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Décisions et actes, micro-choix et impasses

UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.1 Temps irréels

1.1.8 Décisions et actes, micro-choix et impasses

« Le fait de la prolifération technologique entre-croisé à celui de l’allongement de la durée de la vie a permis une extension de la gestion technicisée du corps et de la santé qui

“compresse” encore la densité des bouleversements rencontrés au cours d’une existence. » Robert Motherwell, L’Humanisme de l’abstraction2

Voir ou ne pas voir une œuvre constitue déjà un choix en soi, à prendre en compte. Le spectateur peut également mettre fin aux flux défilants, en sortant de la salle. La lecture d’une œuvre interactive confronte explicitement à d’autres choix, comme par exemple de décider entre deux directions. Plutôt que de mettre le spectateur face à des quantités de choix, on préfèrera lui proposer une navigation. Le choix est une manière d’avancer dans l’œuvre, de

1 Alain Philippon, « Vertiges du double », loc.cit.

2 Robert Motherwell, L’Humanisme de l’abstraction, l’Echoppe, 1991.

voir la suite, sans remettre en question le film et en dramatisant l’opération même.

L’homme jonglant avec de nombreuses informations stockées doit faire face à ses « choix aléatoires à partir d’un nombre infini de moments possibles alliés à une spécificité décisive […] »1 (Benjamin H.D. Buchloh). Comment savoir quels sont nos intentions et nos désirs, face à cet excédent de choix insaisissables ? Selon Paolo Virno, « on opère mille choix chaque jour, et ces choix sont loin d’être le fruit de la liberté, mais ils dépendent de la nécessité de s’adapter au milieu, aux stratégies empiriques, aux estimations raisonnables »2, nous vivons parmi des petits choix qui ne dépendent pas d’un choix de vie global, « bref, nous ne savons pas ce que nous voulons, et c’est à cause de cela que nous programmons imparfaitement les golems que nous créons continuellement »3. Comment choisir, quand tout se déploie autour de nous de manière concurrentielle ? Il est nécessaire de s’abstraire de ce kaléidoscope d’informations pour ne pas oublier d’être au monde. « Pour Leibnitz ce sont les “petites perceptions”, c’est-à-dire le côté opaque de l’esprit, qui connectent chaque individu avec la vie tout entière de l’univers. »4 Alors comment réfléchir, écouter dans ce dédale de petits indices à peine perceptibles ?

Jacques Ellul5 critique les divertissements qui éparpillent le spectateur dans toutes les directions. Sitôt un divertissement fini, il faut le remplacer par un autre. Nous oublions l’essentiel par une miniaturisation des besoins et des désirs. Finalement la vie se déroule dans de petites futilités. Ainsi, dans Smoking et No Smoking, les personnages font de ces choix minimes de véritables questions existentielles. Tout est à plat, la couleur des petites dalles brisées, comme celle d’un enterrement. Les choix véritables sont éclipsés au profit de détails. Les bifurcations sont amorcées par des choix relatifs au

1 Benjamin H.D. Buchloh, « Leçons de mémoire et tableaux d’histoire : l’archéologie du spectacle de James Coleman », James Coleman, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 57.

2 Paolo Virno, Opportunisme, cynisme et peur, Combas, Éd. de l’éclat, 1991, p. 16-17.

3 Ibid., p. 17.

4 Ibid., p. 34.

5 Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, Paris, 1988.

temps qui passe, marqués par les saisons. Et malgré leurs différences, les parcours des personnages varient peu. C’est par leur façon d’aborder ces évènements qu’ils se distinguent. Le drame éclate quand l’un d’entre eux se trouve dans une impasse, dans l’impossibilité de résoudre la situation.

L’expérience passée nous a habitué à ne vivre qu’une seule vie codifiée — suivant la classe, l’âge, le sexe des personnes. Toutes nos expériences nous ont inculqué une façon de vivre, une pensée « stable » qui s’effrite, telles les petites dalles brisées. « Nous avons éprouvé une aspiration à devenir individu, et j’imagine qu’un individu est une personne qui choisit, dans chaque aspect de sa vie, ce à quoi il accorde ou non de valeur, plutôt qu’il n’accepte sans réflexion globale du monde ce que lui offre la société où il vit, et le rôle particulier qui est le sien dans ses rapports avec cette société. »1 […]

« Plus chacun d’entre nous est libre, plus riche deviendra notre société… On sera confronté à tous les problèmes qu’implique un choix. Que désire-t-on faire à neuf heures du matin ? Où veut-on être au mois d’août ? Qui veut-on voir ? Comment veut-on passer son temps ? »2 Si notre destin est marqué par le sceau du choix, d’une liberté totale où tout est pluriel, comment pouvons-nous, sans culpabiliser, vivre décisions et actes passés ? Nous sommes maîtres de notre situation et donc, à chaque faux pas, ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Nous sommes notre propre dictateur. « Si l’on vous offre de choisir entre mille possibilités d’égale beauté, pourquoi choisira-t-on l’une plutôt que l’autre ? Si le rouge et le bleu sont d’égale beauté pourquoi choisir le bleu plutôt que le rouge ? » […] «De toute évidence des critères supplémentaires doivent intervenir, et ces critères en dernière analyse doivent venir du tréfonds de notre être. En fin de compte, ils doivent nécessairement être le reflet de nos valeurs ; en ce sens, tous nos choix nous expriment… »3. Les personnages de S m o k i n g et No Smoking sont constamment confrontés à ces choix. Acculés à une accumulation de décisions à prendre et se demandant aussi comment s’orienter dans toutes

1 Robert Motherwell, L’Humanisme de l’abstraction, l’Echoppe, 1991 2 Ibid.

3 Ibid

ces vies, quand nous ne serions qu’une seule personne. Pour le spectateur qui se projette dans le point de vue des personnages se pose alors la question d’un choix parmi plusieurs identifications possibles.