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Versification des images mouvement

UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.1 Fabrication des souvenirs

3.1.8 Versification des images mouvement

Maurice Blanchot explique que la littérature instille l’idée d’une parole continue4. La continuité absolue est, selon lui, un murmure infini, une rumeur inépuisable. Dans les films de Jean-Daniel Pollet, cette continuité est aussi celle d’une pensée qui se prolonge, mais dont les fragments forment une sorte de « ritournelle musicale »5 et de « correspondance » : « Il n’y a pas d’opposition entre ces images, mais entrelacement, circulation, retour

1 Ibid., Yates, cite Giovanni di San Gimignano, Summa de exemplis ac similitudinibus rerum, lib IV, cap. XLII. In L’Art de la mémoire, p. 99.

2 Jean-Daniel Pollet, Méditerranée, 1963.

3 Jacques Roubaud, op. cit., p. 141.

4 Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 9.

5 Pascal Bonitzer, « Contretemps », Entre vues de Gérard Leblanc et Jean-Daniel Pollet, Éd de L’œil, Montreuil-sous-bois,1998, p. 168.

d’images obsédantes produites, enregistrées dans des moments intenses » (Pascal Bonitzer)1.

Jean-Daniel Pollet écrit, à propos du montage de Contretemps réalisé en collaboration avec Françoise Geissler : « Nous nous sommes dit : “prélevons de ces films les moments essentiels, ceux qui nous font signe, ceux qui ne renvoient à aucune narration.” »2 Le flux est ainsi rendu discontinu par les fragments de ces dérives et ces correspondances. Il introduit un suspens dans l’écriture : « Les fragments s’écrivent comme séparations inaccomplies ; ce qu’ils ont d’incomplet, d’insuffisant, le travail de la déception est leur dérive, l’indice que, ni unifiables, ni consistants, ils laissent s’espacer des marques avec lesquelles la pensée, en déclinant et se déclinant, figure des ensembles furtifs qui fictivement ouvrent et ferment l’absence d’ensemble, sans que, fascinée définitivement elle s’y arrête, toujours relayée par la veille qui ne s’interrompt pas. »3 Les espaces entre les fragments vont devenir, par la suite, fluctuants. Le spectateur peut y glisser son imaginaire pour les prolonger. Ces paroles, ces mouvements, ces images et ces sons vont êtres répétés, détournés de leur contexte et relancés autrement : « les mêmes, de la même façon et différemment »4. Ces tableaux / plans rapprochés les uns des autres sont comme des éléments mouvants et remplacés par d’autres, les pièces d’un jeu de montage. Le plan, pris indépendamment de ce qui le précède et le poursuit, prend une nouvelle signification à chaque déplacement. Le rapport se fait de plus en plus rapide entre le spectateur et le réalisateur. Comme « pour échapper au sens qui les anime et afin d’être détournées d’elles-mêmes, du discours qui les utilise »5. Blanchot ajoute que ces citations reprises, elles disent autre chose. Elles font naître un prolongement à partir de ce qu’elles ont pu dire lors de la situation initiale

1 Ibid., p. 168. .

2 Jean-Daniel Pollet, « Contretemps » Entre vues, Montreuil-sous-bois,Éd de L’œil, 1998, p. 159.

3 Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 96.

4 Philippe Sollers, scénario de Méditerranée.

5 Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, op. cit., p. 97.

dans laquelle on a pu les entendre. Elles disent : « Tu as pensé cela il y a longtemps, tu es donc autorisé à le penser à nouveau. »1

La reprise de ce fragment introduit un autre suspens. Pollet ruine son film, il le met en pièces en passant d’un fragment à l’autre. Le contenu de l’œuvre est composé de ruines, comme le temple de Bassae. Pollet ruine une œuvre qui est, selon Blanchot, « déjà en ruine ». Le fragment se découvre dans la répétition : « une “découverte” qu’on ressasse devient la découverte du ressassement »2.

Si jouer les images en mouvement présuppose de les manipuler dans leurs temporalités, des réalisateurs ont introduit dans leurs films, bien avant la révolution numérique, une forme qui se compose de ruptures, de répétitions et de permutations. Ce cinéma relève plus de la versification que de la prose.

Le terme « prose » implique, dans son premier sens latin (de prosa oratio

« discours qui va en droite ligne », selon le dictionnaire Robert), l’idée d’un discours linéaire. Au contraire, dans la composition de Méditerranée, les plans s’assemblent par reprises et répétitions. Le plan AB va être placé ailleurs, il deviendra A’B’ ou AB’. Il sera ensuite confronté au même plan avec un autre son, et vu différemment. Confronté au souvenir AB’ il deviendra AB’’. On aura ainsi AB, AB’, AB’’, et ainsi de suite. La succession de ces plans deviendra la ligne mélodique du film. Pollet invente une forme de versification des images en mouvements : il compose un ensemble de rimes qu’il juxtapose sur un support linéaire.

Les récits du cinéma enrichi par les techniques numériques retrouvent des figures – redondance, répétition, permutation, versification, allitération, oxymore, dissonance, répétition, acrostiche… – qui relèvent de la versification (du latin versus « sillon, ligne, vers », selon le dictionnaire Robert) plutôt que de la prose.

Mémoires flottantes offre au spectateur un réservoir de scènes, moins pour créer plusieurs histoires que pour jouer sur l’ordre, la rime, la

1 Ibid.

2 Ibid, p. 103.

répétition, l’allitération des phonèmes visuels et sonores recréant une musicalité des images et des sons. Pour l’installation LandMap, les séquences ont été tournées en suivant des règles de durée, de répétition et de consonance. Ces séquences trouvent leur équivalent dans une versification, dont les rimes ont été composées suivant des ordres différents, et où toutes les combinaisons sonneraient justes puisqu’elles ont été prévues, dès leur composition, pour être activées suivant plusieurs ordres.