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La notion d'explication est une notion complexe qui, du fait de son caractère polysémique, est difficile à appréhender, à délimiter. Or, comme noté en exergue de ce chapitre, si 'tout ce qui est simple est faux', 'tout ce qui est compliqué est inutilisable' (P. Valéry). L'état des lieux critique des recherches sur l'explication en sciences humaines a permis d'observer plusieurs manières de procéder pour définir et délimiter la notion d'explication. L'une d'entre elles consiste à décrire et à délimiter la notion d'explication en l'opposant à d'autres notions, comme l'argumentation ou la justification. Une autre manière de procéder consiste à élaborer une classification de différentes sortes d'explication, en prenant pour point de départ le type d'objet sur lequel porte l'explication ou la manière d'expliquer. L'avantage de ces manières de procéder est de fournir des définitions stables et générales, indépendantes d'un contexte particulier d'énonciation (les études adoptant ces manières de procéder ont en général recours à des 'phrases' inventées ou sorties de leur contexte). Cependant, les définitions qu'elles proposent sont, justement en raison de leur portée non-spécifique et non- 'dynamique', difficilement utilisables pour l'analyse empirique et contextuellement ancrée de données authentiques.

Une autre manière d'aborder la notion d'explication consiste à prendre comme point de départ pour l'élaboration d'une définition le contexte d'apparition des explications. Cette manière de procéder vise à proposer une définition contextuellement dépendante et dynamique de l'explication (cf. la citation en exergue, 'tout ce qui est stable est contestable', A. Brie), qui soit opérationnelle pour l'analyse empirique de données authentiques. Si les études actuelles adoptant cette manière de procéder proposent une description de caractéristiques récurrentes des explications dans différents contextes, caractéristiques qui semblent donc avoir un certain potentiel de généralisation, une méthodologie permettant d'identifier les explications dans un corpus donné reste à élaborer.

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La présente recherche se propose d'aborder l'explication en tant que phénomène contextualisé, émergeant dans l'interaction sociale, et de l'étudier dans le contexte spécifique de la classe de langue. Son originalité réside dans le fait qu'elle se donne pour objectif d'identifier, d'analyser et de décrire les explications dans une perspective émique, c'est-à-dire en se basant sur les orientations des interactants eux-mêmes. Dans cette perspective, "est explication l'activité que les locuteurs, dans la situation d'énonciation, s'accordent à considérer comme telle" (de Gaulmyn, 1991a: 290). Identifier les explications suppose alors de dégager ce qui dans l'interaction est considéré par les participants comme constituant une explication. Pour parvenir à ce but, la présente recherche adopte comme point de départ l'analyse des 'logonymes' (Marra & Pallotti, 2006; cf. chapitre VI) expliquer et explication. L'hypothèse sous-jacente de cette démarche est que l'analyse de l'utilisation de ces logonymes par les participants permet de décrire la manière dont ils s'orientent, en contexte, envers une certaine action ou un certain discours comme constituant une explication. L'analyse systématique de ces orientations permet d'aboutir à l'élaboration de repères émiques pour l'identification des explications dans les données.

Une telle approche suppose d'étudier les logonymes dans un corpus d'interactions cohérent, afin que les orientations des participants le soient également. Les classes de français qui sont étudiées dans la présente recherche sont abordées comme un écosystème à l'intérieur duquel on peut s'attendre à ce que les orientations des participants soient cohérentes (ce que confirme l'analyse des logonymes, cf. chapitre VI). Ces orientations peuvent en revanche être différentes de celles qu'on pourrait trouver dans d'autres 'lieux' interactionnels. Le but de la présente recherche n'est donc pas de proposer une description 'stable', abstraite de l'explication, ce qui serait contraire à la volonté d'une approche située et émique, mais de comprendre le fonctionnement des explications dans un milieu défini, celui de la classe de langue.

Résumé du chapitre

• En sciences humaines, on distingue trois approches de l'explication: l'approche épistémologique, la théorie de l'attribution, et l'approche 'discursive'. Il n'existe pas de champ disciplinaire, théorique ou méthodologique unifié de l'explication dans l'approche 'discursive' (cf. 1.).

Le terme explication, étymologiquement lié à la notion de déploiement, de 'désenveloppement', est polysémique et peut donc qualifier une grande variété de situations, ce qui le rend difficile à appréhender pour le chercheur (cf. 2.1).

• Une manière de procéder pour clarifier la notion d'explication consiste à opérer des distinctions en plusieurs catégories (cf. 2.2). Une autre manière de procéder consiste à définir l'explication par opposition à d'autres notions, comme l'argumentation ou la justification (cf. 2.3).

• Les définitions qu'on trouve dans les études actuelles sur l'explication sont très variées. Lorsque l'unité de l'explication est 'petite' (p.ex. un acte de langage), la définition est précise mais également réductrice. Lorsque l'unité et 'grande' (p.ex. un mouvement interactionnel, un processus collaboratif), le sens attribué au terme correspond davantage au sens commun, mais perd en précision (cf. 2.4).

• Les études abordant l'explication comme processus contextualisé proposent que l'explication a pour but de gérer des problèmes potentiels de compréhension. Dans ces études, l'explication est souvent décrite sous forme de structure tripartite (ouverture, noyau, clôture) (cf. 2.5).

• La présente recherche vise à déterminer des observables émiques en dégageant la manière dont les participants d'une interaction s'orientent vers un certain épisode interactionnel comme étant une explication (cf. 3.).

Chapitre II

Un cadre pour une approche interactionniste de

l'explication: l'analyse conversationnelle

L'analyse conversationnelle constitue le cadre dans lequel l'explication sera abordée au sein de la présente recherche. Il existe de nombreux articles récents présentant l'analyse conversationnelle (p.ex. Gardner, 2004; Goodwin & Heritage, 1990; Gülich, 1990-1991; Heritage, 1989, 1995; Pomerantz & Fehr, 1997; Schegloff, 2001; Seedhouse, 2005b; Wootton, 1989) ainsi que plusieurs monographies (ten Have, 1999; Hutchby & Wooffit, 1998; Markee, 2000; Psathas, 1995; Schegloff, 2007; cf. aussi Heritage, 1984a, Linell, 1998, et Silverman, 1998, 2006, pour des monographies portant en partie sur l'analyse conversationnelle). Le présent chapitre n'a pas pour but de proposer un historique de l'analyse conversationnelle ou un panorama exhaustif des recherches classiques ou récentes. Il vise plutôt à décrire de manière synthétique l'objet et les objectifs de l'analyse conversationnelle, ses 'principes' de base, ainsi que les enjeux d'une perspective conversationnaliste appliquée à l'étude de l'explication4.

E. A. Schegloff, un des fondateurs de l'analyse conversationnelle avec H. Sacks dans les années 1960, est réticent à qualifier l'analyse conversationnelle d''approche' (dans Wong & Olsher, 1990: 126). Selon lui, on ne peut 'approcher' l'analyse conversationnelle sans 'en faire', car l'analyse conversationnelle ne fournit pas d'instruments préétablis pour l'analyse: les concepts et unités utilisés en analyse conversationnelle ne peuvent donc faire l'objet d'une description conceptuelle abstraite. L'organisation interactionnelle en tours de parole, paires adjacentes, procédés de réparation, n'est pas équivalente à un système de règles et d'unités d'analyse au sens linguistique et la manière d'approcher les analyses dépend des données et de l'objet de l'étude. On ne parle donc pas de

théorie ou d'approche mais plutôt de 'mentalité analytique' de l'analyse conversationnelle, qui peut

être décrite sous forme de 'principes de base' (point 2.). Bien que l'analyse conversationnelle ne se réduise pas à une méthodologie, les études menées en analyse conversationnelle reposent sur une

démarche analytique qui fera l'objet d'une synthèse descriptive (point 3).

4

Outre les références générales sur l'analyse conversationnelle mentionnées dans ce premier paragraphe, ce chapitre a également été rédigé en s'inspirant des références suivantes (il ne s'agit pas de travaux généraux sur l'analyse conversationnelle, mais d'études spécifiques menées dans le cadre de l'analyse conversationnelle, ou d'études menées dans une perspective interactionniste s'inspirant en partie de l'analyse conversationnelle): Bange (1992b); Gülich (1990-1991), di Luzio (2003); Mondada (2006); Pekäkylä (2004); Sacks et al. (1974); Schegloff (1990, 1996), Schegloff & Sacks (1973); Speier (1972); Vion (1992).

1. Interaction sociale et accomplissement de l'intersubjectivité