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UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.3 Archivage et accès

3.3.3 Cinéma de l’accès

Le cinéma, au moment de sa reconnaissance populaire, ne se possédait pas en tant qu’objet à collectionner. Sa possession, telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui avec le système des éditions DVD, est celle d’objets circulaires en plastique recouverts d’une mince couche d’informations. Copié et stocké sur un support de type DVD, le film de cinéma, ne s’appréhende pas comme un objet rare, mais comme un « alias ». Il représente un ensemble d’informations au regard d’un éventuel original (si celui-ci a été réalisé pour un support pellicule à destination du dispositif cinématographique). Les données audio-visuelles ne sont pas impressionnées sur pellicule, elles sont traduites par différents codes. Elles sont pour l’instant principalement compressées au format MPEG.

1 Saint Augustin, Livre X, Confessions, op.cit., p. 343.

2 Ibid., p. 347.

L’art du cinématographe est un art où ne se perdrait que le temps.

Pourtant. le spectateur perd-il vraiment son temps ? Jorge Luis Borges écrit

« […] qu’on ne perd que ce qu’on a pas réellement possédé »1. La perte du film, à la fin de la séance, vient illustrer cette citation. On ne peut pas posséder le film, ni même l’histoire. Et dans un dispositif cinématographique, le spectateur reste accroché à sa perte à venir. Lorsqu’il quitte la salle de cinéma, après la séance, il est dépossédé du film. Une histoire immortelle2 vient nous prouver encore une fois qu’aucune histoire ne nous appartient, ni à Clay, ni à celui qui l’invente, ni même au spectateur.

Nous ne sommes plus dans une société où il faut posséder l’information via des objets à acheter, mais dans une société où l’accent se porte sur l’accès plutôt que sur la propriété. Jeremy Rifkin explique, dans L’Âge de l’accès, comment le rôle de la propriété s’est transformé. « Cette ère nouvelle voit les réseaux prendre la place des marchés et la notion d’accès se substituer à celle de la propriété. »3 Il précise que la propriété, idée qui sera bientôt désuète, fonctionne bien trop lentement pour la génération de l’accès, les échanges doivent s’opérer rapidement et de manière fluide : « L’âge de l’accès est celui de la disparition pure et simple de la propriété »4. Celle-ci est remplacée par des réseaux de prestataires de service qui, dans cette nouvelle économie, en

« contrôlent et en régulent l’accès »5.

Pour accéder à l’information, il faut s’équiper des outils nécessaires (ordinateur, téléphone, terminaux connectés) et s’abonner aux systèmes de diffusion permettant d’y accéder (abonnement pour une connexion au réseau, au téléphone). Les termes de « possession », « bien », « avoir », seront remplacés par « connexion », « mobilité» et « accès ». On accède à une grande quantité d’histoires, de récits, de sons, de musiques plutôt qu’on ne les possède. On préfère ne rien posséder véritablement, ou avoir l’illusion de

1 Jorge Luis Borges, « Nouvelle réfutation du temps », Enquêtes, Paris, Gallimard, 1967, p. 232.

2 Orson Welles, Une histoire immortelle, (The Immortal Story), 1966.

3 Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès : La nouvelle culture du capitalisme, Paris, La Découverte, 2005, p. 10.

4 Ibid., p. 11.

5 Ibid., p. 11.

cette possession. Comme l’écrit Katherine Hayles, « […] dans le capitalisme avancé, les biens durables cèdent la place d’honneur à l’information. Une des différences significatives qui existent entre les biens durables et l’information est la réplicabilité de l’information : cette dernière n’est pas une quantité qui se conserve. »1

La présence est remplacée par « l’accès à… ». Dans Le pli, Deleuze écrit, à propos de la propriété : « Si le baroque a souvent été rapporté au capitalisme, c’est parce qu’il est lié à une crise de la propriété, qui apparaît à la fois avec la montée de nouvelles machines dans le champ social et la découverte de nouveaux vivants dans l’organisme. »2 « Crochet », « lien », « joug »,

« nœud », sont les termes utilisés par Deleuze pour décrire cette relation complexe d’appartenance et de liaisons. Nous trouvons-nous face à une autre crise de la propriété ? Car les objets de flux semblent ne plus relever d’une relation d’appartenance ?

La réflexion de Katherine Hayles au sujet de « l’humain post-moderne »3 étaie ce constat d’une seconde crise de la propriété. La propriété devient ce lien virtuel qui aurait tendance à fragiliser l’être. Le propriétaire devient un homme d’accès et accepte de reconnaître que la propriété est une illusion. En privilégiant les liens et leur multiplicité, on accepterait de nouer des relations fictives et virtuelles. Le héros Case du roman Neuromancien4 préfère passer une vie virtuelle faite de liens et de connexions, plutôt que de se lier véritablement à un objet, une terre ou une maison. Le terrain réel devient le terrain virtuel. On achète un site, un nom de domaine, une connexion, un serveur, etc.

Ainsi, comme le dit aussi Jeremy Rifkin, un monde « structuré sur la logique de l’accès » plutôt que celui de la propriété produirait une autre relation à l’œuvre d’art. Sa reconnaissance en tant qu’œuvre originale se

1 Katherine N. Hayles, « Corps virtuels et signifiants clignotants », Connexions : art réseaux media, Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts, 2002, p. 530.

2 Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 148.

3 Katherine Hayles, loc. cit.

4 William Gibson, loc. cit.

trouvera fatalement transformée si notre société déplace ses fondements sur les échanges plutôt que sur les propriétés et les biens à posséder. « Ce sont les concepts, les idées, les images, et non plus les choses, qui ont une vraie valeur dans la nouvelle économie. »1 Et Jeremy Rifkin ajoute que « ce sont l’imagination et la créativité humaine, et non plus le patrimoine matériel, qui incarnent désormais la richesse »2.

Comment accéder aux informations si volumineuses ? Le problème de l’accès a lieu quand les éléments sont trop nombreux. Yona Friedman explique ainsi que plus le nombre est important plus il sera difficile de trouver l’information recherchée : « Il est évident que la propagation de l’influence (comme tout autre flux) est liée au problème de l’accès. »3 Dans cette optique nous voyons les limites de ce que serait un archivage des films d’une vie entière d’enregistrement (imaginons tous les enregistrements réalisés par Jonas Mekas stockés sur un disque dur), mais il faudrait trouver un moyen de les classer pour que l’opérateur puisse retrouver un élément enregistré.

Techniquement, avec Internet, tout le monde peut se mettre en contact avec tout le monde et avoir accès à d’énormes quantités d’informations, mais ce qui fait obstacle à cette possibilité est moins d’ordre technique que physiologique : cela dépend de nos capacités humaines, cela « tient aux limites du mécanisme cérébral humain. »4 Yona Friedman utilise le terme de

« valence »5 pour parler du nombre d’informations ou d’influences qu’une personne humaine peut recevoir durant une période déterminée. Ainsi, l’artiste devient l’archiviste d’indénombrables informations, créant de singuliers agencements, des cheminements dans des collections privées ou publiques.

1 Jeremy Rifkin, op. cit., p. 11.

2 Ibid.

3 Yona Friedman, Utopies réalisables, Paris, L’Éclat, 2000, p. 85.

4 Ibid., p. 89.

5 Ibid., p. 86.