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3. Explication et apprentissage

3.2 L'explication comme lieu de déploiement d'une compétence

Pour Brossard (2004), l'explication s'inscrit dans les formes les plus élaborées41 de la pensée verbale

telles que les décrit Vygotski (1985). Selon cet auteur, le jeune enfant n'est pas capable reformuler une idée qu'il a entendue: il ne peut que la répéter. Or, l'explication suppose un processus de généralisation conceptuelle à l'intérieur de laquelle plusieurs 'parcours' discursifs sont possibles. C'est ce processus qui permet d'expliquer une même chose au moyen de différentes 'trajectoires' discursives:

Dans une structure de généralisation qui est celle des concepts proprement dits, lorsqu'un domaine du savoir est maîtrisé, celui qui a pour tâche de fournir une explication peut entreprendre son explication à partir de plusieurs points de départ conceptuels: un concept est un point à l'intérieur d'un système qui autorise plusieurs parcours possible. La loi d'équivalence des concepts autorise plusieurs formulations d'une même idée parce que plusieurs parcours sont possibles à l'intérieur de cette structure de généralisation. On voit que dès lors les significations (le pôle sémantique de la pensée verbale) s'affranchissent d'une forme particulière de mise en mots car celui qui produit l'explication n'est plus prisonnier d'un texte particulier. (Brossard 2004: 136)

Dans cette optique, la capacité à élaborer une explication est l'indice d'une maîtrise à la fois conceptuelle et linguistique, qui ne peut être atteinte que si un même contenu peut être exprimé au moyen de structures diverses (Daunay, 2002; Fuchs, 1982; Grandaty & Le Cunff, 1994). Le choix de la trajectoire s'effectue ensuite en fonction de la situation d'interaction, donnant lieu à des ajustements sur le plan local. Cette adaptation relève également de la compétence d'explication et peut faire l'objet d'un apprentissage: "apprendre à expliquer, ce n'est pas apprendre à dire ce que je sais et ce que je vois, c'est apprendre à gérer mon discours avec celui de l'autre" (Treigner, 1990: 101; cf. aussi de Gaulmyn, 1991a). Expliquer consiste donc à déployer des connaissances, des significations de manière appropriée (en adéquation avec le contexte et le destinataire projeté) pour gérer pas-à-pas les enjeux relatifs à la compréhension. Dans une perspective développementale, apprendre en expliquant et apprendre à expliquer (en expliquant) sont donc des processus liés: l'explication est non seulement un lieu de construction de connaissances mais également un lieu de mise en œuvre de ressources complexes sur les plans linguistique, discursif (structuration, agencement des composants de l'explication, etc.) et interactionnel (maintien de la cohérence interdiscursive, prise en compte du contexte séquentiel, etc.) (Barbieri et al., 1990; Berthoud-Papandropoulou et al., 1990; Bugnet & Nidegger, 1994; Coltier & Gentilhomme, 1989), qui constituent ce qu'on peut appeler la 'compétence d'explication'.

§

Les études portant sur l'explication en lien avec l'apprentissage, sur l'apprendre en expliquant et l'apprendre à expliquer, s'intéressent au développement de la compétence en langue première, de l'âge préscolaire (2-4 ans) à l'adolescence (11-12 ans) (cf. p.ex. Barbieri et al., 1990; Beals, 1993; Berthoud-Papandropoulou et al., 1990; Bugnet & Nidegger, 1994, Coltier & Gentilhomme, 1989; Grandaty & Le Cunff, 1994; Hudelot et al., 1990; Lepoire, 1999; Salo I Lloveras, 1990; Treigner, 1990, ainsi que la plupart des articles réunis dans Hudelot et al., 2008). Il existe quelques études sur l'explication en contexte d'apprentissage de langues secondes, notamment en classe de langue, mais elles portent alors sur les explications des enseignants plutôt que sur celles des apprenants (p.ex. Lazaraton, 2004; Seedhouse, 2009). Pourtant, étant donné les relations entre explication et apprentissage qui ont été dégagées dans les études sur la langue première – l'explication permet de résoudre des problèmes et de développer de nouvelles connaissances, l'explication permet de vérifier

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C'est-à-dire qu'elle fait partie des fonctions mentales 'élevées', historiquement et culturellement construites, qui peuvent faire l'objet d'une attention volontaire et d'une réalisation consciente, par oppositions aux fonctions élémentaires, biologiques et incontrôlables, comme les réflexes.

des connaissances, l'explication permet le déploiement d'une compétence –, se pencher sur la manière dont des apprenants de langue seconde structurent leurs explications permettrait de mieux comprendre le déroulement des interactions en langue seconde et le développement de la compétence d'interaction. La présente recherche se propose justement d'aborder l'explication dans des interactions en langue seconde, plus spécifiquement en classe de langue. Elle vise donc à décrire la compétence d'explication d'apprenants dans le contexte de la classe de langue (chapitres VII et VIII). Elle mène également une réflexion sur les opportunités d'apprentissage des explications en classe, relativement aux contenus traités dans les séquences d'explication (apprendre en expliquant) mais également au développement de la compétence d'explication (apprendre à expliquer) (chapitre IX).

Résumé du chapitre

Les notions de compétence linguistique, compétence de communication et compétence

d'interaction ne désignent pas trois sortes de compétences, mais un même objet abordé de

différents points de vue. La notion de compétence d'interaction est compatible avec l'analyse conversationnelle d'inspiration ethnométhodologique, dont elle constitue l'objet d'analyse (cf. 1.1).

La notion de compétence d'interaction désigne l'ensemble des méthodes que les participants d'une interaction sociale déploient dans un épisode interactionnel donné. (cf. 1.2).

• La compétence d'explication fait partie de la compétence d'interaction. Quand on parle de compétence d'explication, on parle de la compétence d'interaction telle qu'elle se déploie dans un certain type d'activité finalisée, à savoir les explications. On peut aborder la compétence d'interaction à travers plusieurs dimensions, par exemple la dimension linguistique, la dimension discursive, la dimension interactionnelle (cf. 1.3).

• La description de l'apprentissage implique le recours à des métaphores. Les approches cognitivistes privilégient la métaphore de l'acquisition, tandis que les approches sociointeractionnistes privilégient la métaphore de la participation, ce qui conduit à des postulats théoriques, des méthodologies et des interprétations des résultats différents dans les deux approches (cf. 2.1).

Le courant appelé CA-for-SLA aborde les interactions en langue seconde dans une perspective émique, sans a priori théorique. L'apprentissage des langues y est envisagé comme l'élaboration de méthodes pour accomplir des actions sociales. Les chercheurs en CA-for-SLA se donnent pour objectif d'identifier les méthodes auxquelles un apprenant ou un groupe d'apprenant a recours pour accomplir une action donnée. Le développement de ces méthodes dans le temps est observé à travers l'analyse de données microgénétiques, longitudinales ou pseudo-longitudinales (cf. 2.2.1).

• Les études s'inspirant de la théorie socioculturelle et/ou de la théorie de l'apprentissage situé ainsi que de l'analyse conversationnelle s'intéressent particulièrement à la notion de zone de proche développement (SCT) et au passage d'une participation périphérique à une participation plus centrale (théorie de l'apprentissage situé). Ces études tentent de décrire le développement de la compétence d'interaction à travers des analyses microgénétiques, longitudinales ou pseudo-longitudinales, ainsi que de dégager les opportunités d'apprentissage dans des pratiques discursives récurrentes (cf. 2.2.2, 2.2.3).

• Expliquer consiste à construire du sens dans l'interaction, et permet ainsi de développer des connaissances (disciplinaires ou linguistiques). Le fait d'expliquer permet à la fois de vérifier la compréhension (la sienne et celle de ses interlocuteurs), de développer des connaissances (restructuration progressive) et de mettre en œuvre des ressources linguistiques, discursives et interactionnelles complexes: on peut apprendre en expliquant et apprendre à expliquer (cf. 3.).

Chapitre IV

Etudier l'explication en classe de langue

Etudier l'explication dans une perspective interactionniste émique consiste à l'envisager comme un type d'action finalisée vers laquelle s'orientent les participants. Dans cette perspective, il s'agit d'observer ce qui est interprété et présenté comme une explication par les participants dans une situation d'interaction donnée. Comme la notion d'explication dans son usage courant est polysémique (cf. chapitre I), on peut s'attendre à ce que les orientations des participants envers une action donnée comme constituant une explication varient en fonction des activités sociales dans lesquelles ils sont engagés. En conséquence, il est important d'étudier ces orientations de manière cohérente, c'est-à- dire dans un type d'interaction défini et délimité. La présente recherche se propose d'étudier l'explication dans des classes de français langue première et seconde, pour plusieurs raisons:

• Les interactions en classe constituent un type d'interaction qu'il est possible de délimiter relativement aisément. La matière enseignée, ici le français, fait l'objet de leçons d'une durée fixe (45 minutes ou 1 heure 30) et délimitées par des règles institutionnelles et des rituels: une sonnerie indique le début et la fin de la leçon, la porte de la salle de classe est fermée au début de la leçon et ouverte à la fin, les leçons débutent et se terminent par des salutations de l'enseignant et des élèves. Cette délimitation claire et systématique offre un avantage pratique au chercheur, qui sait d'avance quand vont se dérouler les leçons et peut ainsi prévoir ses enregistrements, mais a également un avantage sur le plan des analyses: la classe (c.-à-d. l'ensemble des leçons de français se déroulant entre un enseignant et un groupe d'élèves durant une année scolaire) peut être abordée comme un écosystème relativement stable, comportant des règles et des modalités de participation fortement ritualisées envers lesquelles s'orientent les participants. On peut donc faire l'hypothèse que les concepts employés en classe, comme le concept d'explication, font l'objet d'une certaine stabilité quant à leur signification et leur emploi. Tout concept peut être renégocié dans l'interaction, mais cette négociation est alors nécessairement thématisée (en ce qu'il s'agit de modifier une règle, un rituel, une représentation) et de ce fait observable pour le chercheur.

• La classe de français est un lieu dédié à l'apprentissage, et en cela un lieu privilégié (bien que ce ne soit pas le seul) pour observer le développement de ressources relatives à la compétence d'interaction. La classe de français langue seconde constitue, dans la présente recherche, le lieu principal d'apprentissage et de pratique du français (voire le seul) pour les élèves. En effet, les enregistrements ont été effectués en Suisse allemande, où la majorité des élèves a peu de possibilités de parler français en dehors de la classe. En conséquence, la classe constitue le lieu le plus aisément accessible et le plus significatif pour observer la manière dont de jeunes adultes suisses-allemands scolarisés interagissent en français langue seconde.

• L'explication est un 'lieu' de construction et de vérification de connaissances (cf. chapitre III, point 3.). La classe est également un lieu (cette fois-ci physique et non interactionnel) de construction et de vérification de connaissances, et l'explication devrait en conséquence y occuper une place importante. On peut donc s'attendre à ce que les séquences d'explication soient fréquentes en classe.

Ce chapitre prend pour objet les interactions en classe, et se focalise plus spécifiquement sur la classe de langue. Il s'ouvre sur une présentation de l'analyse conversationnelle appliquée aux interactions en contexte institutionnel, puis propose une description détaillée des caractéristiques des interactions en classe. Cette description est suivie d'une discussion sur le 'potentiel' des interactions en classe pour le développement de la compétence d'interaction et sur les enjeux liés à la description et à l'évaluation de la compétence d'interaction en contexte scolaire.