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UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.5 L’œuvre-réservoir .1 Des œuvres-réservoirs.1 Des œuvres-réservoirs

3.5.2 Réservoirs de stockage

À la question « Qu’est-ce qu’un souvenir ? », Pontalis répond : « L’idée que nous nous faisons communément de la mémoire est relativement simple : nous l’identifions à un stock de souvenirs, greniers sous les combles, cave au sous-sol, secrétaire dont je garde la clé, dossiers classés ou en désordre, trésor enfoui au fond de mon jardin secret […] »1. Le cinéaste Jonas Mekas poursuit cette analogie en décrivant la manière dont il agence ses différentes

1 J.-B Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, op. cit., p. 110.

perceptions, dont il compare le processus à celui d’un d’ordinateur. Lorsqu’il se promène à travers la ville, en étant attentif, il constate : « Mes yeux sont comme des fenêtres ouvertes, et je vois des choses, les choses se présentent d’elles-mêmes. Si j’entends un son, bien sûr je regarde dans la direction du son. L’oreille devient active et dirige l’œil ; l’œil cherche la chose qui fait ce bruit. Mais la plupart du temps, les choses ne cessent de se présenter d’elles-mêmes — images, odeurs, sons, et elles sont triées dans ma tête. Quelques-unes des choses qui se présentent d’elles-mêmes font vibrer quelques cordes, par exemple, par la couleur, par ce qu’elle représente, et je commence à les regarder, je commence à réagir à tel ou tel détail. Bien sûr, l’esprit n’est pas un ordinateur. Et cependant, il marche un peu comme un ordinateur et tout ce qui se présente est jaugé, confronté à des souvenirs, aux réalités qui ont été enregistrées dans le cerveau ou ailleurs et tout cela est très réel. »1

Les « données immédiates » potentiellement accessibles sont stockées dans des réservoirs. Ce sont ces disques durs externes, internes, disques compacts, etc. Selon Locke, la mémoire, « ce magasin de nos idées », est considérée comme un stock d’objets à perte de vue. Comme le fait remarquer Steven Rose, « L’information se retrouve stockée […] Elle est dans un “lieu de stockage” […] remarquez que les notions de “lieu de stockage” à court ou à long terme sont exprimées au moyen d’une technologie rappelant les ordinateurs — bien que l’apparition du terme “stockage”, évoquant l’accumulation de denrées, ait précédé de longtemps celle de l’informatique. »2

Dans cette logique, Jacques Roubaud évoque le rôle de « reposoir de la mémoire »3. Cet entrepôt ou réservoir, espace où sont entreposées des données de toute sorte, prend la forme de mémoires externes, tels les disques durs externes ou internes. Les informations stockées et agencées dans le disque dur de mon ordinateur forment un ensemble de fichiers que j’essaie d’agencer entre eux de manière à ce que ce dispositif reste fidèle à celui de l’organisation interne de mes pensées. Dans cette structure, je retrouve les

1 Jonas Mekas, Le Film-Journal, Paris, Jeu de Paume, 1992, p. 50.

2 Steven Rose, La Mémoire : des molécules à l’esprit, op. cit., p. 134.

3 Jacques Roubaud, L’Invention du fils de Leoprepes, op. cit., p. 55.

éléments enregistrés correspondant à mon organisation mentale. Je vis avec cette double image, celle de mon cerveau et l’image mentale de mes idées recopiées sur le disque dur. Le système de renvois et d’alias me permet de faire des liens entre les idées et de créer physiquement des renvois de la mémoire entre plusieurs documents.

Comme l’utilisation effective d’une séquence est d’un temps assez court, le reste de son temps, celle-ci est stockée, mise en attente dans un lieu de stockage. L’œuvre-réservoir laisse ainsi en réserve les versions non tirées, les plans pas encore vus. Il est ainsi impossible de voir l’ensemble des dix mille images et d’écouter les milliers de mélodies et de sons du projet What are you ?1 sans compter les quelques. 250.000 combinaisons possibles de mots.

Et comment voir toutes les combinaisons scénaristiques de Horror chase2 des auteurs Mc Coy ? Le spectateur qui consulte une œuvre de ce type ne s’attache pas à en épuiser le contenu, dont il est parfois impossible de faire le tour, en particulier si dans ce gigantesque réservoir est entreposée une base de données colossale, dont il s’agit d’activer quelques éléments parmi d’autres.

Quand je parle d’œuvre-réservoir, c’est autant le contenant – le réservoir – que le contenu – l’intérieur de la réserve – que je met en relief. De quel réservoir s’agit-il ? Quelle sera sa forme ? L’auteur fait autorité sur son réservoir, il décide de sa taille, de sa place, de sa circulation de ce qu’il va y mettre.

Luc Dall’Armellina3, cherchant les spécificités structurelles de ces dispositifs de cinéma, définit sept étapes nécessaires. Dans un premier temps, tous les éléments doivent être numérisés pour leur possible saisie et leur opérabilité. Deuxièmement, le film numérique « nécessite un matériel de projection spécifique que le dispositif actuel cinématographique ne possède pas, ou pas encore ». Dans le cas de Mémoires flottantes, il est nécessaire

1 Stéphane Degoutin, Marika Dermineur et Gwenola Wagon, What are you ? installation, 2005.

2 Jennifer et Kevin McCoy, Horror Chase, installation interactive, 2002.

3 Luc Dall’Armellina, Un nouveau dispositif pour le film : à propos de Mémoires flottantes, dispositif filmique d’Alexis Chazard et Gwenola Wagon, Valence Paris, juin 2006.

d’avoir un ordinateur pour lire le film. « Le dispositif est ainsi, à la manière d’une pièce de théâtre, interprété en direct, chaque soir s’il s’agit de projections cinématographiques, par le programme, c’est-à-dire, par une prolongation artéfactuelle de la décision de l’auteur. » Enfin la variabilité

« fait partie intégrante du nouveau dispositif numérique et constitue peut-être sa qualité essentielle. Par elle, le spectacle cinématographique devient comme interprété, ni tout à fait le même, ni tout à fait autre. »