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Seul au monde, le mouvement de la caméra

UTOPIE SECONDE : explorer l’espace des possibles

2.2 Explorer/Véhiculer

2.2.5 Seul au monde, le mouvement de la caméra

Dans les mondes virtuels de Five into One, l’explorateur avance seul et il découvre les objets d’un espace dépeuplé. Ce lieu transpire l’absence de l’homme. Marianne Brouwer parle des images d’utopies générées par un super calculateur qui arrivent vers nous : « Des cités silencieuses sans êtres pour les peupler, des places, des immeubles et des rues, tous vides. Personne que ce soit des morts ou des vivants, ne se déplace à l’ombre de ces murs. »1 Five into One serait la métaphore de l’ordinateur, le vide du vide. Le code servirait à construire le néant ; l’éternel vide qui provoquerait mélancolie, frustration, désespoir. Pour survivre dans ce lieu invivable, le spectateur apporte son imaginaire, qui comme Matt Mullican sous hypnose, peuplerait l’être qui le vit à défaut de peupler cette cité déserte.

Dans certains univers mis en scène par Alain Resnais j’ai retrouvé cette absence d’une ville dépeuplée. Ce sont ces espaces presque neurologiques, qui ont une organisation rappelant les structures cérébrales. Je pense aux lieux désertiques de l’Année dernière à Mariendbad, aux couloirs de l’hôpital d’Hiroshima mon amour2, aux espaces labyrinthiques de Toute la mémoire du monde3, à la ville bombardée de Providence4.

1 Marianne Brouwer, « Les Travaux d’Hercule », Matt Mullican, op. cit., p. 38.

2 Alain Resnais, Hiroshima mon amour, 1959.

3 Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, 1956.

4 Alain Resnais, Providence, 1977.

Les couloirs de Toute la mémoire du monde et d’Hiroshima mon amour.

« Si un trajet rectiligne aussi long est impossible, il sera remplacé par une succession labyrinthique de couloirs et de salons, donnant la même impression de parcours lent et continu, comme irrépressible. »1 Tous ces lieux offrent une perspective invitant l’explorateur à les investir. Ils ne sont pas surchargés par des présences rassurantes. Ces lieux attendent qu’un explorateur se perde à l’intérieur et recherche d’autres personnages.

L’observateur se confronte aux sorties et aux entrées des carrefours.

L’absence de figures humaines nous offre la possibilité de les imaginer.

Comme dans les espaces vides issus des jeux vidéo, on s’attend à ce qu’il se passe quelque chose ou qu’un incident se produise. Dans un jeu à la première personne comme Half Life, le joueur incarne le personnage principal.

L’espace est représenté par des couloirs dont l’un des murs laisse entrevoir la suite d’un passage qui part dans une autre direction. On ne peut savoir qui surgira de ce couloir, ni où il mène ; Jorge Semprun décrit ces espaces clos et vides, où « l’espace tout aussi vide de la scène shakespearienne. Il va s’y passer quelque chose d’une seconde à l’autre. Un personnage ne peut manquer de faire son entrée pour nous annoncer quelque événement considérable. Cette immobilité est pétrie des mouvements contenus et nous attendons fascinés. »2 C’est pourquoi tous ces lieux deviennent scène de théâtre. Les espaces ont des entrées (possibles) masquées où quelqu’un peut surgir de l’ombre d’un bâtiment. C’est pourquoi aussi le spectateur avance aux aguets dans cet espace, solitaire, cherchant une issue ou une rencontre possible.

1 Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, ciné-roman, Paris, Minuit, 1961.

2 Jorge Semprun (texte), Alain Resnais (photographies), Repérages, Paris, Chêne, 1974.

Le jeu Half Life a été repris par Tobias Bernstrup dans Nekropolis1. Il propose un jeu dont on explore l’environnement en soi. Le spectateur, contraint à un point de vue à la première personne, se promène seul. Seule la navigation est jouable car tout le reste est rendu inopérant. Le joueur perd l’idée d’une mission ou d’une conquête. Les actions, comme celles de tirer, sauter, courir, se baisser ou se relever ont été enlevées de la programmation.

Subsiste le sujet explorant dans un nouveau type de réalité.

Dans L’Année dernière à Marienbad, les mouvements de caméra semblent avoir été calculés puis pilotés par une machine. Alain Robbe-Grillet décrit :

« Le mouvement de caméra, amorcé sur la fin du générique, se poursuit, lent, rectiligne, le long d’une sorte de galerie…»2 […] « Un long et lent déplacement de caméra se poursuit de la même façon, en zigzag. Le chemin qu’on parcourt ainsi doit être extrêmement chargé en passages divers tels que colonnes, portiques, vestibules, chicanes, petits escaliers, carrefours de couloirs, etc. »3 La caméra effectue une trajectoire. Elle « ne s’arrête sur rien et continue son mouvement rectiligne et uniforme. »4 ou bien « La caméra se déplace vers la droite pour centrer davantage sur X, qui se trouve alors brusquement, ayant pivoté de 90 degrés, juste en face de A, qui…»5 Les mouvements infinis de la caméra qui tourne de paroi en paroi. Ces travellings préfigurent les mouvements de caméra calculés et visibles dans La Région centrale6 de Michael Snow et dans les jeux vidéo de réalité virtuelle.

Le mouvement de caméra est en effet un personnage qui devient le sujet principal du film La Région centrale. Michael Snow a longtemps cherché puis enfin trouvé un espace de tournage désertique, un lieu vide signant l’absence de l’être, transpirant un sentiment de solitude absolue. Comme si les terriens pilotaient un satellite équipé d’une caméra depuis la lune pour explorer la Terre. Cherchant à explorer le mouvement seul de la caméra et à

1 Tobias Bernstrup, Nekropolis, Palais de Tokyo, Paris, 2002.

2 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 25.

3 Ibid., p. 98.

4 Ibid., p. 106.

5 Ibid., p. 100.

6 Michael Snow, La Région centrale, 1970-71.

en épuiser les possibilités, il réalise un film de trois heures. La caméra se libère des contraintes auxquelles on l’assujettit, en particulier quant elle est asservie aux principes d’une narration pour suivre les personnages et décrire une vision subjective. Alors qu’une caméra n’est rien d’autre qu’un œil mécanique artificiel et mobile, pour qu’elle puisse se saisir de l’environnement, il faut se débarrasser du caméraman, qui, juché sur un siège ou une grue en vérifie le cadre. L’opérateur s’absente, il est remplacé par une machine, un robot qui obéit à des mouvements horizontaux, verticaux ou en diagonale sillonnant le ciel et la terre de part et d’autre d’une région désertique. Michael Snow va donc concevoir et faire réaliser une machine par Pierre Abbeloos, un robot téléguidé cherchant à accomplir ce qu’aucun opérateur ne pourrait faire de manière aussi fluide et machinique. Cette caméra est actionnée par des bras pivotants et pilotée à distance d’après une partition de mouvements. Pierre Abbeloos conçoit un système de transmission d’ordres à donner à la machine à l’aide de bandes magnétiques sur lesquelles étaient enregistrés des signaux sonores. Les variations en fréquence de ces signaux affectaient le comportement des moteurs, donc le mouvement de la caméra et du cadre. Cet œil mobile qu’est la caméra pivotante de La Région centrale se retourne comme détaché hors de sa paupière.