• Aucun résultat trouvé

UTOPIE TROISIÈME : Voyage dans la mémoire des enregistrements

3.2 Toute la mémoire en extension

3.2.4 Pellicule et disque dur

« Vous vous souvenez du temps passé à regarder des images dont vous ne vous souvenez plus. »

Thierry Kuntzel, Wunderblock2

Le mécanisme cinématographique fait étonnamment penser aux images se déplaçant sur des roues mobiles que décrit Giordano Bruno : « Le cercle intérieur constitue […] la roue des images stellaires, la centrale d’énergie de la mémoire qui fonctionne magiquement. »3 La circularité des photogrammes

1 Connemara Landscape, James Coleman, 1980.

2 Thierry Kuntzel, Title T K: Notes 1974-1992, p. 184.

3 Cité par Frances A. Yates, op. cit., p. 234.

tournant sur la roue dentée du projecteur devient une manière de percevoir et de mémoriser les vues. Est-ce par ce mouvement rotatif que nous enregistrons des éléments dans notre mémoire ? La roue évoque aussi bien l’avancée, la stagnation, que le recul. Dans le fonctionnement de la caméra, comme dans celui du projecteur, une bobine se dévide dans une autre par un mouvement rotatif. Les souvenirs s’enroulent autour de la bobine de pellicule comme le mouvement rotatif d’une boule de neige en expansion.

Bobine d’Etienne-Jules Marey et chevelure de Madeleine dans Vertigo.

Nombreuses sont les métaphores décrivant ce processus : la chevelure de Madeleine évoquant la spirale du temps dans Vertigo, l’écoulement dans le siphon de la douche dans Psycho, etc.. Ce mécanisme constitue une manière de mémoriser, autant que d’oublier les images enregistrées par notre mémoire. Dans ses notes sur l’appareil filmique, Thierry Kuntzel, qui compare la mémoire avec la forme de ce ruban enroulé, décrit que le caractère « le plus étonnant de cet appareil tient à son mouvement : grâce à un mécanisme d’entraînement, les photogrammes glissent dans le couloir – à travers la fenêtre – à la cadence de vingt-quatre par seconde. Dans la projection, tout se passe comme si ça venait s’inscrire et s’effacer sans cesse sur l’écran : dans le défilement, une main détacherait périodiquement du tableau de cire la feuille recouvrante pendant qu’une autre écrirait sur la surface du bloc magique. »1 Ainsi, dans ce mécanisme d’apparition et de disparition, la mémoire devient pelliculaire, représentée par l’image de la

1 Thierry Kuntzel, Title T K: Notes 1974-1992, op. cit., p.110.

pellicule enroulée tout autant que celle du mécanisme de défilement des images souvenirs.

Marc Vernet explique que le dispositif cinématographique permet de laisser filer un rêve qu’un spectateur seul peut capter, par le biais d’une attention et d’une mémoire très active1. Ce dispositif reste lié aux histoires de disparition des souvenirs. Nombre de films vus sont oubliés par le spectateur.

Nous sommes contraints de laisser fuir le rêve, de ne pas nous y accrocher à chaque instant. Dans La Notte d’Antonioni, un personnage déclare : « J’ai l’impression d’oublier une chose par jour » ; et le spectateur en oublierait une à chaque image fuyante.

Comment, dans une salle de cinéma, être pleinement attentif pendant la durée moyenne d’un long-métrage ? Et après une heure d’attention aiguë, combien de temps perdurera le souvenir du film ? Il se mêlera avec d’autres souvenirs, nous contraignant à le laisser filer, à n’en retenir finalement que quelques bribes.

La pellicule est une métaphore du déroulement de notre pensée autant que de nos actes : déroulement du geste, de l’idée, du souvenir, pour être ré-enroulée ensuite. Reprenant cette idée, Jacques Roubaud écrit qu’« il y a en quelque sorte une Chaîne continue d’Idées enroulées (“Coyled up”) dans ce Reposoir du cerveau […] Le temps semble pour Hooke une substance matérielle, constituée de moments-idées qui s’enchaînent les uns aux autres successivement, formant une spirale, une sorte d’ADN de souvenirs. »2

La voix off de La Jetée nous donne la réplique : « Le temps s’enroule à nouveau, l’instant repasse ». Selon Abel Gance, « la roue fait lentement place à la spirale. La roue a régné sur le monde mécaniquement et philosophiquement pendant des siècles. »3 Grâce à la technique cinématographique, il est possible de percevoir la double spirale de la mémoire évoquée par Bergson : une spirale s’enroule en miroir de celle de notre propre perception. L’image de la spirale exprime bien la manière dont

1 Marc Vernet, De l’invisible au cinéma, figures de l’absence, Paris, Cahiers du cinéma, 1988.

2 Jacques Roubaud, L’Invention du fils de Leoprepes, op. cit., p. 55.

3 Ibid., p. 176.

notre mémoire capte ce que nous percevons. Le cinéma se fait l’allégorie de cette image bergsonienne de la mémoire.

La bande magnétique de la cassette vidéo présente aussi un ruban qui se déroule d’une bobine à l’autre. De nombreux formats de cassettes vidéo tels que le Betacam, la vidéo 8, l’HI-8 et le VHS sont des supports d’inscription et de stockage utilisant une bande magnétique. La cassette, cette boîte noire opaque, dont Kuntzel écrit « (Vidéo-cassette Vidéo-cachette) » en prenant le soin de mettre des parenthèses pour souligner cette boîte enfermant la bande, qui ne montre pas ce qui est inscrit, dont on ne voit qu’un ruban fragile : « À qui l’ouvre, le secret. Rien qu’un ruban gris, muet, enroulé, inaccessible même, protégé par un parallélépipède de plastique, une autre boîte. À qui tente de savoir, le secret. »1 Les informations gravées sur des supports comme le disque dur autonome (périphérique de stockage magnétique) sont enregistrées et lues grâce à une tête de lecture et d’écriture tout aussi invisibles. Car, là aussi, il nous faudra passer par des étapes de transcodage, « la conversion de signes en d’autres signes ; car le texte ici, invisible, se verra — se lira — là, ailleurs, intouchable — comme d’un fond sans fond venu — : l’écran. »2

Comment appréhender alors cet « ultra médium » que constitue le cinéma numérique ? Doit-on choisir entre Vertigo, le film d’une métaphore, d’un vertigineux souvenir de cinéphile, et le CD-Rom de Marker Immemory3, l’œuvre hybride comme lieu de l’impossible mémoire numérique ? L’homme amnésique du cinéma ordinaire4 se transformerait-il en l’homme-machine hypermnésique d’un cinéma de mémoires vives ?

1 Thierry Kuntzel, Title T K: Notes 1974-1992, p. 246-247.

2 Ibid., p. 247.

3 Chris Marker, Immemory, 1997.

4 En réponse au titre de Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Gallimard, 1980.

Machine à défilement linéaire (enregistreur cassette) et disque dur (ordinateur).

La technique cinématographique offre au spectateur le déroulement du souvenir, contrairement à l’accès permanent que représente le cinéma numérique. L’image que l’on se fait, subjectivement1, de la technique du cinéma numérique, est celle d’une autre forme d’enregistrement des images.

Les modalités de stockage de ces deux techniques semblent opposées. La pellicule est une bande de celluloïd, enroulée en bobine, qui se compte en mètres de film lorsque son contenu est déroulé. Elle exprime une linéarité.

Dans l’autre technique, les données sont stockées sur un support numérique.

À la matérialité et la visibilité du stockage cinématographique correspond l’immatérialité, (ou son illusion), et l’invisibilité du stockage de l’autre cinéma. Au mouvement de l’un, la bobine se dévidant dans une autre bobine, correspond l’apparente absence de mouvement de l’autre. Les données n’ont pas l’air de provenir d’un mouvement physique. Le matériel ne circule plus dans un dévidoir. Les informations sont mémorisées dans un disque ou dans une carte mémoire flash, généralement masqué par une boîte. Nous sommes en présence d’une enveloppe hermétique, mystérieuse, qui pourrait être décrite par les adjectifs qualificatifs « obscure », « cachée ». Les données sont « captives » d’un système et d’une exploitation. Elles peuvent tout autant être accessibles qu’irrémédiablement perdues. L’information est imaginée comme une entité abstraite et intangible.

Le passage d’une technique à l’autre (le film en bobine transféré en DVD) constitue un type de mutilation. Le film se perd dans un autre médium, il

1 Il s’agit plus ici d’une perception subjective de spectateur que d’une explication

« scientifique » du fonctionnement d’un cinéma pellicule et d’un cinéma numérique.

faudrait le repenser en fonction de son devenir sur ce média. « La perfection de la réparation ou de la reconstitution conduit à abolir ce qu’il est convenu de nommer l’épaisseur historique, c’est-à-dire les traces sensibles de l’écoulement du temps sur la pellicule. » (Dominique Païni)1

Entre la technique du cinéma sur pellicule et son stockage numérique, d’autres techniques intermédiaires (comme les formats analogiques Bétacam, VHS, Hi-8…) coexistent. Ces formats ont servi de transition vers des données de moins en moins visibles, et de plus en plus accessibles, notamment au titre des opérations numériques que l’on peut leur appliquer.

Si le souvenir des images cinématographiques s’apparentait à une alchimie, quelle est la chimie des souvenirs d’images calculées ? Dans le destin de ces images « éternelles », il existe de nombreux processus pour faire dériver les images numériques vers la pellicule. Le cinéma numérisé, peut, dans certaines circonstances, pour les besoins des projections, être kinescopé sur pellicule, ou empreint sur d’autres supports. Ces processus permettent aux images d’avoir plusieurs destins, celui d’une matière empreinte et d’une matière calculée. Les images chimiques peuvent se transformer en image codées et réciproquement.

Le DVD-Rom Compétent dans sa branche d’Olivier Bosson2 se compose d’une trentaine de films courts (« Bocal de cornichon », « Caméra », « Vin du Sénégal » ou « Juste une image »). Cette compilation de morceaux, qui ne sont pas liés à une structure linéaire ou en arborescence, se consulte comme on écouterait les titres d’un juke-box. Cet apparent désordre donne un rapport de connivence et d’affinité entre les trente saynètes du DVD. On observe sans cesse les petits rapports qui se créent entre les films par des objets récurrents. Le spectateur prend autant de plaisir à se perdre qu’à se retrouver dans la mémoire de ce sommaire où la scène précédente s’éclipse après la perception d’une autre. Ce procédé engendre un nouvel état d’oubli, par la multitude des possibilités qu’il nous offre pour y accéder. Il sollicite le

1 Dominique Païni, Le Temps exposé : Le cinéma de la salle au musée, Paris, Cahiers du cinéma, 2002, p. 92.

2 Olivier Bosson, Compétent Dans Sa Branche, album vidéo dvd, 2004.

désir de revisiter les morceaux, en cherchant à nous confronter au souvenir du déjà-vu. Olivier Bosson dit qu’il filme pour sauver les images de l’oubli, pour les « rédimer » (verbe synonyme de « racheter ») : « Je vous filme pour vous sauver. Je vous offre un salut, ou un rédimade comme aurait dit Duchamp. »

Nicolas Boone, comme Olivier Bosson, explore les possibilités d’écritures numériques d’un cinéma stocké sur DVD. Fuite1 de Nicolas Boone a été conçu comme un jeu où chaque montage apporte de nouveaux éléments à l’histoire.

Fuite présente un sommaire dont chaque élément (chapitre) est un film, mais donne à voir un nouveau montage : « […] Les sept films du DVD Fuite sont des pistes, fragments d’un tout perdu et fragments d’un tout a découvrir. »2 Le film se compose pour être vu plus d’une fois : « Plus nous le regardons, plus on le comprend, ou au contraire il devient confus. […] Un DVD c’est un film destiné à être revu, à être appris par cœur ! »3

Menu des DVD Compétent Dans Sa Branche et Fuite.

1 Nicolas Boone, Fuite, DVD, les éditions e®e. 2004 2 Nicolas Boone, Approche sur FUITE,

http://www.nicolasboone.net/fuite/index.htm#aproch 3 Ibid.