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2. L'apprentissage dans une perspective sociointeractionniste

2.2. Analyse conversationnelle et apprentissage des langues

2.2.3 La théorie de l'apprentissage situé

La théorie de l'apprentissage situé (situated learning, Lave & Wenger 1991, aussi appelée community

of practice theory, cf. Hellermann, 2008), dont certains aspects peuvent être rapprochés de la théorie

socioculturelle du développement, est issue non de la psychologie mais de l'anthropologie (elle a été développée également dans le cadre de l'ethnographie et de la sociolinguistique). Selon cette théorie, toutes les activités humaines – et donc, entre autres, les activités d'apprentissage – sont situées, c'est-à-dire contextualisées. Même les connaissances dites générales ne s'actualisent (et a fortiori, ne s'apprennent) que dans des circonstances particulières. Les notions centrales développées dans cette théorie sont celles de participation et de communauté de pratique. Une communauté de pratique est un groupe d'individus ayant un intérêt ou un but commun. Les membres d'une communauté de pratique interagissent en vue d'accomplir conjointement ce but, au moyen d'un répertoire partagé de ressources (Barton & Tusting, 2005). Un individu nouveau venu dans une communauté de pratique (p.ex. une équipe de travailleurs) commence par participer aux activités de la communauté de manière 'périphérique' mais reconnue comme légitime par les autres membres (legitimate peripheral

participation). Sa participation devient avec le temps de plus en plus centrale, au fur et à mesure qu'il

s'approprie les pratiques socioculturelles de la communauté et qu'il en devient de fait un membre à part entière. Dans ce cadre, la participation est le processus social qui gouverne l'apprentissage et le développement de la compétence d'interaction se décrit comme la capacité progressive à participer

de manière adéquate à des interactions sociales. L'apprentissage n'est pas simplement situé dans

la pratique mais en fait partie intégrante, ce qui a pour conséquence que l'individu seul ne peut changer son mode de participation: tous les participants de la communauté de pratique accomplissent de manière dynamique et collaborative le changement de configuration de la communauté dans lequel change la participation de l'apprenant (Young & Miller, 2004; Hellermann, 2008). En conséquence,

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Bien entendu, plus le nombre de participants à l'activité d'apprentissage est grand (cf. classe de langue) et plus le niveau de compétence est inégalement distribué entre les participants, moins il sera possible d'interagir dans la zone de proche développement du groupe. Il n'est d'ailleurs pas certain que la zone de proche développement soit un concept fonctionnel pour analyser la classe de langue: il a été développé avant tout pour décrire des dialogues se déroulant entre deux participants (dyades).

l'apprentissage ne peut être décrit qu'en analysant des données longitudinales d'une même communauté de pratique.

Les travaux qui s'inspirent de l'analyse conversationnelle et de la théorie de l'apprentissage situé se donnent pour objectif de décrire, au moyen de données longitudinales, comment la participation d'un apprenant passe de 'périphérique' à 'centrale' dans des pratiques discursives (ou pratiques

interactionnelles; cf. aussi Hall, 1993, 1995 qui parle de oral practices et de interactive practices dans

une perspective socioculturelle), définies comme des épisodes récurrents d'interaction qui ont une signification sociale et culturelle pour une communauté (He & Young, 1998; Hellermann, 2007, 2008; Young 2003, 2007; Young & Miller, 2004). Par exemple, Young & Miller (2004) proposent une analyse de la manière dont un apprenant de L2 change progressivement sa manière de participer à des séances de tutorat. Les instances d'une même pratique discursive peuvent être identifiées sur la base de leur architecture interactionnelle, c'est-à-dire de l'organisation des tours de parole, de l'organisation séquentielle et topicale, des cadres de participation, du registre et des ressources mises en œuvre pour la construction du sens (Young, 2003, 2007; Young & Miller, 2004). La notion de pratique discursive permet d'appliquer la théorie de l'apprentissage situé à l'étude de la compétence d'interaction et de son développement dans le temps, l'apprentissage résultant de la participation répétée de l'individu à des pratiques discursives et interactionnelles dans une communauté donnée.

With its emphasis on socially constructed knowledge, discursive practice is an approach in which language learning is viewed not as the changing cognition of individual learners, but as their changing participation in discursive practices: what is learned is not the language but the practice.39

(Young, 2007: 251)

Les études menées dans cette perspective sont encore rares et ne portent souvent pas d'attention particulière aux ressources langagières, s'intéressant à la 'pratique discursive' en général (cf. citation). La question de savoir si un tutorat entre pairs (la 'pratique' observée par Young & Miller, 2004) ou une classe de langue peuvent être définis comme des 'communautés de pratique' ne fait pas l'objet d'un consensus: Brouwer & Wagner (2004) font remarquer que la classe de langue, surtout lorsqu'elle regroupe des immigrants de différents horizons, n'est pas une 'communauté' homogène au même sens qu'un groupe de travailleurs engagés dans une tâche commune. La question se pose encore différemment dans le cas de classes de langue regroupant des élèves du même âge et membres d'une même société (comme par exemple des élèves suisses-allemands apprenant le français à l'école publique). Une réflexion approfondie sur les concepts-clés issus de la théorie de l'apprentissage situé et leur potentielle 'transposition' (ou transformation) pour l'analyse des interactions en classe de langue est donc nécessaire. Malgré cela, les travaux s'inspirant de la théorie de l'apprentissage situé et de l'analyse conversationnelle semblent prometteurs pour étudier le développement de la compétence d'interaction.

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La présente recherche s'inscrit dans le cadre de l'analyse conversationnelle et a pour objectif central de décrire les ressources mobilisées par des apprenants de langue seconde pour expliquer. Cet objectif s'inscrit dans l'agenda de recherche du courant émergent CA-for SLA: il s'agit d'identifier les

méthodes pour accomplir une action donnée, ici l'explication, et d'observer comment les participants

adaptent ces méthodes au déploiement local de l'interaction. Il s'agit également de dégager si les apprenants du français langue seconde ont recours aux mêmes méthodes que des locuteurs du français langue première (dans des situations similaires, c.-à-d. des interactions en classes). La question du développement des méthodes dans le temps n'est pas abordée dans le présent travail, mais pourrait faire l'objet d'une recherche subséquente: la description de l'organisation des explications et des ressources mobilisées par les apprenants à un moment donné de leur trajectoire d'apprentissage est un pré-requis pour ensuite observer le développement de cette trajectoire dans le temps.

La présente recherche s'inspire de certains travaux s'inscrivant dans la théorie socioculturelle ainsi que dans la théorie de l'apprentissage situé, dans le but de décrire les opportunités d'apprentissage qui peuvent émerger dans les séquences d'explication. Dans cette optique, les interactions envisagées comme riches en opportunités d'apprentissage sont 1) celles dont le degré de complexité est adapté à celui des apprenants (cf. la notion de zone de proche développement dans la théorie

39 Traduction: Avec son emphase sur le savoir socialement construit, la pratique discursive est une approche

dans laquelle l'apprentissage du langage est vu non comme un changement dans la cognition des individus, mais comme un changement dans leur participation à des pratiques discursives: ce qui est appris n'est pas le langage mais la pratique.

socioculturelle) et 2) celles qui donnent l'occasion à l'apprenant d'adopter un rôle actif dans la construction des contenus d'apprentissage et dans la gestion des activités (cf. l'apprentissage envisagé comme participation de plus en plus centrale dans la théorie de l'apprentissage situé). Dans le présent travail, les opportunités d'apprentissage seront abordées sous l'angle des opportunités de

participation des apprenants dans les séquences d'explications (cf. chapitre IX).