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Toute la mémoire dans une prothèse infinie

UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.2 Toute la mémoire en extension

3.2.6 Toute la mémoire dans une prothèse infinie

« Parce que [leur] mémoire est courte, les hommes accumulent d’innombrables pense-bêtes. »

Alain Resnais, Toute la mémoire du monde2

Le livre imprimé comme support a remplacé l’art de la mémoire tel que le pratiquaient Simonide ou Cicéron : « Tout cela disparaît avec le livre imprimé, qui n’a pas besoin d’être mémorisé, puisque les exemplaires abondent »3. Les livres sont ces « pense-bêtes » ou « pense-têtes », véritables prothèses, extensions de notre mémoire.

1 Alain Resnais, Smoking et No Smoking, 1993.

2 1956.

3 Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, op. cit., p. 140.

Jacques Roubaud explique que la possession d’une bibliothèque avec accès libre et instantané est possible : nous avons la possibilité de conserver une telle bibliothèque mentalement, dans notre tête1 : « Remarquons alors que la bibliothèque de mémoire du mnémoniste ne contenait plus ou moins que des livres […] Elle ressemblerait plutôt à une sorte de vidéothèque. »2 La notion de bibliothèque se transforme en vidéothèque à usage individuel, pour une seule tête.

Georges Perec évoque le rangement de la bibliothèque d’un de ses amis qui décida d’arrêter sa collection à 361 ouvrages3. Il explique les modalités de fonctionnement de cette bibliothèque à chiffre fixe, où chaque acquisition ne se faisait qu’après élimination d’un livre. Or, comme l’écrit Perec, toute bibliothèque est toujours en expansion. Comment faire, lorsque nos souvenirs, en expansion croissante, nous assaillissent et exigent de toujours être mémorables ? On ne peut les remplacer indéfiniment les uns par les autres. Le problème des souvenirs réside aussi dans leur rangement.

Notre mémoire est cette bibliothèque toujours « en expansion »4 que Jacques Roubaud compare à un végétal croissant. Il constate5 que dans cette

« époque des têtes vides » où l’on transfère le contenu de sa tête dans des prothèses comme les ordinateurs, les disques durs, les cartes à puces, la mémoire est en voie d’oubli : « Ce que je remarquerais ici, c’est l’affaiblissement puis la disparition des Arts de mémoire et le symptôme d’un fait à mon sens beaucoup plus décisif, qui est la dépossession progressive de la mémoire intérieure au profit de la mémoire externe, sous quelque forme qu’elle se présente. »6 Ces images externes remplaceraient les images mentales, nos anciens outils de mémorisation. Selon Jacques Roubaud, ces images deviennent trop typées. Est-ce une perte de la poésie que cette perte de mémoire et de nos images mentales ?

1 Jacques Roubaud, Le Grand incendie de Londres, Paris, Seuil, p. 30.

2 Ibid., p. 31.

3 Georges Perec, Penser/Classer, Paris, Seuil, 2003, p. 31.

4 Jacques Roubaud, Le Grand incendie de Londres, p. 372.

5 Ibid., p. 152.

6 Jacques Roubaud, L’Invention du fils de Leoprepes, op. cit., p. 151.

George Bataille : « De toute façon, […] l’homme n’est que l’homme : n’être que l’homme, ne pas sortir de là ; c’est l’étouffement, la lourde ignorance, l’intolérable. »1 Il se demande si l’homme ne va pas sortir de lui-même. En déportant ses désirs et en étendant ses fonctions sur ces prothèses que sont les machines à locomotion, et les machines cervicales, tels les ordinateurs, l’homme ne souhaite-t-il pas sortir de sa condition trop humaine, et devenir surhumain ?

Grâce à ses prothèses, les pouvoirs de « l’homme prothétique »2 deviennent immenses, selon Jean-Pierre Changeux : « D’instrument en instrument, des prothèses s’ajoutent aux prothèses, tant motrice – locomotive, machine à coudre, moteurs à combustion interne, aviation, turbo-réacteur – que sensorielles – téléphone, télégraphie sans fil, télévision… Le rêve de l’androïde se concrétise. De la machine à calculer de Pascal aux ordinateurs les plus récents, la capacité de mémoire, la puissance et la rapidité de calcul dépassent largement les facultés du cerveau de l’homme. »3

L’ordinateur, qui décuple nos capacités, serait donc une prothèse, servant à pallier nos manques de mémoire, au devenir croissant – une autre mémoire. Marvin Minsky anticipe sur notre devenir extensionnel, qui sera stimulé extérieurement par le biais de prothèses organiques : « Cela signifierait que vous pourrez avoir à l’intérieur de votre crâne, tout l’espace que vous voudrez pour implanter des systèmes et des mémoires additionnelles »4.

Le temps où nous ajouterons des implants de mémoire dans le cerveau n’est pas encore venu, mais nos prothèses externes, sont déjà si vastes que nous n’aurons pas assez d’une vie pour remplir leurs disques durs en extension croissante.

1 Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 47.

2 Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 171.

3 Ibid., p. 178.

4 In Paul Virilio L’Art du moteur, Paris, Galilée, 1993, p. 138.

Le surhomme dépendrait d’une technique s’immisçant partout et devenant transparente. Actuellement, elle prend la forme d’objets prothèses, nomades et banalisés, ce qui implique aussi une plus grande dépendance vis-à-vis d’eux. Ils génèrent un manque de mémoire, une dépendance envers leur très grande rapidité pour aller d’un point à un autre et au calcul. Alors, nous allons « voler la mémoire des autres »1pour avoir la mémoire qui nous manque. Notre mémoire sera-t-elle happée par ces prothèses, transplantées, qui se rappellent plus à nous qu’on ne se souvient d’elles ?

Le devenir surhumain de l’homme est-il inhérent à celui de sa dépendance au surhomme ? La Colonie pénitentiaire de Kafka2 décrit ce devenir esclave de l’homme à la machine. Cette fiction met en scène un appareil qui grave mortellement, à l’aide d’une herse, sur le corps d’un condamné, sa perte en forme de sentence.