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Ou bien… ou bien… Le temps du choix

UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.1 Temps irréels

1.1.7 Ou bien… ou bien… Le temps du choix

Ou bien… ou bien… 1, c’est comme ça ou autrement, devait être un potentiel titre pour les films Smoking et No Smoking. Alain Resnais aurait préféré mettre en place une situation où le spectateur puisse choisir entre les films Smoking et No Smoking après avoir payé son entrée. « Mon rêve c’était qu’on achète le billet et puis, après avoir passé le contrôle, on choisit d’aller à gauche ou à droite. » Les deux films sortent en même temps en salle, car : « le vrai choix, paradigmatique, est à l’entrée du cinéma : quelle file prendre ? Encore avait-il souhaité que cette alternative se situe après les caisses, dans le noir des couloirs d’un complexe multisalles. Si nous avions dû choisir nous-mêmes, quelle différence ? »2

Les titres Smoking et No Smoking évoquent un instant fugace, une action rapide (ou sa négation). Les personnages vivent leur odyssée et construisent des souvenirs que seul le spectateur mémorisera. La phrase de Jean-Louis Boissier au sujet de Moments de Jean-Jacques Rousseau prend ici tout son sens : « Pour que l’évènement et le sentiment qu’il procure se conserve, il faut le constituer en moment, c’est-à-dire savoir l’isoler, y mettre fin. »3 Dans les deux films d’Alain Resnais, les situations organisées entre elles sont isolées par des intervalles. On nommera « moment » un instant détaché du reste, telles les séquences cernées par les « ou bien ». On distingue deux sortes de moments : ceux déterminés par le scénario et ceux que le spectateur détache, qui lui appartiennent, comme s’il conservait en tête des instants de sa propre

1 En référence à l’ouvrage Ou bien… ou bien… de Sören Kierkegaard.

2 Jean-Louis Boissier « L’Image-Relation », La Relation comme forme , op. cit., p. 294.

3 Jean-Louis Boissier, « Le Moment interactif » dans Moments de Jean-Jacques Rousseau, cd-rom, Paris, Gallimard, 2000.

vie. Dans la version DVD des films Smoking et No Smoking, il est possible de choisir les moments dans l’ordre que l’on souhaite.

Qu’est-ce qui caractérise un moment pris dans la continuité d’un film ? Le moment détachable devient lui aussi un « objet temporel ». Mais, se demande Edmund Husserl, cité par Bernard Stiegler, « comment distinguer le commencement de la fin, si le commencement est d’emblée le commencement de la fin ? Peut-on poser et proprement distinguer un commencement et une fin ? »1 En d’autres termes, s’il est conçu comme un objet, le moment est isolable comme tel et a donc nécessairement un début et une fin. Prenons certains gestes récurrents rencontrés dans L’Année dernière à Marienbad2 : « A » tourne la tête, ou bien lève le bras. Dans notre souvenir, on peut isoler ce moment et lui trouver un commencement, un milieu, une fin. Mais cette chronologie du geste est aussi réversible mentalement, on peut se figurer le geste dans l’autre sens. Le cinématographe parvient à nous présenter les gestes filmiques comme une action réversible sans que la compréhension de ce geste s’en trouve modifiée.

Dans Smoking et No Smoking, entre les bifurcations, une pause accompagnée d’une petite musique construit un espace pour les spectateurs, hors le film. Dans L’Amour à mort3, des intervalles intercalés entre les scènes (un écran noir envahi de particules, de flocons) laissent au spectateur le temps de retrouver ses pensées, de se rafraîchir la mémoire et la perception.

Ils composent un ensemble de ruptures entre deux continuités. Le film survit d’interlude en interlude. Les intervalles de Smoking et No Smoking induisent aussi un suspense. Ils sont entrecoupés d’un écran noir, auquel succède un dessin de Floc’h, et parfois un arrêt sur image comme pour l’arrêt temporel du tout premier choix. Célia Teasdale, une main tentant de saisir une cigarette du paquet de Players, l’autre gantée, s’immobilise ainsi trois secondes. Et de même que le hasard nous pousse à introduire une cassette

1 Bernard Stiegler, La Technique et le temps 2 : La Désorientation, Paris, Galilée, 1996.

2 Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, 1961.

3 Alain Resnais, L’Amour à mort, 1984.

vidéo dans un magnétoscope ou à choisir un film en salle, Célia fume une cigarette ou repose le paquet.

Dès les premières notes de la musique de John Pattison dans les interludes de Smoking et No Smoking, on devinera que c’est là que se tient la suite décisive. La valeur du « ou bien » agit comme une image articulatoire du récit qui peut faire plier l’embranchement d’un côté comme de l’autre et amener le récit à changer du tout au tout. Et la musique liée à l’intervalle transformerait cette fatalité en espace récréatif.

Les images arrêtées de Smoking et No Smoking nous entraînent dans une autre conjugaison temporelle. Dans ces moments, les intertitres interrompent le flux visuel et laissent ainsi un espace de respiration. Ils tiennent le rôle de points de suspension. Les phrases du type « Ou bien il dit : non, Rowena, le sentier est par là et la mer est par là, à tout à l’heure ! » trouvent leur sens prémonitoire par la suite. Elles tiennent le spectateur en haleine. Et quand on revoit le film elles nous rappellent ce qui va suivre, agissent comme une ritournelle1, et deviennent presque comiques par leur répétition.

Chaque bifurcation provoque « une excitante suspension de sens (ce qui nous vaut une très séduisante utilisation de l’arrêt sur image, non comme fermeture, mais comme ouverture)»2. Je rapproche cette phrase de l’idée de François Truffaut selon laquelle l’art de créer le suspense est en même temps celui de mettre le public « dans le coup » en le faisant participer au film :

« Dans ce domaine du spectacle, faire un film n’est plus un jeu qui se joue à deux (le metteur en scène + son film) mais à trois (le metteur en scène + son film + le public). »3 Sollicité tout à la fois par le médium et par l’auteur, le spectateur se voit investi du rôle d’électeur. Sa lecture est prophétique.

1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Minuit, 1980.

2 Alain Philippon, « Vertige du double », Paris, Cahiers du cinéma, n° 474, 1993, p. 20.

3 François Truffaut, Hitchcock/Truffaut, Gallimard, 1993, p. 11.

Figure de la bifurcation, Alfred Hitchcock, Soupçons, 1941.

« Devant ces articulations du récit où s’ouvrent plusieurs voies, impossible de ne pas penser à ces deux routes, bien réelles celles-là entre lesquelles Janet Leigh, dans Psychose, fait au hasard le choix que l’on sait, celui qui la mènera vers l’horreur, ou au trivium (figure inverse : là où deux routes se rejoignent en une) où Œdipe pour son malheur, rencontra Laïos » 1.