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UTOPIE SECONDE : explorer l’espace des possibles

2.2 Explorer/Véhiculer

2.2.2 Le conducteur et le passager

Les situations de conducteur et de passager peuvent être analysées en

On nommera conducteur celui qui a les commandes du véhicule et passager celui qui est à l’intérieur du véhicule mais ne détient pas directement les moyens d’influer sur sa marche. Certaines œuvres interactives peuvent être examinées selon les deux comportements, conduire et être conduit. Entre ces deux modes du même verbe, une pluralité de situations s’étend. Le spectateur peut conduire et regarder seul le spectacle à explorer. Il peut aussi suivre les conseils d’un autre spectateur à ses côtés. En tant que spectateur d’une salle de cinéma, nous sommes comme la personne qui se laisse véhiculer et regarde le paysage à loisir. Le passager a le pouvoir d’influencer le conducteur par ses indications. Il joue le rôle du cartographe co-pilote qui mène le conducteur par les informations qu’il lui transmet. Les rôles ne sont pas arrêtés à la simple définition des mots conduire ou être conduit, mais ceux-ci permettent de penser une situation au travers de ces deux pôles et d’analyser par la suite ce que l’on observera se tramer entre eux.

Ingrid Bergman dans Voyage en Italie de Roberto Rossellini.

Le dispositif du cinéma interactif peut être comparé à l’image d’un véhicule transportant peu de personnes, à la différence de l’image du train comprenant un conducteur pour beaucoup de voyageurs ou encore l’image de l’hélicoptère, de l’avion de chasse, du petit sous-marin, du véhicule à quelques places. Reste à déterminer qui conduit ou est conduit ? Comme dans l’apprentissage de la conduite d’un véhicule, une façon d’apprendre à se servir d’un jeu vidéo c’est aussi de regarder l’autre manipuler et réagir. Lors de parties intensives de jeu vidéo, les joueurs « passagers » suivent le jeu, donnent des conseils. Ils portent un autre regard. Le joueur potentiel regarde le joueur actif manipuler l’interface. Le joueur suscite parfois l’impatience du joueur passager qui aspire à s’emparer des commandes (car le passager est

Jean Marie Straub et Danielle Huillet, De la nuée à la résistance, 1979.

Dans De la nuée à la résistance, de Huillet et Straub, nous siégeons derrière les deux protagonistes. Menés on ne sait où, pour un temps indéterminé et pris dans un destin dont l’issue nous semble lointaine, nous avons le temps de penser à notre statut de spectateur de cinéma, à notre passivité et à notre innocence. Nous approchons de cette histoire inconnue d’une image à l’autre. Ici aussi nous sommes passagers, notre activité consistant à nous interroger.

Le Bus1 est une installation scénarisée et réalisée par Jean-Louis Boissier et présentée dans l’exposition Les Immatériaux. Il s’agit comme le précise le catalogue de cette exposition « de la maquette d’un autobus de la RATP. Trois de ses fenêtres sont occupées par trois moniteurs reliés à un vidéodisque. En appuyant sur un bouton d’arrêt, le visiteur peut “descendre” du bus et aller

“explorer” le site de son choix. »2

Le voyageur qui oublie d’appuyer sur le bouton « Arrêt demandé » prolonge sa traversée. Parfois, entre deux stations, il hésite entre se laisser transporter par le véhicule et donc poursuivre sa visite du paysage ou choisir de s’arrêter. L’une des conséquences d’un tel acte, signifiera : poursuivre son chemin autrement.

1 Jean-Louis Boissier, Le Bus, 1984-1985, installation sur vidéodisque.

2 Les Immatériaux, catalogue, sous la direction de Jean-François Lyotard, Centre Pompidou, 1985.

Dans Le Bus, le spectateur peut rester et suivre le mouvement ou choisir de s’arrêter prochainement tout en restant sur son siège : « On s’était dit : à chaque instant on peut demander l’arrêt. Disons toutes les 4 secondes en moyenne. »1 Il part à la découverte d’un parcours, durant lequel il demande, quand il le souhaite, l’arrêt et « stop ! »2 sur l’une des 54000 images, des vues cueillies, attrapées. Le spectateur du bus est passager d’une succession d’images qui défilent devant ses yeux. Il peut être passager et aussi maître de ses arrêts dans sa visite de l’œuvre.

LandMap, Angoulême, 2005.

Dans l’installation LandMap, le dispositif se compose d’un vidéo projecteur relié à une unité centrale masquée et présente dans un socle. Au-dessus de celui-ci est encastré l’interface. Lorsqu’un signe est visible dans l’image, le spectateur peut alors toucher l’interface pour choisir une direction.

Le spectateur prend soit la place du conducteur qui lors d’un carrefour bifurque d’après des signes visibles à l’écran, ou la position du passager qui regarde le paysage et anticipe les écarts.

De nombreux films jouent sur une situation impliquant un conducteur distrait de ses commandes risquant de ne plus maîtriser le véhicule.

L’accident signifierait pour le spectateur la chute du héros incarné par une identification potentielle.

1 Jean-Louis Boissier, « Le Bus ou L’Exercice de la découverte », La Relation comme forme , op. cit., p. 16.

2 Ibid., p. 17.

Nicholas Ray, La fureur de vivre, 1955.

Dans Les Amants de la nuit1 de Nicholas Ray, Bowie se dispute le volant avec Chicamaw. Lors de ces scènes de perte des commandes, le spectateur se sent tout autant impliqué que les passagers. Tout en étant dans l’impossibilité d’agir, il voit un autre perdre les commandes et risquer la destruction. Cet acte signifierait la perte des protagonistes et la fin d’une identification avec eux. L’engin motorisé devient pendant quelques instants, par une transposition mentale, le même espace que la salle de cinéma. La place est tout autant mouvante que la voiture est une machine à voir des images défiler.

De l’immense Titanic rempli de passagers comme si la grande salle de cinéma sombrait littéralement avec tous les spectateurs dans une eau glacée, à la simple voiture à quelques places qui plonge de la falaise, on passe du collectif au petit nombre. Comment circuler de l’un à l’autre ; ces modes de transport d’images coexistent et se mêlent. Entre train, voiture, auto, bateau, se tissent des liens comme entre les médiums : cinéma, télévision, installation, ordinateur, Internet, home cinema, interactivité. Des liens de plus en plus tissés.

1 Nicholas Ray, Les Amants de la nuit, 1947.

LandMap, schéma de l’installation, 2002-2003.