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UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.2 Toute la mémoire en extension

3.2.2 Trou de mémoire

« Ce vide agaçant, quand on cherche un mot et qu’il vous échappe. »

Chris Marker, Level Five1

Parfois, c’est une mémoire défaillante qui nous conduit à rechercher quelque chose et à faire de cette quête un moteur d’histoires. Le film Gershwin2 est centré autour du drame d’un trou de mémoire : « Au cours d’un concert, à Los Angeles, Gershwin joue du piano, au cours du troisième mouvement, il a un trou de mémoire […] C’était à cette époque un homme comblé, créateur infatigable, puis c’est la fêlure brutale insurmontable après l’incident, il raconte qu’il a senti une odeur de caoutchouc brûlé et il a craint un incendie dans la salle. Dans les jours qui suivent, il est terrassé par des maux de tête. Il ne supporte plus la lumière du jour, synchronise mal ses mouvements… »3 Le trou de mémoire, annonçant la mort prématurée de Gershwin, devient le centre de ce récit. C’est aussi cette minute mortelle qui parcourt le film Je t’aime, je t’aime, et entraîne Claude Rich dans un souvenir étirable. Il est devenu l’homme de cette minute-là.

Le narrateur de La Jetée de Chris Marker part en quête d’une image fixe que sa mémoire avait occultée. Comme l’écrit Bouchra Khalili, « Marker tente ainsi un art de la mémoire fragile, débarrassé de la fixité et des balisages spatiaux, criblés de trous, soumis à des tremblements, sans cesse mis en danger. Il faut que les béances résistent : sans trous, c’est-à-dire sans oubli, pas de mémoire concevable. La possibilité que la mémoire se trouve engloutie garantit qu’elle puisse persister, car il ne s’agit plus de naviguer de lieux en lieux suivant la logique rhétoricienne, mais de frayer dans une toile dont chaque nœud recèle une part possible de mémoire sans cesse menacée par des intervalles, du vide. »4

1 Chris Marker, Level Five, 1996.

2 Alain Resnais, Gershwin, 1992.

3 Retranscription de la bande-son du film Gershwin.

4 Bouchra Khalili, « Level 5 ou le Reposoir », Recherches sur Chris Marker, op. cit., p. 154.

Quels sont les enjeux que présente la saturation de la mémoire d’un utilisateur ou d’un spectateur ? Le spectateur ne se perd-il pas dans sa propre mémoire ? Et dans le moment de cette invasion de sa mémoire personnelle, ne s’oublie-t-il pas ? J’ai le souvenir du premier épisode de la série Twin Peaks1, où toutes les informations et les indices sont donnés d’emblée. La mémoire du téléspectateur est sollicitée par la succession des épisodes. En tant que téléspectatrice un peu étourdie, je savourais mon absence de contrôle. Je me perdais dans le récit, bondissant de perte en rappel d’informations, comme ces personnes troublées par l’idée qu’un élément d’un film leur échappe. Elles cherchent à comprendre un film dont l’intrigue leur paraît mystérieuse du seul fait de l’oubli du nom de l’un des personnages. Le scénario initial prend alors une tournure particulière : il devient un scénario personnel à trou de mémoire. L’originalité des films comme Smoking et No Smoking est de donner au spectateur le souvenir d’un film érosif, où la perte de données demeure aussi riche qu’un amas ou une collection d’histoires.

Les informations manquantes entre les souvenirs fragmentés forment une carte à trous. Il faudrait une vie entière pour que les zones masquées réapparaissent. Monsieur Arkadin, personnage du film éponyme d’Orson Welles2, prétend qu’il est amnésique. Nous n’en savons que très peu, et même à la fin du film, les trous ne sont pas comblés. Arkadin efface les traces de son embarrassante mémoire derrière les pas de son enquêteur. Dans Marnie3, Hitchcock raconte l’histoire d’un autre trou de mémoire. Mark presse sans cesse Marnie de se souvenir : « Ce soir-là il faut qu’elle se rappelle. […] Non, souviens-toi Marnie. Raconte-nous tout ! » Selon Jean-Yves et Marc Tadié, l’inconscient est « un ensemble de perceptions extérieures que nous avons engrammées4, mais autour duquel existe une sorte de tranchée, d’absence de synapse qui les empêche de revenir à notre conscience. »

1 David Lynch, Mystère à Twin Peaks, 1991.

2 Orson Welles, Mr Arkadin, (Arkadin), 1955.

3 Alfred Hitchcock, Pas de printemps pour Marnie, Marnie, 1964.

4 D’engramme : trace organique laissée dans le cerveau par un événement du passé indivi-duel, et qui serait le support matériel du souvenir.

La mémoire est par nature flottante. Si l’on souhaite réaliser la plus fidèle des reconstitutions et garder le caractère du souvenir, il est essentiel d’en conserver l’aspect vaporeux. Andreï Tarkovski, dans Le Miroir, met en scène un processus de surgissement des souvenirs où le mouvement de la pensée l’emporte sur la véracité. Le Miroir présente un ensemble de basculements où le spectateur peut reconnaître en retour les mécanismes de sa mémoire et repenser à ses propres souvenirs. En méditant sur une tache abstraite ou le reflet d’une fenêtre, les personnages basculent vers un souvenir qui, à son tour, nous entraînera vers un autre.

Tarkovski prend le temps de retrouver le souvenir. Il saisit la stagnation apparente de ce temps pour le laisser revenir et s’installer, se désordonner, se désagréger ou au contraire se reformer. Les images du Miroir laissent planer un doute. Une fois mises en scène, leur aspect documentaire semble se fondre avec celui de l’imaginaire du spectateur, dont les souvenirs resurgissent également. Nous contemplons le souvenir fuyant de ce visage, sans cesse mobile, et dont les expressions semblent aussi étranges qu’étrangères.

Plus un film s’efface par morceaux dans ma mémoire, plus j’aurai envie de le revoir pour retrouver les pièces manquantes du puzzle. Où Sébastien a-t-il été assassiné dans Soudain l’été dernier1 de Mankiewicz ? Parfois je me souviens de l’image, mais j’ai oublié la sonorité d’un plan, ou bien j’ai l’envie de recoller le son sur l’image et réciproquement. À cet égard, le film Muriel2 réussit à se transformer en véritable plaque tectonique dans notre mémoire.

Les plans se déplacent de manière à laisser au spectateur des souvenirs instables, à provoquer des troubles mnémotechniques. J’ai revu une seconde fois Le Miroir de Tarkovski, persuadée qu’un élément m’avait échappé. Mais je ne retrouvai que ce visage fuyant, la présence de la caméra, semant le trouble.

1 Joseph L. Mankiewicz, Soudain l’été dernier, 1959.

2 Alain Resnais, Muriel, 1963.