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2. L'apprentissage dans une perspective sociointeractionniste

2.2. Analyse conversationnelle et apprentissage des langues

2.2.2 La théorie socioculturelle de l'apprentissage

La théorie socioculturelle de l'apprentissage (Sociocultural Theory, SCT) s'inspire des travaux de Vygotski. Selon Vygotski (1985), l'être humain interagit avec son environnement par la médiation d'outils physiques (une pelle, un crayon) ou symboliques (le langage) qui sont construits collectivement par les membres d'une société. Ces outils permettent à l'individu d'agir sur son environnement (physique et social), de l'interpréter, de le réguler. Le langage est l'outil symbolique le plus sophistiqué dont dispose l'être humain: il permet non seulement de contrôler et d'organiser le monde social (les activités interpersonnelles), mais également le 'monde' psychologique (les activités intrapersonnelles, p.ex. organisation de la pensée). C'est donc l'outil par excellence du développement cognitif. Dans l'approche de Vygotski, l'interaction sociale, par la médiation du langage, est à la base de l'apprentissage langagier. Ainsi, s'il existe un dispositif d'apprentissage du

langage propre à l'être humain, celui-ci se situe dans l'interaction prenant place entre individus et non dans le cerveau de chaque individu. La cognition et les processus d'apprentissage sont situés et distribués entre personnes, artéfacts et éléments de l'environnement. La théorie socioculturelle considère que la construction des connaissances et des compétences apparait successivement sur deux plans (Bange, 1996; Swain et al., 2002):

1) Sur le plan social, interpersonnel (interpsychique): les participants s'engagent dans un travail collectif impliquant une attention conjointe et une construction collective du sens (collaborative

meaning-making). Le comportement langagier de l'apprenant peut alors faire l'objet d'une hétéro-régulation par un co-participant.

2) Sur le plan individuel, personnel (intrapsychique): dans cette deuxième étape, l'apprenant intériorise les connaissances construites dans l'interaction, notamment par le biais d'un langage orienté vers lui-même ou interne (private speech et inner speech), les réorganise, se les approprie de sorte à pouvoir les réutiliser dans d'autres contextes. Ce procédé est appelé auto-

régulation. Le comportement langagier peut alors être recontextualisé (c.-à-d. transféré et

transformé, Lantolf, 2005) et automatisé. Vygotski qualifie les processus interpsychiques d'apprentissage, et les processus intrapsychique de développement (Lantolf, 2005).

Vygotski propose un parallélisme entre phylogénèse et ontogénèse: de même que dans l'évolution de l'espèce "la capacité à résoudre des problèmes à plusieurs a probablement précédé la capacité à résoudre des problèmes seul" (Brossard 2004: 103), de même, chez l'individu, la capacité à effectuer une action seul est une reconstruction de démarches d'abord effectuées en collaboration avec autrui. Le moment où un apprenant peut résoudre un problème donné en collaboration avec un partenaire plus expert que lui mais n'y parvient pas seul est appelé par Vygotski (1985: 269 sq.) 'zone de proche développement' (ZPD). La zone de proche développement ne correspond pas à un niveau de compétence de l'individu dans l'abstrait mais est négociée dans le contexte de l'interaction36. Pour Vygotski, l'apprentissage ne peut être fructueux que s'il se situe dans cette zone, car "enseigner à l'enfant ce qu'il n'est pas [encore] capable d'apprendre est aussi stérile que lui enseigner ce qu'il sait déjà faire tout seul" (Vygotski, 1985: 277). L'apprentissage repose sur la collaboration entre les participants, et l'expert ne peut en conséquence inculquer 'de force' des connaissances et compétences à l'apprenant37. La zone de proche développement permet de projeter le développement potentiel futur de l'apprenant, dans le sens où ce que l'apprenant parvient à faire en collaboration est ce qu'il parviendra à faire seul dans un futur proche (Lantolf, 2005).

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S'inspirant des travaux de Vygotski, qui portent sur des interactions entre adulte (expert) et enfant (apprenant) en langue première, les chercheurs affiliés à la théorie socioculturelle s'intéressent de manière centrale à l'apprentissage des langues secondes (cf. p.ex. Ahmed, 1994; Bozier, 2005; Donato, 1994, 2000; Hall, 1993, 1995, 1998; Hall & Verplaetse, 2000; Hall & Walsh, 2002; Kasper & Rose, 2002; Lantolf, 2005; Lantolf & Thorne, 2006, 2007; McCormick & Donato, 2000; Ohta, 2001; Swain, 2000; Swain et al., 2002). Ces chercheurs conçoivent le langage comme un ensemble de formes qui ne prennent leur sens que lorsqu'elles sont situées dans les activités négociées et co- construites par les interactants. Les formes linguistiques s'apprennent d'abord dans l'interaction avant de pouvoir être appropriées et réutilisées par l'apprenant, le développement du langage étant ainsi ancré dans les pratiques langagières et culturelles. Le développement langagier consiste en une réorganisation des moyens langagiers, les fonctions associées aux formes se précisant et s'actualisant continuellement (progressive form-function mapping).

Certains chercheurs inscrivant leurs travaux dans la théorie socioculturelle s'inspirent également de l'analyse conversationnelle (notamment de sa démarche analytique). Leurs études ne portent alors que sur le versant observable (interpsychique) des processus d'apprentissage, abordés comme ensemble émergent de pratiques socialement distribuées dans l'interaction. La dimension intrapsychique de l'apprentissage, qui n'est pas observable dans l'analyse empirique, est peu interrogée, bien que son existence ne soit pas nécessairement remise en question. Les études ancrées dans la théorie socioculturelle et qui s'inspirent en partie de l'analyse conversationnelle se

36 La zone de proche développement ne s'apparente donc pas au niveau 'i + 1' proposé par Krashen (1982):

pour Krashen, le niveau i+1 peut être déterminé en examinant le niveau effectif de l'apprenant, puisque l'acquisition suit un 'ordre naturel'. Pour Vygotski, la zone de proche développement ne peut être déterminée de l'extérieur mais uniquement dans l'interaction collaborative entre expert et apprenant.

37 Brossard (2004: 110) propose une comparaison avec un jardinier, qui peut aider ses plantes à grandir en

proposent entre autres d'observer et de décrire le déploiement de dialogues collaboratifs (collaborative dialogue, Swain, 2000) se situant dans la zone de proche développement et donc propices à l'apprentissage. Ces études montrent que les dialogues collaboratifs ne se déroulent pas toujours entre adulte et enfant, entre expert et apprenant, mais également entre pairs (Donato, 1994; Ohta, 2001; Swain, 2000; Swain et al., 2002): les pairs se soutiennent mutuellement, cherchent ensemble des solutions de manière négociée et les forces et faiblesses de chacun entrent en relation complémentaire. Dans cette perspective, même le membre apparemment le plus faible de la dyade (ou du groupe, le dialogue collaboratif pouvant impliquer plus de deux personnes) peut assister le membre le plus fort, en lui posant des questions qui le poussent à clarifier ou à justifier son raisonnement. De plus, les rôles d'expert(s) et d'apprenant(s) sont négociés localement dans l'interaction, ce qui implique qu'ils peuvent être reconfigurés à tout moment.

D'autres études proposent une réflexion sur les opportunités d'apprentissage dans les interactions sociales (He, 2004; Kasper, 2006): si l'apprentissage se déroule dans la zone de proche développement, alors les interactions propices à l'apprentissage sont celles dans lesquelles la complexité est appropriée par rapport au niveau de compétence de l'apprenant, sans sous-estimer ni surestimer ses capacités. L'analyse conversationnelle portant sur des données en classe de langue et dans d'autres situations d'apprentissage permet de décrire de manière détaillée la manière dont sont construites et mises en œuvre des ressources et de déterminer par l'analyse des orientations des participants si l'interaction semble effectivement se dérouler dans la zone de proche développement38. En classe de langue, les interactions décrites comme les plus riches en opportunités d'apprentissage sont celles qui permettent à l'élève de prendre une position de 'candidat-apprenant', afin qu'il adopte un rôle actif lui permettant de tester ses apprentissage et de développer son autonomie.

D'autres études s'inspirant de la théorie socioculturelle et de l'analyse conversationnelle visent à documenter les processus et trajectoires d'apprentissage dans une perspective longitudinale ou

pseudo-longitudinale. Dans cette perspective, l'autonomie accrue de l'apprenant est envisagée

comme l'indice principal de l'internalisation des savoir-faire appris dans l'interaction (Lantolf & Thorne, 2007; Ohta, 2001). L'amélioration des dispositifs techniques d'enregistrement, notamment l'utilisation de micros individuels, permet aussi d'étudier le private speech (Ohta, 2001) pour mieux comprendre son rôle dans l'internalisation des formes langagières.