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UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.2 Se perdre dans les possibles

1.2.3 Le récit labyrinthique

« Quel drôle de chemin il m’a fallu parcourir pour arriver jusqu’à toi… Ce drôle de chemin, c’est le film. »

Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir5

Avec l’éclosion de situations qui se dédoublent naît la crainte de la pluralité, la possible confusion et l’esprit labyrinthique. Dans le labyrinthe,

1 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Minuit, 1951.

2 Samuel Beckett, Murphy, Paris, Minuit, 1938.

3 Sören Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949, p. 94.

4 Alan Ayckbourn, auteur des huits pièces Intimate exchanges, retranscrites et scénarisées par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui pour les films Smoking et No Smoking d’Alain Resnais.

5 Jean-Louis Comolli fait allusion aux derniers mots de Pickpocket de Robert Bresson dans Voir et pouvoir, Paris, Verdier, 2004 : « O Jeanne pour aller jusqu'à toi quel drôle de chemin il m'a fallu prendre. »

on perd la notion de début et de fin, on ne voit plus la sortie. L’espace est brouillé. Ce qui importe n’est pas la construction d’une narration, mais les détours scénaristiques eux-mêmes et la façon dont ils s’agencent entre eux afin d’en masquer la sortie finale.

Le chemin labyrinthique à l’intérieur d’un film, par ses tours et ses détours, fait oublier le segment temporel et linéaire de la forme de l’œuvre.

La richesse de Smoking et No Smoking réside dans ces détours faits de cheminements tortueux, de situations dédoublées et de nombreuses ramifications. Or Abraham Moles remarque que notre culture ne se prête pas aux multiples tours et détours d’œuvres relevant de chemin tortueux ou de récits dont on explore les possibles comme cela peut être le cas avec l’art de la combinatoire. Il explique que « l’être occidental est ainsi fait, [que] lorsqu’il rencontre un labyrinthe, il désire en sortir, même si les événements (permutationnels) qui adviennent dans les détours de ce labyrinthe sont susceptibles de sensualisation et par là de plaisir »1.

La forme du récit labyrinthique est largement répandue dans la littérature.

Italo Calvino fait un lien entre celle-ci et la société moderne, dans laquelle il est facile de se perdre et d’être désorienté. Le labyrinthe incarne l’architecture d’une société où l’on précipite la perte de l’individu pour mieux le tenir, le posséder, voire le gagner. Calvino cite Hans Magnus Enzensberger « Toute orientation […] présuppose une désorientation. Seul celui qui a fait l’expérience de la perte d’orientation peut s’en libérer. Or ces jeux d’orientation sont à leur tour des jeux de désorientation. C’est là que réside leur fascination et leur risque. Le labyrinthe est fait pour qu’on s’y perde et qu’on y erre. Mais il est aussi un défi au visiteur, pour que celui-ci en reconstitue le plan et en détruise le pouvoir. »2

C’est en s’identifiant au personnage « X » que le spectateur cherche la sortie ou l’interprétation du film L’Année dernière à Marienbad. L’action se situe dans « un grand palace international, immense, baroque aux décors

1 Abraham A. Moles, Art et ordinateur, Paris, Blusson, 1990, p. 152.

2 Italo Calvino, « De la narration labyrinthique », La Machine littérature, Paris, Seuil, 1993, p. 22.

fastueux mais glacés »1. Le lieu est décrit comme un labyrinthe, une enfilade de portes, de couloirs, de reflets dont la mise en scène découle. Dans les mystérieux dédales des couloirs, le spectateur est invité à cheminer personnellement, ne serait-ce que pour y trouver son interprétation et pour savoir si la rencontre entre cet homme et cette femme a eu lieu. La voix off de la bande-annonce pose les questions au futur spectateur : « Qui a raison ? Qui ment ? L’homme est il un banal séducteur, un fou ? Ou bien confond-il deux visages ? Que s’est-il vraiment passé l’année dernière à Marienbad ? » Toutes ces questions auxquelles le spectateur se sent dans l’impérieuse obligation de répondre pour sortir du labyrinthe. « Soyez attentifs ! Un objet, un geste, un décor, une attitude, le moindre détail a son importance. Pour la première fois au cinéma, vous serez co-auteur d’un film. A partir des images que vous verrez, vous verrez vous-même l’histoire, d’après votre sensibilité, votre caractère, votre humeur, votre vie passée, c’est à vous qu’il appartiendra de décider si cette image ou celle-là représente la vérité ou le mensonge, si cette image est réelle ou imaginaire, si cette image figure le présent ou le passé. Tous les éléments vous seront donnés, à vous de conclure. »

Et sur l’écran s’inscrit : « venez JOUER le VRAI JEU de la VÉRITE Venez GOÛTER… Cette sensation NOUVELLE. MIEUX qu’avec le CINÉMA en relief, MIEUX qu’avec le GRAND ÉCRAN. VOUS SEREZ VOUS-MÊME le CENTRE… de cette histoire d’AMOUR comme vous n’en avez encore JAMAIS VU… mais comme vous en avez peut-être VÉCU… »

Le récit en forme de labyrinthe est-il un jeu cruel pour le spectateur ? Si le spectateur était aux commandes, ne zapperait-il pas une partie du film pour s’échapper le plus vite possible du labyrinthe dont on lui confie les rênes ? Et, finalement, ne passerait-il pas à côté des détours de films comme Smoking et No Smoking ? En créant un espace et un temps tortueux, sans guide ni repères, en demandant au spectateur qu’il se retrouve dans un labyrinthe, lui donne-t-on la clé de son devenir d’explorateur ? Un récit en forme de labyrinthe entraîne de la part du spectateur l’envie de sortir, de résoudre

1 Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, bande-annonce, 1961.

l’énigme, le chemin le plus court pour atteindre la sortie de l’œuvre qui présente une fiction qui se déploie. Le réalisateur ne compose pas son film pour son unique fin, et de même le lecteur ne le lit pas pour en finir avec l’histoire. Enfin les jeux vidéo réussissent à capter l’attention du spectateur suffisamment longtemps pour que la sortie ne soit pas sa seule motivation. Le joueur entre dans le jeu sans savoir quand ni comment il sortira.

Dans des œuvres interactives comme Portrait n°1 de Luc Courchesne, on perd la continuité de l’histoire d’origine et la fiction se trame à partir de cette perte. L’auteur compose ainsi un temps et un espace suffisamment vaste, créant l’illusion d’un labyrinthe où le spectateur erre dans des chemins parallèles, des bifurcations scénaristiques.

Ces récits aux chemins multiples s’apparentent à des histoires comportant des ouvertures nombreuses renvoyant les unes aux autres. Les scenarii de nos Histoires à pression utilisent des variables : rythme, vitesse, fluctuation, balancement, oscillation, etc.. L’histoire se presse et est pressée. Le spectateur qui visite Ne m’oubliez pas1 influe sur la vitesse des plans et fait varier leur temporalité. Le point de pression, d’involution ou de flexion permet de moduler le récit, de le tendre ou de le détendre. Dans les Histoires à pression nous utilisons des paramètres de programmation des récits comme l’intensité d’une pression et sa durée pour témoigner d’une insistance. Alexis Chazard écrit à ce sujet : « Le travail de l’auteur d’une pièce de ce type semble s’apparenter à une préparation de situations “à venir”, dont la virtualité se trouvera se réaliser dans des conditions d’apparition que l’auteur est également invité à tenter de se représenter, voire à déterminer. Et l’un des intérêts majeurs de cette approche vient de ce que l’objet réalisé possède une forme bien arrêtée dans sa virtualité. »2. Le terme d’« œuvre-programme » s’avère pertinent dans ce contexte.

1 Gwenola Wagon et Alexis Chazard, Ne m’oubliez pas, 2003, installation vidéo interactive.

2 Alexis Chazard, Playtimes Scénario / programme, septembre 2006.