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Temps qui bifurque, la fêlure temporelle

UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.1 Temps irréels

1.1.2 Temps qui bifurque, la fêlure temporelle

Certaines œuvres cinématographiques présentent, dans la narration, un temps qui bifurque. Ce temps sera virtuellement multiple dans les films de Joseph Mankiewicz ou encore dans les nombreuses vies que les protagonistes cumulent dans les deux films Smoking et No Smoking d’Alain Resnais1. La durée du film est ainsi éclatée, permettant une manipulation par fragments ou moments, qui peuvent se combiner en différents ordres. C’est le cas dans Script, pièce de John Baldessari2 où les récits se dédoublent et où le chiffre

« 2 » évoque le code binaire des systèmes numériques. Le temps bifurque, tant dans la narration que dans des œuvres plus interactives, quand le spectateur se trouve confronté à de nombreux choix. Tous ces possibles constituent un réseau enchevêtré, un labyrinthe dont les tours et détours nous dissimulent la fin.

Depuis que la technique nous permet de jouer avec des temporalités qui ne sont plus déterminées, le film peut ne plus offrir un commencement et une fin définis. Ainsi, le programme de la vidéo Mémoires flottantes3 en diffuse une version singulière parmi un très grand nombre de possibles. Nous verrons que la relation temporelle n’est plus la revisite d’un segment préenregistré sur un support fixe, mais l’actualisation d’un temps défini.

L’œuvre se consulte, s’actualise. Pour l’auteur, se pose alors la question de savoir comment débuter et comment finir. Nous parlerons à ce sujet de film infini. L’auteur est en proie à une réalisation inachevée, car s’il décline son œuvre en de multiples versions, il doit aussi s’assurer qu’elle reste visible malgré les avancées technologiques.

Pour comprendre les fondements de ces temps des possibles, commençons par analyser ce qui se trame au cinéma lorsque la narration fait référence à plusieurs temporalités.

1 Alain Resnais, Smoking et No Smoking, 1993.

2 John Baldessari, Script, 1974.

3 Alexis Chazard et Gwenola Wagon, Mémoires flottantes, film programmatique, 2005.

Dans La Comtesse aux pieds nus1, Joseph Mankiewicz fait dire à Harry :

« J’écris et réalise des films depuis plus longtemps que je n’aime à me le rappeler. Je remonte loin. Quand les films n’étaient qu’en deux dimensions, en une dimension, et parfois pas de dimension du tout. » Les dimensions de ces films sont temporelles, multiples. le temps se compose de celui vécu par plusieurs personnages, il se compte en nombre de subjectivités.

Pour jouir du temps, Mankiewicz n’hésite pas à suspendre le temps d’un photogramme dans son film Eve2. Il fige un moment pour que les quatre voix replongent dans leurs souvenirs, faisant revivre de nombreux présents. La voix off indique les moments passés : « Nous sommes jeunes et c’était en octobre. » Eve répond à la question : « Mais avant ? » On retourne en arrière dans un passé du passé. Le spectateur tente de recoller mentalement les pistes temporelles présentées comme simultanées, qu’incarnent les quatre personnages. Le temps devient irréel au fur et à mesure que se succèdent les flashes-back. Ceux-ci deviennent trop complexes pour être introduits comme des moments de simple passé. Toutes ces temps, qui dans la narration sont parallèles, une fois mis bout à bout, paraissent irréels : on se demande alors comment Eve a pu vivre tant de moments différents ?

Pour suivre le cours du film, le spectateur doit assumer ne pas se trouver devant le récit de la seule durée d’une vie. Dans Eve, Margot est fragilisée par sa perception du temps qui passe. Elle prend soudainement conscience qu’il va l’assaillir. Le temps s’accélère alors. Sa phobie temporelle l’a conduite à l’ivresse pour perdre totalement cette idée d’écoulement. À l’image de ces irréalités temporelles s’ajoute le dédoublement physique : Eve est la doublure de Margot et toutes les deux jouent, en parallèle, sur deux chemins.

Ces dédoublements de personnages accompagnent plusieurs issues possibles dans le récit, conduisant elles-mêmes à des carrefours, comme lorsque l’héroïne de La Comtesse aux pieds nus, incarnée par Ava Gardner, hésite entre partir à Hollywood ou rester à Madrid. Entre ces deux issues

1 Joseph L. Mankiewicz, La Comtesse aux pieds nus, The Barefoot Contessa, 1954.

2 Joseph L. Mankiewicz, Eve, All about Eve, 1950.

scénaristiques, l’héroïne choisit in extremis celle qui lui semble être « la moins pire ».

À propos du Jardin aux sentiers qui bifurquent1 de Jorge Luis Borges, Gilles Deleuze écrit dans L’Image-temps : « Ce n’est pas l’espace, c’est le temps qui bifurque, trame de temps qui s’approche, bifurque, se coupe ou s’ignore pendant des siècles embrassant toutes les possibilités. »2 Il interprète le flash-back comme une bifurcation temporelle où la multiplicité des circuits trouve un nouveau sens : « Et ce ne sont pas seulement les circuits qui bifurquent entre eux, c’est chaque circuit qui bifurque avec soi-même, comme un cheveu fourchu. »3 Dans ces situations instables, la linéarité se divise et se morcelle. L’héroïne ne se contente pas d’un choix, mais rompt avec une situation pour une autre. Deleuze poursuit : « Les personnages de Mankiewicz ne se développent jamais dans une évolution linéaire. […] C’est une histoire qui ne peut être racontée qu’au passé. C’était déjà la question constante de Fitzgerald dont Mankiewicz est très proche : qu’est-ce qui s’est passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ? »4

Dans Chaîne conjugale5, le temps se gèle quand le train passe chez Lorie et que tous les meubles tremblent. Le temps du tremblement, les personnages restent figés. À la fin du film, on circulera entre trois points de vue combinés.

Nous avons au moins trois films en un seul ; peut-être quatre si l’on compte les scènes dans lesquelles la voix de cette personne invisible semble planer sur eux tous, femme metteur en scène absente, jalouse de ces personnages et de leur situation qu’elle voudrait voir sombrer, et que le happy end contredirait, nous laissant juste dans un suspense finissant.

1 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1991.

2 Gilles Deleuze, L’Image-temps, Cinéma 2, Éd. de Minuit, Paris 1985, p. 68.

3 Ibid., p. 69.

4 Ibid., p. 69-70.

5 Joseph L. Mankiewicz, Chaîne conjugale, A Letter to Three Wives, 1948.