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Des films aux agencements multiples

UTOPIE PREMIERE : des temporalités multiples

1.3 L’infini film

1.3.4 Des films aux agencements multiples

« Si la suite échappe au début ; l’ignore ou le tient dans l’indifférence ? Étrange rhétorique

! Étrange moyen d’envahir l’impossible ! Reniement, oubli, existence informe, armes équivoques… »

Georges Bataille, L’Expérience intérieure1

Dans leur film Horror Chase2, Jennifer et Kevin McCoy « ont recréé une séquence de course-poursuite [une scène d’Evil Dead II (1987)] dans un dédale de couloirs en construisant un décor de film, d’une surface de près de 90 mètres carrés, à l’intérieur duquel la scène a été rejouée et filmée en 16mm. Ils ont ensuite numérisé les prises et les ont fait défiler au moyen d’un logiciel “fait maison” qui, à intervalles fortuits, bascule de la lecture avant à la lecture arrière. »3 Le programme composé pour Horror Chase tire les séquences d’une base de données tout en les manipulant constamment. Les événements ne sont jamais tirés dans le même ordre. Le protagoniste fuit la caméra, qui prend la place de son poursuivant, ou va dans une autre direction. Manquant toujours d’être attrapé, il se retrouve lui-même chassé dans une sorte d’enfer, de non fin éternelle. Quel enfer que de ne pas avoir de

1 Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954.

2 Jennifer and Kevin McCoy, Horror Chase, 2002, installation video interactive.

3 Mark Tribe et Reena Jana, Art des nouveaux médias, Cologne, Taschen, 2006, p. 64.

fin ! Comme l’écrit Stefano Basilico1, ce n’est pas seulement le protagoniste qui est pris dans une course sans fin, mais aussi les spectateurs en s’identifiant à l’agresseur. Les auteurs, inspirés par les écrits de Lev Manovich, reprennent le principe de son esthétique des bases de données.

« D’après Manovich, “de nombreux objets des nouveaux médias ne racontent pas d’histoire ; ils n’ont ni début ni fin”. »2 Nos auteurs jouent, comme l’écrit Robert Storr à propos du travail de John Baldessari, à être « Shéhérazade, par détournement et toutes les nuits », pour des histoires qui « s’achèvent sans conclusion »3. Le spectateur qui les lit, accède aux données et détermine la durée de sa visite au sein de l’œuvre.

L’énonciation des récits se transforme en d’autres agencements : bric-à-brac, morceaux de narration, puzzle qui se compose et se recompose sans cesse4. Ces œuvres de calcul à partir de bases de données seraient plus des objets de construction que de narration. Le scénario et le montage se composent en conséquence de l’application d’une structure de possibilités. Le contenu peut suivre diverses règles d’agencement. Les micro-histoires s’organisent diversement, elles se montent et se remontent comme des plaques tectoniques en mutation. Leur assemblage est mouvement.

L’histoire, les narrations indicielles, se meuvent à l’intérieur de ce qui continue cependant de pouvoir être appelé un « objet filmique ».

Dans notre film Ouestern5, les séquences qui le composent sont classées par et pour leur structure : soit ce sont des mouvements, soit des temporalités ou bien des transitions. Le programme créé pour Ouestern et nommé entre nous « machine mémoire » pioche dans des listes de scènes et donne à lire le film par tirages successifs. Le film a été composé, tourné et cadré pour être

1 Stefeno Basilico, « The Editor », Cut film as found object in contemporary video, catalogue d’exposition, Miami, Milwaukee Art Museum, 2004, p. 40.

2 Mark Tribe et Reena Jana, op. cit., p. 64.

3 Robert Storr, « La légèreté comme un défi à la gravité », in From Life, Nîmes, Carré d’Art, Musée d’art contemporain de Nîmes, 2005, p. 18-19.

4 D’après Marc Lafia et Didi Fire Variable montage 2002, Digital video / softaware Quick-Time Video, MAX MSP patch, Future Cinema, The Cinematic Imaginary after film, Karl-sruhe, edité par Jeffrey Shaw et Peter Weibel, 2003, p. 524.

5 Alexis Chazard, Gwenola Wagon, co-réalisé avec les étudiants de l’école des beaux-arts de Lorient, Ouestern, 2005, vidéo programmatique.

monté de cette manière. L’écriture de chaque scène a été conçue pour qu’elle soit permutable, qu’elle puisse faire écho à d’autres. Les scènes et les sons tirés se répondent par des correspondances. Ainsi la traversée en voiture près du centre commercial amène vers le port ou la banlieue de Lorient, sans être liée à une destination unique.

Tous les étudiants s’entendaient, lors des discussions préparatoires, pour dire que leur ville vide pouvait être le théâtre d’un western sans action. Cette idée, riche en suspense, nous sembla devoir être contrebalancée par une approche dynamique intrinsèque à l’image. Nous avons donc privilégié la locomotion. Les équipes de tournage se sont partagé les lieux de tournage et ont travaillé à faire ressortir les rues larges et inanimées, les piétons minuscules, l’omniprésence des voitures, l’ouverture de la ville vers son port et les allers et retours en bateau vers les îles avoisinantes. Le programme tire les sons et les images de ce road movie qui nous plonge dans un méandre d’histoires et d’entrelacs.

1.3.5 L’infini film

« Quelle idée géniale, cette idée de l’infini combinée avec la brièveté de la vie humaine ! Cette Idée est même infinie. »

Andreï Tarkovski, Journal (1970-1986)1

Dotés des caractéristiques évoquées précédemment, les films tendent vers un temps qui paraît infini. Il ne s’agit pas spécifiquement ici de film découlant d’une caméra qui ne s’arrête plus comme les caméras de vidéo surveillance.

Cette notion d’infini concerne des œuvres qui présentent un film semblant infini tant du point de vue de la technique utilisée (une technique en cours de modification) que de la réalisation et de la réception. Le film est en cours,

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toujours en train d’être remanié par son réalisateur, son programme, ou plus tard lors de sa réception par le spectateur, comme dans Horror Chase où celui-ci voit une succession de plans dont l’algorithmique a été arrêtée précédemment par les auteurs mais dont les effets courent toujours.

Nous parlerons à ce sujet de film tendant vers l’infini, ou d’artistes confrontés à la réalisation de films dont la fin leur échappe. Ce film présente

« des objets potentiellement inachevés […] qui ne trouvent d’achèvement provisoire que dans une lecture singulière »1 (Jean-Louis Boissier). Ouestern et Mémoires flottantes ont en commun de laisser après la première vision une autre jouissance en puissance. Resnais évoque aussi cette satisfaction à venir au sujet de Smoking / No Smoking : « Au moment de la lecture, je me suis rendu compte que le plaisir serait décuplé au cours du second film, lorsqu’on se mettrait à repenser au premier, quel qu’il soit. »2 Nos deux films font appel à des bases de données d’images et de sons dont une des caractéristiques est de pouvoir en modifier le cours à l’infini. Il est possible de réarranger l’histoire, de lui donner un nouvel ordre à partir de fragments déjà existants. « L’ordre des événements est variable, il n’est plus garanti par la fixité du montage cinématographique traditionnel. […] Lors d’une nouvelle projection, le public reçoit une actualisation des possibles du dispositif, beaucoup plus qu’il n’assiste à la projection d’un film. »3

Dans ces projets, arrêter le processus de réalisation est difficile pour l’auteur : quand décider d’y mettre fin lorsqu’il peut rester en suspens ? L’entreprise ressemble à celle qui forme le cœur de l’activité des héros de La Vie mode d’emploi4 de Georges Perec, qui consacrent leur vie à collecter, collectionner, ranger, classer. Ils oublient l’effet du temps pour la tâche qu’ils accomplissent indéfiniment. Ces projets inachevés, dont les permutations offrent des possibilités monstrueuses, ne vont-ils pas créer une nouvelle sorte

1 Jean-Louis Boissier, « Notes sur l’esthétique du virtuel », op. cit., p. 135.

2 Alain Resnais, « Entretiens avec Alain Resnais », par Thierry Jousse et Camille Nevers, Cahiers du cinéma, n°474, décembre, 1993, p. 24.

3 Luc Dall’Armellina, Un Nouveau dispositif pour le film, à propos de Mémoires flottantes, dispositif filmique d’Alexis Chazard et Gwenola Wagon, Valence Paris, juin 2006.

4 Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, POL, 1978.

d’auteur, dont la figure relèverait de l’artisan, du chercheur, de l’artiste, du bricoleur, de l’amateur passionné ? Ceux-ci monteront le film d’une vie, film qui ne peut se terminer ou qui les suit au cours des transformations qu’ils y apportent.

Dans eXistenZ, David Cronenberg1 nous décrit le devenir d’une artiste créatrice de jeu vidéo accomplissant seule le dessein et la sauvegarde de son œuvre. Cette dernière est si complexe que sa réalisation prend un aspect dramatique. Comme l’auteur du jeu doit s’assurer du fonctionnement de la machine qui supporte son œuvre, l’auteur d’un cinéma numérique doit sauvegarder les versions de ses pièces. Selon leur contexte de production et de diffusion, ces œuvres se déclinent en différents formats. Elles utilisent les possibilités des sytèmes numériques et doivent ainsi être adaptées selon leur évolution et celle des langages nécessaires à leur fonctionnement. Les techniques changent d’année en année, obligeant les auteurs à mettre à jour leur projet. Comme tout ce qui supporte un projet numérique est susceptible de changer, que ce soit la machine, le système, le logiciel, le standard, toutes ces variations participent d’un changement de nature des travaux et à rendre ces travaux encore plus variables.

Au sujet de ces œuvres processus, sortes de « Work in progress », Pierre Lévy remarque que « l’accent du work [se] déplace vers le progress. »2 Car l’histoire, comme l’œuvre, est infinie. L’infini de l’œuvre se compare à l’illusion d’infini de l’esprit qui la conçoit. L’auteur, en proie à un travail sans fin, prolonge son œuvre en multipliant les essais et les reprises : « Le travail de l’artiste — de la conception jusqu’à l’exécution — se transforme en la modification presque infinie des variables : l’œuvre devient simplement une des itérations parmi d’autres, mais toujours face au réel : essai plus qu’essai. »3 Douglas Edric Stanley ajoute que pendant le déroulement d’un film dans un logiciel comme Max/MSP, son auteur peut continuer à en

1 David Cronenberg, eXistenZ, 1999.

2 Pierre Levy, L’Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte, 1997, p. 123.

3 Douglas Edric Stanley, /*Run*/ in Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures, Vic la Gardiole, éditions L’Entretemps, 2005, p. 55.

changer les paramètres : créer un programme qui se transforme en cours de lecture. L’auteur effectue de fréquents va-et-vient entre l’édition de son film et sa lecture. « Celui que nous utilisons pour construire nos projets, peut s’utiliser comme un carnet de notes. Le programme peut être amélioré, enrichi, cependant même qu’il fonctionne. Ce qui redéfinit la dynamique du couple auteur/utilisateur et en fait un outil de désir. »1 C’est ainsi qu’à son tour Alexis Chazard présente le logiciel Max/MSP.

L’appréhension de l’auteur d’avoir à déterminer un début, un milieu et une fin est-elle à l’origine de ces installations interactives aux nébuleuses connexions ? Depuis que la technique nous permet de jouer avec des temporalités indéterminées, mouvantes par essence, voire instables, le problème de l’inachèvement est aussi difficile à résoudre que l’achèvement des plans. L’auteur, puis le spectateur en reportent la fin. Jean-Luc Godard dit, dans Moments choisis des Histoire(s) du cinéma2 : « Tout est là et j’en profite pour vous dire que le seul grand problème du cinéma me semble être : où et pourquoi commencer un plan ? Où et pourquoi le finir ? »3 Et si le grand problème de ce cinéma numérique était : où et comment ne pas complètement finir ?

Ces œuvres, dont on ne voit pas la fin, de leur fabrication à leur réception, supposent une écriture et une lecture différente. Nous en verrons les modalités de construction dans le chapitre sur les « œuvres-réservoirs ».

Celles-ci peuvent être modulaires ou linéaires, et le film varier en fonction des ajouts ou des modifications successives qui lui sont apportées.

Le spectateur, qui se promène dans la séquence d’un film, déambule à travers les données. Il sera envisagé comme explorateur. Anne-Marie Duguet écrit au sujet des notes de Thierry Kuntzel que : « l’œuvre ne se donne plus comme un tout achevé, elle ne se livre plus seulement à l’interprétation mais

1 Lors du workshop Suspens(e) à Kyoto dans le cadre de Jouable 2 Octobre 2003.

2 Jean-Luc Godard, Moments choisis des Histoire(s) du cinéma, (2004).

3 Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 1988-1998.

à l’exploration. »1 Le voyageur mobile se déplace dans des temporalités, comme on a pu le voir, et dans une histoire, parfois à l’aide d’une interface.

« L’idée [d’un] sujet qui, tel un “curseur”, se déplace dans des strates imaginaires multiples, navigue dans des mémoires infinies. »2

Nous avons vu comment le temps de l’œuvre s’explore : temps multiples, réseaux temporels ; mais pour y naviguer on se servira de représentations spatiales. Comme nous le précise Anne Cauquelin : « Nous sommes accoutumés à « voir » le temps sous la forme du lieu. La perspective spatiale nous offre le lointain comme ce qui advient au bout d’un chemin, d’une ligne.

Entre ce lointain – là-bas – et le proche où nous sommes – ici –, une distance que mesure le temps. »3

Explorer le temps par l’espace où l’espace devient une mesure de distance pour atteindre des temporalités voilà ce que nous analyserons avec les installations interactives de Masaki Fujihata et de Matt Mullican.

1 Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image : créations électroniques et numériques, Nîmes, J.

Chambon, 2002, p. 80.

2 Ibid., p. 80.

3 Anne Cauquelin, Fréquenter les incorporels… op. cit., p. 101.

UTOPIE SECONDE : explorer