• Aucun résultat trouvé

Le processus technique s’explore comme territoire

UTOPIE SECONDE : explorer l’espace des possibles

2.2 Explorer/Véhiculer

2.2.3 Le processus technique s’explore comme territoire

La nécessité de créer, recourir à des processus techniques, mais aussi que ceux-ci puissent être parcourus constitue un autre point de jonction entre le langage cinématographique et interactif. Le langage d’écriture et de lecture de l’œuvre s’accomplit en activant des processus techniques que l’auteur décide d’employer. Le lecteur peut alors partir à leur découverte comme le fait Michel Foucault lorsqu’il tente d’interpréter les processus d’écriture mis en

mental pour remonter au travail d’écriture et à l’interpréter à travers son dispositif, est une des formes que prennent l’exploration de certaines œuvres interactives.

Explorer un processus technique, c’est aussi s’aventurer dans une nouvelle quête. Les logiciels1 que nous avons utilisé pour réaliser nos pièces vidéo interactives nous ont permis de nous placer dans une telle situation d’exploration. Le logiciel Max/MSP utilisé pour LandMap s’explore lui aussi.

Il est pour ainsi dire inépuisable. On croit le connaître mais de nombreux détails nous sont restés invus ou déjà oubliés. C’est ainsi qu’on le redécouvre comme on revisite un terrain après l’avoir abandonné quelque temps. On trouve de nombreux points communs entre un guide de randonnée pédestre et le manuel d’utilisation d’un logiciel, ils décrivent un chemin à parcourir ponctué d’étapes et d’obstacles à franchir suivant des niveaux de difficulté.

De même que nous explorions le terrain, les logiciels et autres outils de programmation nous ont permis de nous placer dans une situation d’exploration. Nous proposons au spectateur une partie de territoire à découvrir. Si celui-ci lui est familier, l’on trouvera matière à se faufiler dans une part d’inconnu ou de glisser vers on ne sait quel orifice permettant des passages dans un quadrillage de données encore inconnues ou déjà visitées. Il faut trouver une matière pour explorer une technique comme l’on explore un lieu. L’exploration de logiciels et d’outils, de leur invention à leur réappropriation, fait partie de l’activité de l’explorateur.

Pour Field-Work@Alsace, Masaki Fujihata, équipé d’un GPS, parcourt la frontière entre la France et l’Allemagne. Il réalise une suite d’interviews dans lesquelles il interroge les personnes croisées au sujet de cette ligne de démarcation. Chaque séquence vidéo est enregistrée accompagnée de ses coordonnées géographiques et temporelles, ainsi que des paramètres des

1 Il s’agit de logiciels dont le terrain est suffisamment vaste pour que l’exploration donne l’impression d’être un voyage possible parmi d’autres. (Photoshop, Max/Msp ou autre logiciel laissant à l’utilisateur un devenir de redécouvertes possibles. Le dit logiciel est quand même assez rare) j’avais d’autre part développé ce sujet par rapport au jeu Les Sims où il était question de savoir si celui-ci était propice à l’imagination, j’en ai déduis que le degré de contraintes et de libertés pouvaient seuls présager de l’imagination possible du joueur, Il en est de même pour le devenir explorateur du spectateur.

mouvements de caméras. Son enregistrement est donc une saisie, temporelle, spatiale, comportementale, sonore et visuelle. Toutes les données sont par la suite mises en scène dans un espace recomposé. Des lignes blanches, inscrites dans l’espace tridimensionnel, correspondent aux trajets parcourus, aux traces de l’itinéraire fournies par le GPS. Chaque séquence vidéo tournée est localisée et raccordée à sa représentation territoriale : « L’orientation mobile de la caméra en chaque point a pu également être figurée puisqu’elle a été captée par un système d’accéléromètre et de boussole numérique associée au GPS. Une fois que tout a été assemblé dans l’ordinateur, j’ai construit un chemin pour le déplacement du regardeur.»1

Quel(s) territoire(s) nous reste-t-il à explorer, se demande Pierre Auriol2, quand tout l’univers est visible médiatiquement par ces représentations : les cartes, les images, les films et les textes. Et d’après Jordan Crandall : « Tout l’espace serait sous contrôle depuis qu’on navigue avec des cartes, des données géographiques et que les modes de navigations sont des interfaces »3. Selon cette théorie, l’explorateur n’aurait pas la nécessité de rendre compte des endroits inconnus car tous seraient déjà découverts. Il propose d’autres revisites, notamment comme de « réexplorer » son propre territoire.

L’individu est, avec le GPS, « au centre d’un repère cartésien avec le plaisir de se faire trianguler, transpercer trois fois en x, y et z »4 Il explore aussi son devenir d’un « être localisé » où les données répertoriées à son sujet s’explorent en retour et constituent une possible capture. En se saisissant des images et de leurs coordonnées, on aura l’illusion de s’approprier leur référent. Le voyage aura lieu dans cette prise multiple qu’inaugure Fujihata en appliquant sa technique. En représentant un site, il en donne un double visuel. L’exploration de Masaki Fujihata est aussi la trace d’un repérage et de

1 Masaki Fujihata, « Machines vivantes, machines de vision, machines de mémoire », Jouable : Art, jeu et interactivité, HES, ENSAD, Ciren, Centre pour l’image contemporaine, 2004, p. 50.

2 Pierre Auriol, La Fin du voyage, Allia, Paris, 2004.

3 Jordan Crandall dans Drive, p 74 www.jordancrandall.com1998-2000.

4 Olivier Razac, « The Global Positionning System », in Fresh Théorie, Paris, Editions. Léo Scheer, 2005, p. 381.

ses figures d’abordage. Comme le fait remarquer Jean-Louis Boissier, la prise de vue et l’enregistrement vidéo subsistent dans l’espace numérique « avec tout ce que cela apporte d’une irremplaçable relation au réel. »1

Le terme d’exploration incarne le fait de ressentir les données temporelles et spatiales dans leur changement de place, d’éprouver les transferts des différents positionnements. « Mais on ne peut […] penser le futur que comme un futur antérieur, c’est-à-dire comme quelque chose qui aura été passé et qui s’examine d’un point imaginaire où nous serons, plus tard et plus loin, regardant de nouveau vers un “avant”, le passé. La poésie amérindienne parle de la route qui recule vers le futur. »2 Cette poésie amérindienne exprime quelque chose de l’expérience d’un visiteur explorant les liens de l’installation Field-Work@Alsace, là où une multitude de points et de séquences vidéo sont reliés entre eux et font perdre la chronologie. On ne sait plus quels sont les éléments déjà vus et ceux restant à voir. De quel bord, de quel côté sont les personnes interrogées, est-ce que « les glaces sont meilleures de l’autre côté ? » questionne Fujihata. Dans cet oubli, la route ne recule pas vers le futur mais vers tous les futurs, présents et passés possibles. Paradoxalement, ces vidéos situées dans l’espace d’une carte en trois dimensions donnent l’impression de naviguer dans un espace rendu plus étranger encore. Les personnes croisées se détachent de l’Alsace ou de l’Allemagne, d’où viennent-elles et où vont-viennent-elles ? L’ambiance sonore enregistrée déborde, elle, du territoire mesuré. Elle dépasse les données localisées et se fond avec les sons des autres séquences, c’est ici un choix esthétique hérité du cinéma.

Field-Work@Alsace invite à se mouvoir dans une mémoire multi-dimensionnelle où : « il s’agit plutôt de se déplacer soi-même, de déplacer le point de regard devant un support fixe d’images, il y a une insistance évidente

1 Dialogue entre Jean-Louis Boissier et Masaki Fujihata, 2005, « À propos des Perspecteurs et de la vidéo interactive exposée », à paraître dans Estados da Imagen. Instantes e Inter-valos, (États d'images. Instants et intervalles), Lisbonne, Centre Culturel de Belém.

2 Jacques Roubaud, L’Invention du fils de Leoprepes, op. cit., p. 70.

sur cette fixité, sur le fait qu’on “parcourt” les lieux pour aller chercher les manteaux d’images sur les portemanteaux. »1

Pendant que l’on parcourt ces vecteurs, nous pénétrons dans un univers abstrait. La pensée est vectorisée, elle s’identifie au mouvement d’un marcheur traversant les images qu’il se forme. Thierry Davila écrit à propos du flâneur2 que le transport pendant le film nous fait revivre ces états transitoires, proches du rêve. Pendant ses transports vectorisés, nous devenons des flâneurs dans un espace précalculé en transformation.

Dans une autre version de l’installation que Fujihata expose à Lisbonne en 2005, le spectateur, s’il ne manipule pas l’interface au centre de la pièce, peut assister à un montage qui s’opère en temps réel. Le programme joue un trajet qu’il effectue entre les séquences vidéos. Fujihata déclare à ce propos : « Dans une exposition, le visiteur ne peut pas avoir une relation intime avec l’ordinateur, et les gens sont plus ou moins expérimentés dans l’usage des machines. »3 Dans cette version, les spectateurs peuvent jouer et construire d’autres histoires en gouvernant leur déplacement sur cette ligne et en choisissant de s’intéresser à tel ou tel point.

Ainsi, Fujihata explore un territoire et nous en rend compte, mais son dispositif rend également perceptible son exploration comme territoire, à son tour parcourable.