• Aucun résultat trouvé

Perte d’échelle dans la lecture des mondes fictifs

UTOPIE SECONDE : explorer l’espace des possibles

2.3 Comment s’orienter ?

2.3.2 Perte d’échelle dans la lecture des mondes fictifs

Cette réflexion d’Alfred Korzbski pourrait très bien s’appliquer à certaines des œuvres de Matt Mullican : « […] Nous finîmes par accepter le fait que le monde perçu par chacun d’entre nous n’est pas un monde objectif d’événements, mais un monde “subjectif” d’événements-significations ».3 Elle me semble en tout cas expliquer pourquoi certains joueurs perdent la notion de réalité ou sont perdus entre différentes strates de réel. Ils naviguent de la même manière dans un univers en trois dimensions que dans le réel, ils portent sur ces environnement le même regard. Quand Tobias Bernstrup réalise Postdamer Platz, il est fasciné par le côté très superficiel de l’environnement de cette nouvelle place ressemblant à l’imitation d’une ville.

Elle semblait construite comme un décor de jeu vidéo. « Beaucoup d’environnements que je visite à travers les jeux vidéo sont réels, aussi réels que n’importe quoi d’autre. Par exemple, si je joue en ligne, j’y rencontre des gens, nous connaissons l’endroit. Quand un nouveau jeu sort, ils

1 Matt Mullican, Five into One, 1991, vidéo de sa performance.

2 Ibid.

3 Alfred Korzbski, Une carte n’est pas le territoire, Paris, L’Éclat, 1998, p. 79.

reconstruisent la carte d’un autre jeu d’il y a trois ans. Comme un ready-made, mais ils l’importent dans un nouvel environnement de jeu. »1

Il s’agit de briser le lien au référent en créant un monde autonome et indépendant. « Une analogie –très– simplifiée de la “vraie vie” où il n’y a pas de différence entre agir, percevoir, comprendre les effets de nos actions et s’approprier le sens des environnements qu’on modèle et qui nous modèlent.

Ainsi en est-il, par exemple, lorsqu’on découvre un pays étranger avec ses mœurs, ses coutumes, etc. : comprendre les règles de fonctionnement est le résultat des interactions, pas son préalable. »2 Cependant Jean-Louis Weissberg précise que le monde réel s’oppose au monde irréel, celui-ci, en tant que représentation, est rendu disponible par l’utilisateur. Il s’agit alors, pour l’auteur de ces mondes, de « créer des doubles efficaces, capables d’enclencher la pensée et l’action »3.

Five into One, ce monde irréel, provoque un voyage à l’intérieur de données élastiques et constitue pour notre corps matériel et donc non-modifiable, une autre façon de se perdre. Je nommerai ici « perte d’échelle », l’égarement dans la mesure. En effet, les dimensions sont explorées de près et de loin. Entre ces deux approches des mondes, les éléments changent d’aspect. Par exemple, à l’intérieur du dôme rouge (le gouvernement représenté par un sommet en forme de cible), nous perdons la forme initiale et finissons par flotter dans un monochrome rouge. Et, « tout cela parce que nous sommes partis d’une grande ville vers des détails de plus en plus fins ».

De nouveau nous sommes égarés dans un monde par la remarque de Matt Mullican : « Je suis perdu ». Pour se retrouver et vérifier ces marques, l’auteur a glissé des repères minuscules telles des preuves à vérifier à la loupe : « Il est difficile de se déplacer dans ce nouveau monde, à côté de cette maison j’ai demandé à ce qu’on place une toute petite plaque dans l’herbe ».

La taille de l’espace se mesure à la vitesse de l’exploration. Et cette vitesse

1 Tobias Bernstrup, Interview, Simlation City, art & nouveaux médias, version 2004, Genève Centre pour l’image contemporaine, Saint-Gervais, 2004.

2 Jean-Louis Weissberg, Présences à distance, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 178.

3 Jean-Louis Weissberg, « Le compact Réel/virtuel », Les Chemins du virtuel, Simulation infor-matique et création industrielle, Les Cahiers du CCI, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 7.

devient aussi un repère quant à l’espace parcouru, comme l’explique Matt Mullican : « On mesure ainsi la différence entre un petit et un grand espace par la vitesse de déplacement à l’intérieur de l’objet ».

Bien que la perte fasse partie du jeu, les constructions de ce monde organisent un voyage où les éléments se reconnaissent ; ils nous servent par la suite de repères dans notre exploration. Matt Mullican crée cinq mondes et en organise la répartition dont l’ensemble forme un méta-monde. Les cinq mondes de Matt Mullican dans Five into One s’agencent comme un Théâtre de mémoire mettant en scène plusieurs lieux à parcourir. Comment ne pas penser à Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais où chaque surface a sa fonction et des chemins spécifiques qui conduisent aux différentes salles.

Chez Mullican, « les routes sont les liens entre les différentes interprétations définies par les murs ». Comme la fenêtre d’un Macintosh, son monde sert d’interface. « L’ensemble de la structure de la ville est une interface qui permet d’accéder à différentes informations ». En écoutant la voix de Matt Mullican, visitant sa ville, je pense à celle de Jacques Dumesnil récitant ces mots : « Nous marchons maintenant (de droite à gauche) le long d’une enfilade de rayonnages… Du fond d’un couloir obscur (où se marque le trou de lumière d’une issue lointaine)… Nous le suivons de gauche à droite, en demeurant à proximité de son visage. […] Dans cette salle, nous longeons lentement (travelling latéral de droite à gauche) de droite à gauche nous continuons notre promenade le long des tables de travail »1.

1 Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, 1956.

2.3.3 Déjà-vu

« J’ai toujours été intéressé par les interférences entre le passé et le présent. L’un n’existe pas sans l’autre. Le sentiment de quelque chose de “déjà-vu” [en français dans le texte] fait partie de ce que j’ai toujours cherché à rendre sensible. »

Joseph L. Mankiewicz(cité par N.T. Binh)1

Dans LandMap, les lieux réels ont été choisis pour leur aptitude à être transformés au travers de l’usage de la vidéo en des espaces imaginaires, distillant peu à peu les indices qui permettent à l’explorateur de réfléchir sur l’expérience qu’il mène. Démultiplier les points de vue et les bifurcations, recourir à des images où seuls quelques éléments viennent rythmer l’horizontalité du lieu, sont autant de moyens pour que les phénomènes visibles signifient l’espace parcouru. De multiples bifurcations s’opèrent dans les séquences visibles. Mais il est possible de s’y perdre du fait des nombreuses impressions de similitude que ces paysages suscitent.

Jacques Lacan explique que le sujet, pour se retrouver dans le réel, doit repérer le réseau : « et un réseau, ça se repère comment ? C’est qu’on retourne, qu’on revient, qu’on croise son chemin, c’est que ça se recoupe toujours de la même façon […] »2 Dans LandMap, la manière dont les recoupements s’opèrent échappe au hasard. Le spectateur poursuivant sa traversée dans un lieu non identifié se pose la question de savoir où il va.

Suis-je déjà revenu ? Où suis-je ? Où aller si je suis déjà passé par ici ? Suis-je même parti ? Il s’agit autant de découvertes que de redécouvertes. Nous avons choisi de créer un trouble en rassemblant des paysages qui se ressemblent. Seules des variations, parfois infimes, les distinguent entre eux, suscitant des impressions différentes. Certaines séquences sont choisies pour leur ressemblance, malgré leurs différences géographiques. Elles donnent un sentiment de déjà-vu quand le spectateur croit repasser dans les mêmes lieux. Et si, à l’origine, le tournage de LandMap devait se dérouler sur les

1 Mankiewicz, Paris, Rivages, 1986, p. 141.

2 Jacques Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973 p. 54.

pistes de décollage et d’atterrissage d’un aéroport, c’est qu’il s’agissait d’un lieu où peu d’éléments varient.

Dans LandMap, nous mettons en scène notre propre égarement, afin que le spectateur puisse éprouver cette même sensation dans un territoire qui lui apparaît alors comme immense et inconnu. D’autre part, les impressions de déjà-vu sont accentuées par la redondance des motifs sonores qui sont joués dans plusieurs séquences. Un motif visuel avec des sons différents accentue la sensation d’absence de repères. On ne peut se retrouver ni par le son ni par l’image. On se repère par ces recoupements, ces entrecroisements.

« Il s’agit en fait de cécité psychique, comme dans ce cas décrit par Wilbrand. La malade pouvait, les yeux fermés, décrire la ville qu’elle habitait et s’y promener en imagination. Une fois dans la rue, tout lui semblait nouveau ; elle ne reconnaissait rien et n’arrivait pas à s’orienter. »1 Selon Virno, le déjà-vu est aussi le fait de se regarder voir ce qui est déjà vu. « Ce qui est en jeu est une répétition simplement apparente, absolument illusoire : on croit avoir vécu (vu, entendu, fait, etc.) quelque chose qui, au contraire, est en train d’arriver pour la première fois ; on prend l’expérience en cours pour la copie fidèle d’un original qui, en réalité, n’a jamais existé. »2 Selon Virno, la mémoire des souvenirs fictifs s’étend au réel. Les impressions de déjà-vu apparaissent par excès de mémoire. « C’est la sensation vive et incontournable que nous avons déjà fait par le passé exactement ce que nous sommes en train de faire à l’instant, comme si nous avions déjà vécu ce moment ou cette situation. Cependant dans quel sens entendons-nous le mot

“déjà”, puisqu’une telle sensation n’a lieu qu’au présent et non au passé ? Nous avons pourtant l’impression excessivement forte de revivre le présent exactement de la même façon, réentendant les mêmes mots, répétant les mêmes mots. »3 Suite à l’interrogation de Philip K. Dick, le passé serait remodelé en fonction du présent. Nous pourrions créer une bifurcation dans nos souvenirs et ajouter une branche de présent que l’on met au passé

1 Jean-Yves et Marc Tadié, Le Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 259.

2 Paolo Virno, Miracle, virtuosité et "déjà vu", l’éclat, 1996, p. 14.

3 Ibid., p. 14.

instantanément, nous donnant la sensation d’avoir déjà vécu ce que nous éprouvons1. Pour explorer le présent pendant notre action, nous évacuons les souvenirs2. Ceux-ci pourraient nous empêcher de voir le présent. Pour LandMap, le souvenir du déjà-vu et déjà entendu devait troubler le spectateur afin qu’il choisisse entre ses souvenirs et son exploration en cours.

« Ainsi le déjà-vu serait provoqué par un relâchement imprudent de la tension vitale : d’où son caractère exceptionnel et inquiétant. »3 Dans LandMap, nous doutons de notre choix passé au regard de ce qui risque d’advenir. Je me demande si j’ai fait le bon choix ? Et où cette route mène-t-elle ? Les souvenirs et les perceptions s’enchevêtrent dans la mémoire.