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UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.1 Fabrication des souvenirs

3.1.1 Mémoire vive

Pourquoi se souvenir ? LandMap1, installation vidéo interactive trouve aussi son origine dans le désir de saisir le souvenir d’un voyage passé.

LandMap est une mise en scène des souvenirs de lieux visités, de routes parcourues et d’histoires traversées à Dunkerque. Dans ce travail, il est autant question des souvenirs à retranscrire pour les connecter entre eux, que de la façon dont ils peuvent être rendus lisibles comme tels pour le spectateur. Dans Mémoires flottantes2, les souvenirs sont enregistrés et nommés, puis convoqués par le programme qui les actualise.

Toute œuvre d’art, picturale, musicale, littéraire, cinématographique peut être perçue comme mémorisable par le spectateur. Image marquant la mémoire, histoire traversant la conscience, musique possiblement retenue.

Pour constituer cette œuvre d’art, l’auteur met en place un certain nombre de moyens facilitant la mémoire. Il sera question, dans cette troisième utopie, d’évoquer les stratagèmes élaborés par les auteurs pour que le spectateur se souvienne de l’œuvre ou qu’elle lui rappelle autre chose.

Recherches théoriques et thèses abondent sur les relations qu’entretient le cinéma avec la mémoire. Victor Erice écrit d’ailleurs que jamais « nous n’avions imaginé qu’au fil des années, [le cinéma] allait devenir un élément essentiel de notre mémoire, le réceptacle capable de contenir les images qui reflètent le mieux l’expérience de ce siècle finissant. »3

La Mémoire doit s’incarner pour être vivante. Or il semblerait que, pour se souvenir, il soit nécessaire de se déplacer mentalement, pour se figurer et contribuer à ces mouvements d’incarnations multiples ou pour retrouver les chemins où se logent les souvenirs. Le temps fait de la mémoire une matière

1 Alexis Chazard et Gwenola Wagon, LandMap, 2002-2003, installation vidéo interactive.

2 Alexis Chazard et Gwenola Wagon, Mémoires flottantes, 2005, vidéo programmatique.

3 Victor Erice, « Écrire le cinéma, penser le cinéma », Trafic, n°51, Paris, POL, 2004, p. 18.

étrange, mouvante, dont J.-B. Pontalis fait cet éloge : « Qui oublie les “dates exactes” pour nous ouvrir à une mémoire autrement exacte qui n’est pas même celle du ressouvenir mais celle de traces sensibles, souvent infimes, qui ont, pour nous seul, valeur d’événement et c’est bien plus tard, quand de surprenantes connexions apparaîtront, que nous mesurerons leur effet ? »1

Jean-Yves et Marc Tadié, dans leur ouvrage Le Sens de la mémoire, ont montré comment de nombreux écrits, depuis Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau jusqu’à La Recherche du temps perdu de Marcel Proust anticipent, préfigurent ce que les scientifiques démontreront ultérieurement par leurs découvertes.

On a cherché à représenter la mémoire par de nombreuses métaphores, dont l’une des plus connues est celle de la tablette de cire. Or, nos souvenirs ne sont pas coulés dans la cire. La mémoire n’est pas « ce que laissait penser une image antique, un morceau de cire sur lequel seraient inscrits définitivement les souvenirs. »2 Ils sont, au contraire, emportés dans un mouvement perpétuel, modifiables et fragiles. Thierry Kuntzel compare ainsi les dispositifs de mémoire et d’oubli des ardoises magiques où s’efface et pourtant persiste la trace du mot à la surface de l’écran vidéo : « […] toujours disponible pour de nouvelles inscriptions à la manière de ce bloc-notes magique auquel Freud compare le fonctionnement de l’appareil psychique »3. Bien que ces images n’expliquent pas le fonctionnement du mécanisme de l’acte de se souvenir, les indices des changements de notre mémoire se multiplient. « Or, c’est partout et tous les jours que se multiplient les indices d’un tel changement, aussi bien sur cette terre qu’au-delà dans l’espace, jusqu’au tréfonds de la matière et, sans doute, de l’esprit »4 Christian Vanderboght et Eric Ouzounian nous rappellent que c’est finalement toute notre façon de penser qui s’en trouve modifiée5.

1 J.-B Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Paris, Gallimard, 2000, p. 65.

2 Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 125.

3 Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image : créations électroniques et numériques, Nîmes, J.

Chambon, 2002, p. 65.

4 Christian Vanderboght et Eric Ouzounian, NetWar, op. cit., p. 299.

5 Ibid., p. 257.

À la théorie de la mémoire comme mécanisme du cerveau qui encode, enregistre et récupère les données s’oppose à présent une conception où la mémoire serait en perpétuelle recréation, « […] non abstractive, c’est-à-dire capable de recréer des expériences passées, grâce à des systèmes de connexions : un système a appris, un autre peut recréer en modifiant ses synapses. Chaque perception va modifier chaque synapse qui sera responsable alors de la fonction de recréation. Percevoir, encoder, retrouver sont les trois étapes de l’acte de mémoire. »1 (Jean-Yves et Marc Tadié) Les découvertes sur le fonctionnement de la mémoire transforment-elles notre manière d’utiliser la technique ? Ou sont-ce les révolutions technologiques liées à l’ordinateur qui bouleversent la façon de nous servir de notre mémoire ? « La technologie moderne — la photo, le cinéma, les enregistrements audio et vidéo, et par dessus tout l’ordinateur — restructurent encore plus profondément la conscience et la mémoire, imposant un nouvel ordre dans nos façons d’agir sur le monde. »2 Les œuvres d’art relevant des nouveaux médias s’inspirent-elles de ce nouvel ordre de la mémoire ? Et finalement le cinéma interactif ne serait-il pas plus proche de cette vision que ne l’est le cinéma dans son dispositif en salle ? Les découvertes en neurobiologie, anatomie, sciences cognitives, en nous offrant une nouvelle vision de notre système mémoire, ont largement influencé notre manière de concevoir et de composer des objets filmiques avec les

« machines-ordinateurs ». Si la machine assiste le cerveau, elle est surtout un gigantesque aide-mémoire.

Avec l’informatique, l’emploi du mot mémoire se dote d’un sens supplémentaire : on se construit, depuis, une mémoire par analogie. On choisit d’abord le mot pour tendre vers sa signification. L’emploi du mot mémoire pour le stockage de données dans l’ordinateur ne correspond pas exactement à la mémoire humaine : « L’ordinateur digital de Von Neumann était formé d’un processeur central, réalisant des opérations arithmétiques et électriques, et d’une unité de stockage de données, immédiatement baptisée

1 Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, op. cit., p. 93.

2 Steven Rose, La mémoire : des molécules à l’esprit, Paris, Seuil, 1994, p. 120.

par ses inventeurs du nom de Mémoire. »1 Cependant, cette énorme mémoire informatique nous assiste dans les tâches mnémotechniques pour retrouver les données, pour les piloter par des mots clés et pour toute autre fonction aidant à son orchestration.

Dans cette troisième partie, j’étudie les relations entre mnémotechnique et cinéma numérique. Les possibilités offertes au cinéma par les techniques numériques réactualisent et ravivent les fondements des arts de la mémoire.

Je m’intéresserai donc, dans un première chapitre, à la fabrication et l’enregistrement des images en tant que souvenir, en comparant la technique cinématographique et mnémotechnique. Dans un second chapitre, j’analyse l’encodage du film, qui fait la spécificité du cinéma numérique, d’un cinéma art de l’oubli au cinéma numérique art des réminiscences. Comment est-on passé d’un film linéaire à un « film-réservoir » ? Comment fonctionnent ces

« œuvres-réservoirs », communes au cinéma, à la musique et au texte ? De quelle manière le spectateur accède-t-il aux scènes préenregistrées ?