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Alors que la production agricole de 1945 est inférieure d’un tiers à celle de 1938, et que les Français vivent toujours sous le rationnement, l’objectif du plan Monnet est de retrouver en cinq ans le niveau de production d’avant guerre (ce sera fait dès 1948 ! Gervais M., et al., 1992, 101). Cela implique pour les planistes une rationalisation globale de l’agriculture, conçue non plus comme un édifice sociopolitique à stabi-liser – ce que Pierre Müller (2000) a décrit comme le « référentiel de maintenance » de la IIIe République – mais comme un système productif à transformer. « Avant la

guerre, expliquent les planistes, la répartition des cultures dans les exploitations était le plus souvent le résultat d’une longue tradition. Pendant la guerre, chaque exploitant a eu naturellement tendance à réaliser une certaine autarcie pour assurer ses besoins fami-liaux. Il importe maintenant de retourner complètement cette tendance afin de réaliser l’utilisation la plus avantageuse possible des richesses du sol, compte tenu des conditions économiques générales » (commission générale au plan, 1946, citée par Alphandéry P., et al., 1988, 147-148). L’agriculture est vue comme un secteur économique devant

s’insérer dans l’économie nationale, s’industrialiser, produire plus avec moins d’actifs (moins 25 % en huit ans seulement de 1954 à 1962) pour libérer la main-d’œuvre requise par les secteurs secondaires et tertiaires, et consommer des biens et services (machinisme, engrais, produits phytosanitaires, technostructure d’encadrement technique et économique).

En termes de cadrage cognitif 4, la préparation du plan est l’occasion d’un aligne-ment des cadres de pensée de l’agriculture sur le cadre industriel (avec ses principes de justifications basés sur les volumes de production et l’efficacité, et l’importance attachée à la standardisation des pièces). Dans l’esprit des modernisateurs tels René Dumont, marqués tant par le modèle soviétique (Fitzgerald D., 2003) que celui des États-Unis où ils effectuent des « missions de productivité », c’est l’activité agricole elle-même qui est pensée selon le mode de l’usine : la terre est un outil de production, la semence et les autres intrants sont des facteurs de production, et il faut « aller plus vite. » Pour reprendre la sociologie des systèmes de justification développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), autour des concepts de « cités » ou « gran-deurs », il apparaît que l’impératif de « modernisation » agricole se construit dans la dénonciation de l’improductivité des façons d’agir cadrées dans la « cité domestique » (référence à la tradition, à ce qui est ancien et local, autoproduction des facteurs de production dans la ferme, dépendance par rapport aux propriétaires et aux nota-bles…). L’agriculture moderne des planistes est en revanche légitimée principalement en référence, à la « cité industrielle » (avec ses principes de justifications basés sur les

4 Nous empruntons le terme à la sociologie des politiques publiques pour qui l’approche cognitive « repose sur l’idée qu’une politique publique est un vaste processus d’interprétation du monde, au cours duquel peu à peu une vision du monde va s’imposer, être acceptée, reconnue comme vraie par la majorité des acteurs du secteur parce qu’elle permet aux acteurs de comprendre les transformations de leur environnement » (Muller, Surel, 1998).

volumes de production et l’efficacité, l’importance attachée à la standardisation des pièces et à la décomposition des étapes de production, et le souci de la prévisibilité et de la stabilité des performances), et en second lieu, à la « cité marchande » (consti-tution de biens domestiques – comme la semence – en marchandise et impératif de l’investissement) et à la « cité civique » (il s’agit de nourrir la France et, pour les jeunes agriculteurs, d’être reconnus comme membres à part entière de la communauté nationale moderne qui se construit).

De fait, les Trente Glorieuses connaissent une transformation sans précédent de l’agriculture. Comme dans les principaux pays développés, la croissance annuelle française de la productivité du travail en agriculture, qui était de l’ordre de 1 % durant le xixe siècle et la première moitié du xxe, dépasse 5 % dans les trois décennies suivantes, n’ayant alors plus rien à envier aux hausses de productivité de l’industrie (Bairoch P., 1999, 197). Le plan encourage fortement le machinisme agricole, conçu comme « secteur de base », et l’on passe de 30 000 tracteurs en 1945, à 120 000 en 1950, puis 950 000 en 1963. L’État soutient vigoureusement la recherche et la vulgarisation, tandis qu’au sein du monde agricole se créent les premiers groupes techniques d’agriculteurs (1er Ceta en 1944), et un puissant mou-vement coopératif et professionnel. La gauche obtient la conversion du métayage en fermage avec des baux de 9 ans (loi du 14 avril 1946) qui sécurisent et dyna-misent les petits producteurs. L’État organise les marchés (par des organismes de marché, par des prix garantis, par la réglementation, puis par une politique agricole européenne) et le crédit, et instaure un statut social pour les agriculteurs. Après ces avancées de la Libération, les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 per-mettent une nouvelle étape avec la politique dite des structures, qui vise à assurer les conditions de modernisation des exploitations avec appui aux organisations professionnelles. La politique agricole, la spécialisation productive des exploitations et des industries en amont et en aval et les formes institutionnelles associant État et profession conduisent à une sectorisation de l’agriculture, institutionnalisent les filières en autant de sous-secteurs appuyés par des politiques publiques (Allaire G., 1995, 1996). La semence sélectionnée, la fertilisation, la défense des cultures et les savoirs et normes techniques doivent désormais être produits hors de la ferme par des filières et institutions spécialisées pour une efficacité accrue et en vue d’éli-miner un par un les facteurs limitants du rendement (la fertilisation du sol, puis la valorisation des engrais par les variétés, puis les maladies des cultures…) et de la productivité (mécanisation). Ces facteurs de production doivent être standardisés pour se combiner de façon prédictible, pour se prêter à la mécanisation comme à la transformation industrielle et à des filières qui ne vont cesser de s’allonger entre producteurs et consommateurs. L’administration, dans une cogestion de plus en plus affirmée avec les représentants professionnels agricoles, organise la division du travail et la bonne coordination entre les éléments du système notamment au moyen de standards de qualité, la standardisation des pièces étant la condition d’efficacité de la division du travail dans la « cité industrielle ».

En somme, comme l’a bien montré l’économiste Gilles Allaire, le modèle « produc-tiviste », variante agricole du modèle « fordiste » industriel analysé par l’École de la régulation, constitue ainsi un modèle productif cohérent (Allaire G., 1995, 2002). Ce modèle productif des Trente Glorieuses allie production de masse et consommation de masse, compromis social et statut des agriculteurs, codification de savoirs agrono-miques génériques et standardisation des milieux et des intrants propices en vue d’une productivité maximale, économies d’échelle, conventions standard de qualité seuil pour les produits. L’agriculture productiviste participe du modèle fordiste en ce qu’elle vise des gains de productivité en décomposant la production en processus productifs élémentaires séparés et optimisés et en ce qu’elle sépare la conception (recherche, inno-vation, conseil) de la production. L’après-guerre connaît en effet un essor considérable de la technostructure d’encadrement de l’agriculture homologue au modèle fordiste des grandes organisations « sectorielles, pilotées par des ingénieurs (dans les coopératives, les firmes, la recherche, les chambres d’agriculture) » (Allaire G., 2002, 160).

L’amélioration de la « machine végétale », l’obtention de variétés élites, le contrôle de la qualité des semences, en un mot, la maîtrise de l’input génétique, s’intègre par-faitement dans cette logique fordiste et cette « cité industrielle ». Dès la création de l’Inra (1946), le projet des planistes rencontre donc celui des ingénieurs- chercheurs « phytogénéticiens » du noyau fondateur de l’Inra autour de Charles Crépin et Jean Bustarret. Dans un contexte de sous-production, la semence apparaît non seulement comme un facteur clé de la « bataille de la production » (cf. photo 3), un input rapidement perfectible du système productif agricole, mais aussi comme un cheval de Troie, un « microbe modernisation » appelé de ses vœux par le plan Monnet (Alphandéry P., et al., p. 149). L’usage de variétés sélectionnées pour valoriser les intrants chimiques (ex. valorisation de l’azote par la rigidité des pailles et le nanisme) et mécaniques (ex. synchronisation de la maturation par l’homogénéité variétale favorisant la mécanisation des récoltes) devaient en effet favoriser peu à peu une transformation globale des itinéraires techniques. De plus, la conceptualisation de l’agriculture nationale comme un système productif à rationaliser selon les méthodes du fordisme entrait parfaitement en résonance avec le paradigme variétal fixiste de Bustarret (standardisation des pièces). Avec la variété-lignée pure aux performances prédictibles et codifiées, le volume de production agricole est en effet la résultante d’un lien de nécessité entre la valeur agronomique d’une variété donnée, son taux d’utilisation, un type de conduite technique associée et des données surfaciques et climatiques. Dans cette équation, optimiser un input comme la semence apparaît comme un levier de choix. Jean Bustarret, alors à la tête de la branche « génétique et amélioration des plantes » du jeune Inra, affirme ainsi devant la commission de modernisation de la production végétale du plan qu’une action déterminée sur le facteur semence (filière de semences de bonne qualité, promotion des variétés améliorées, passage du taux d’usage de semences certifiées de ces variétés de 3 % à 10 %) pourrait en peu de temps accroître la production nationale des céréales de 10 % (Bustarret J., 1947).

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