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Montage des possibles. Le cinéma devient un engin de possibilitéspossibilités

UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.3 L’infini film

1.3.3 Montage des possibles. Le cinéma devient un engin de possibilitéspossibilités

Dans LandMap1, le temps se monte au fur et à mesure de la lecture, c’est une dimension qui se sculpte. Le spectateur choisit un signe dans l’image qui correspond à une séquence vidéo, le film bascule alors à l’image précise qui la débute dans le montage. Le film est stocké dans la machine en tant que séquence QuickTime2 et le programme saute littéralement d’un endroit à l’autre de l’enregistrement. QuickTime est un progiciel système (ou ensemble de modules logiciels) qui constitue une plateforme multimédia. Chaque séquence contient une ou plusieurs pistes. La piste vidéo contient une succession d’images à une vitesse donnée, la piste audio un flux sonore numérisé, tandis qu’une autre piste pourra contenir des informations textuelles sur le film lui même (comme le titre, le copyright, le créateur, la date de parution…). Il existe aussi des pistes de comportements permettant de programmer une interactivité avec l’utilisateur ainsi que des pistes de liens permettant de pointer vers une adresse Internet ou vers un autre fichier.

QuickTime permet de repenser le film en terme de modularité, de manipulation et d’accès rapide aux différentes images, sons et informations contenus dans une séquence. De plus, la précision et la vitesse des machines permettent de monter le film en temps réel sans ressentir de temps de calcul ou d’accès (l’ordinateur calcule les montages que le spectateur provoque).

Celui-ci se confronte à une autre temporalité. Dans l’installation Julie, je propose au spectateur de choisir entre deux temps bifurcants. À chaque

1 Alexis Chazard et Gwenola Wagon, LandMap, 2002, installation vidéo interactive.

2 QuickTime, technologie multimédia multi-plateforme developpée par Apple Computer, 1991.

choix, le temps se dédouble en deux possibilités, suivant les gestes du spectateur sur l’interface, l’acte ou son absence. Nous utilisons les fonctionnalités d’accès direct qu’offre QuickTime pour ce type de montage.

Ainsi, le temps de L a n d M a p est un réseau dont les possibles embranchements se recoupent entre eux ; il prend la forme d’un circuit bouclé sur lui-même : une séquence vidéo composée de chapitres permet de la représenter linéairement.

Avec les logiciels de montage numérique, le film se monte dans l’infini des possibilités. Il se monte comme le livre s’écrit, échappant parfois aux mains du réalisateur devenu aussi monteur. Le montage dit virtuel multiplie les possibilités à chaque changement. Si, comme nous avertit Anne Cauquelin, les mots « virtuel et virtualité sont sans doute les termes qui, avec interactivité, font le plus de ravages. »1 Le montage dit virtuel présente plusieurs montages qui ne sont pas achevés mais qui peuvent être réalisés : ils sont en cours de réalisation. Chaque plan posé renouvelle les choix pour les autres plans à monter. À l’infinité des possibilités des positions des plans entre eux, s’ajoute l’infinité des choix d’autres paramètres comme la durée et la vitesse. Toutes ces possibilités constituent-elles une perte du projet dans la combinatoire ?

Le montage serait, au minimum, un choix entre chaque plan : après un plan, que vient-il ? Quel plan pourrait succéder ? Mais l’entre-deux devient matière à hésitation. Entre deux images, entre deux continuités temporelles, une troisième est sous-jacente. « Envisagés sur le plan de l’art, cinéma - vidéo - ordinateur appellent une opération de démontage très exactement inverse de ce processus de montage ou d’enchaînement qui a primitivement enfilé les images comme des perles et fait se succéder tel photogramme ou telle image à tel autre suivant un rythme précis, déterminé ou, tout au contraire

1 Anne Cauquelin, Fréquenter les incorporels…, op. cit., p. 100.

strictement aléatoire. Montage et dé-montage sont ici à entendre doublement. »1

L’Homme à la caméra et les outils virtuels : cutter, ciseau, main, loupe.

L’Homme à la caméra de Dziga Vertov2 décrit visuellement plusieurs couches du travail d’un film, prises de vue et montage notamment. Il nous montre le travail de la monteuse, qui consiste à isoler des moments de film sous ses doigts, les faire jouer en avant, au ralenti, en arrière, isoler un photogramme. La monteuse circule dans le film, cherche un endroit précis, le découpe pour le placer ailleurs, jongle d’un plan à l’autre dans un temps qui est aussi celui de la distance mesurable par le métrage pellicule. Cette activité fait apparaître le montage comme un processus qui amène Lev Manovich à rapprocher le montage de L’Homme à la caméra du copier-coller appliqué au processus du montage numérique. Vertov est « à mi-chemin entre les flâneries baudelairiennes et l’utilisation de l’ordinateur actuel. »3 Le travail de la monteuse dans ce film annonce les croisements possibles, sur le plan du montage, entre cinéma et nouveaux médias. De la stratégie avant-gardiste du collage émerge le copier-coller qui est la plus commune des opérations numériques. Virtuellement, les monteurs analogiques et numériques ont entre les mains un morceau d’espace-temps et voyagent à l’intérieur, pouvant à chaque instant couper, coller, ralentir et arrêter le temps. Le montage

1 Florence de Meredieu, « Montage/Démontage », Technologie et imaginaire, ou-vrage/catalogue des premières Rencontres Internationales Art cinéma / art vidéo / art ordinateur, Maria Klonaris, Katerina Thomadaki (eds), Dis voir, 1990, p. 19.

2 Dziga Vertov, L’Homme à la caméra, 1929.

3 Lev Manovich, The Language of New Media, MIT Press, Londres, 2000, « Vertov stands halfway Baudelaire’s flâneur and today’s computer user. » p. XXX.

numérique ajoute à ce caractère linéaire des « morceaux à organiser » une autre dimension : tout est possible à chaque instant, dans les limites de la machine et du programme. Sur son logiciel, le monteur déplace des bouts de film autant de fois qu’il le souhaite. Il est plus limité par son temps de travail et son imagination que par les capacités de jeu temporel de la machine. Elle lui offre, dans ce domaine des possibles, d’agencer infiniment les pièces de son puzzle. L’interface graphique représente une échelle de temps aux dimensions variables et des fenêtres pour stocker et disposer des plans. Son expérience devient plus spatiale que temporelle. Le monteur fait donc l’expérience temporelle d’une spatialité, où passant de la chronologie à la fenêtre de visualisation, il gère deux modes de présentation du film en cours d’ébauche.

Extrait de la fenêtre « chronologie » du logiciel de montage Final Cut Pro.

À l’origine, Strictement footinguesque1 de Judith Cahen était conçu comme un projet de CD-rom interactif, qui devait se nommer Utopie d’un cinéma interactif. Il a d’ailleurs inspiré le titre de la présente recherche. Dans le film, les protagonistes imaginent et aident Anne Buridan, le personnage créé et joué par Judith Cahen, à écrire son scénario. Elle accumule des histoires qui s’enchaînent les unes à la suite des autres de façon linéaire.

Celles-ci sont parfois remises en cause ou complétées par les autres personnages, qui se prennent au jeu du « ou bien » ou du « si c’était comme ça ». Chaque bifurcation scénaristique présente une renaissance de l’histoire.

1 Judith Cahen, Strictement footinguesque, 1995.

Après avoir visionné toutes ces possibilités, le spectateur prolonge les possibles, en pointillé, dans un hors champ de l’histoire.

Le montage virtuel révèle des possibilités d’agencement. Tous les plans de l’installation vidéo Mémoires flottantes, sont tournés et montés pour être mobiles et se fondre avec d’autres, posséder ce caractère mutagène, où les plans sont régulièrement remplacés par d’autres au cours du film. Mémoires flottantes est un projet dont les manipulations multiples et les fragments se combinent dans la multiplicité des tirages possibles.