,4 14,8 6,3 1974 31,1 4 34,2 48,1 16,6 8,2 1977 17,3 3,3 25,7 1978 13,0 4,5 25,1 38,5 14,5 28 65 21,8 16 11 1979 11,1 6,0 32,6 1981 7,6 1,3

Sources : P.-B. Joly et C. Ducos 1993, 189 ; M. Rollier, 1971, 17 ; Ancac, fonds du cabinet 860598/17 ; Semences et Progrès, 17, 1978 ; Archives Agri Obtentions ; service statistique du Gnis ; Bulletin des variétés Geves. céréales 1967, 1971.

Au milieu des années soixante, les variétés Inra couvrent 70 % des emblavures de colza et de maïs et près de 10 % de celles de blé. Le département GAP est en outre, au sein de l’Inra, le département qui réalise le plus de recettes propres en dehors de la dotation de l’État, principalement sous forme de redevances sur variétés. À la fin des années soixante, le chiffre d’affaires réalisé par la vente des variétés Inra repré-sente plus de 3 millions de francs, il atteint 31 millions en 1978, sans compter les revenus supplémentaires correspondant à la réalisation des épreuves DHS et VAT (fig. 3.2).

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