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Mémoire et souvenirs d’enregistrements enchevêtrés

UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.1 Fabrication des souvenirs

3.1.4 Mémoire et souvenirs d’enregistrements enchevêtrés

Les technologies de la photo et du cinéma figent-elles nos souvenirs ? Les souvenirs qu’elles enregistrent sont-ils d’une nature différente ? Selon Steven Rose, ils sont « empêchés d’évoluer dans nos mémoires, comme ils pourraient le faire s’ils n’étaient pas entravés et confrontés sans cesse à des références externes »2. Andreï Tarkovski remarque que, dans son souvenir, sa

1 Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, op. cit., p. 32.

2 Steven Rose, La Mémoire : des molécules à l’esprit, op. cit., p. 120.

mère a un seul visage. Ce visage s’est confondu avec celui de ses souvenirs photographiques. Il a fini par se figer dans cette seconde mémoire.

Comme le dit André S. Labarthe, dans son film Lumière1, « la joie esthétique naît d’un déchirement, car ces souvenirs nous disent le paradoxe d’un passé objectif […] »2. Ils se figent dans une représentation que nous conservons dans notre conscience. L’enregistrement cinématographique se confronte avec un autre temps, celui de l’expérience vécue. Et ces deux formes de souvenir me font penser aux deux traces dans la neige qui hantent John Ballantine (alias le Dr Edwardes), interprété par Gregory Peck dans La Maison du docteur Edwardes3.

Cette image fascinante, composée de deux marques sombres sur un fond clair, apparaît à l’écran lors des crises de John Ballantine. Ces deux traces sont ici une métaphore de l’enregistrement du réel mis en parallèle avec son référent : je vis et en même temps je laisse une trace avec un appareil photo ou une caméra. L’image du souvenir est revue à la lumière de cette expérience. Le souvenir se confronte à la trace filmique. Ces deux traces présentant des modalités différentes, que je compare aux marques des skis dans la neige dans le même film, créeraient-elles une schizo-mémoire ?

Alfred Hitchcock, La maison du docteur Edwardes, 1945.

De l’image de la trace on pourrait aussi glisser vers celle d’une griffure.

L’image de la « griffe » indique justement cette déchirure pratiquée dans (et

1 André S. Labarthe, Le cinéma à vapeur, 1995.

2 Ibid.

3 Alfred Hitchcock, La Maison du docteur Edwardes, Spellbound, 1945.

non sur) une surface, qui « laisse une trace ». Comme ces signes sur les murs, dans le film La Jetée de Chris Marker, au sujet desquels Philipe Dubois écrit qu’« il n’y a d’origine que dans la mémoire, donc que comme image. Toute histoire est à la fois le résultat (la cicatrice) d’une image d’enfance et en même temps un travail matériel de la mémoire, qui transforme, reprend, (ré)organise. »1 Chris Marker remarque qu’il se souvient surtout de ses souvenirs d’images enregistrées : « […] Je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. […] Elles se sont substituées maintenant à ma mémoire, elles sont ma mémoire. Je me demande comment se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, qui ne magnétoscopent pas, comment faisait l’humanité pour se souvenir. »2 Plutôt que de penser le souvenir réel, masqué par celui de l’image enregistrée, je préfère l’image de l’entrelacement de ces mémoires entre elles. Les souvenirs des films dédoublent le temps vécu. mais comme le précise aussi Guy Gauthier : « La chasse de Marker n’est pas une chasse d’objets, c’est une chasse d’images, une tentative de réanimation de la mémoire dormante. L’image ne lui suffit plus dans son simple appareil, il lui faut sans cesse l’interroger, la soumettre à toutes les opérations qui se découvrent au fur et à mesure de l’évolution des techniques. »3

Marker cherche à répondre à cette question : comment retenir la force de l’instant ? Raymond Bellour écrit : « Comment garder l’instant, c’est-à-dire y avoir accès ? Comment se souvenir dans le temps même où l’instant advient, à la fois idéal, décisif et prégnant ? »4 Marker cherche tout autant à se remémorer qu’à revoir son souvenir pour y accéder ; cet instant qu’il cherche à revoir et dont il veut être certain de pouvoir le revisiter. Enregistrer ce moment si fragile, pour le revoir, par exemple les trois enfants sur une route

1 Philipe Dubois, « La Jetée ou le cinématogramme de la conscience », Recherches sur Chris Marker, Théorème 6, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 19.

2 Chris Marker, Sans Soleil, cité par Guy Gauthier, « Images d’enfance », Recherches sur Chris Marker, Théorème n°6, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.

3 Ibid., p. 58.

4 Raymond Bellour, « La double hélice », L’Entre-Image 2 : Mots, Images, Paris, POL, 1999, p. 31.

en Islande en 1965 qu’il commente comme étant l’image du bonheur, celle qu’il n’arrive pas à associer à d’autres et qu’il met au début de Sans Soleil avec une longue amorce noire.

Mais que le souvenir de l’œuvre soit saisissable, prenable, attrapable, explorable, captable, cela ne va pas de soi, au contraire. Marker constate l’impossibilité de vivre avec la mémoire de Vertigo autrement qu’en la faussant ou la dédoublant. Est-ce parce qu’il est si difficile de conserver intact le souvenir de Vertigo que Marker part à San Francisco et effectue le pèlerinage de tous les lieux de tournage d’un film vu dix-neuf fois ? Il écrit ainsi dans Sans Soleil « qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, un film d’Hitchcock, Vertigo. »1 Il parcourt en voiture toutes les routes de San Francisco où James Stewart, Scottie suit Madeleine (Kim Novak). Il crée aussi une zone d’accès et invente un double à Vertigo en repérant les lieux de tournage, « […] dans une autre dimension du temps, une zone qui ne serait qu’à lui et d’où il pourrait déchiffrer l’indéchiffrable histoire qui avait commencé à Golden Gate quand il avait retiré Madeleine de la baie de San Francisco, quand il l’avait sauvée de la mort avant de la rejeter ou bien était-ce l’inverse ? »2 Si bien qu’on ne sait plus qui a sauvé Madeleine, Scottie ou Marker, et dans quelle œuvre, Sans soleil ou Vertigo.

Pour expérimenter ce décalage entre les souvenirs et la mémoire des souvenirs enregistrés, William Burroughs3 propose de faire l’expérience suivante : on pourrait, lors de l’exploration d’une rue, enregistrer tout ce que l’œil voit et tout ce que l’oreille entend. Par la suite, ces enregistrements seraient revus et réentendus. Ils ne correspondraient pas avec les souvenirs enregistrés dans notre mémoire : l’enregistrement nous mettrait en face de tout ce qu’on a pu oublier. Il pallierait à nos pertes de mémoire, il aurait ainsi le rôle affecté aux parcours où sont glissés les images.

1 Chris Marker, Sans soleil, 1982.

2 Ibid.

3 William Burroughs, La Révolution électronique, Cergy, D’Arts éditeur, 1999, p. 21.