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4. Contexte situationnel

4.1 Thématisation d'un élément sortant des attentes de 'normalité'

phénomènes présentés comme hors des 'attentes de normalité' des participants. Les participants utilisent souvent le qualificatif 'bizarre' pour qualifier ces situations et phénomènes. Le rapprochement entre le logonyme expliquer et la thématisation d'un phénomène bizarre s'observe dans l'extrait ci- dessous, où le logonyme apparait comme 'thème':

14) CODI L1-secII-MR-2 (vidéo 1ère heure 10m52s)

01 02

P: elle a encore des particularités cette peau. (.) dans (.) enfin dans la: forme et dans la description qu'elle fait.

03 Mae: elle est peu flexible? on dirait du métal? 04

05 06

P: alors elle est en tout cas au début (.) très peu flexible. (.) hein? elle est métallique? c'est justement ce qu'on nous dit elle est rigide à la page cinquante-et-un?

07 (2.1)

08 F?: elle est aussi lumineuse? 09

10 11

P: elle est lumineuse. bizarrement lumineuse. (.) enfin d'abord bizarrement puis ensuite on l'explique. (...) mais pour revenir

à sa: (.) à sa rigidité?

Dans cet extrait, les participants discutent des caractéristiques de la 'peau de chagrin' (élément central du roman éponyme de Balzac). Une élève propose que la peau est décrite dans le texte comme étant 'lumineuse' (l.8). L'enseignant ratifie la proposition de l'élève sous forme d'une reformulation ('elle est lumineuse bizarrement lumineuse', l.9). Il nuance ensuite son propre propos en disant 'd'abord bizarrement puis ensuite on l'explique' (l.10). L'explication est donc présentée ici comme permettant de 'normaliser' la vision qu'on a d'un objet. Avant l'explication, la peau apparait comme 'bizarrement' lumineuse. Après l'explication, la peau apparait toujours comme lumineuse mais cette caractéristique n'est plus considérée bizarre, puisque l'explication a permis comprendre la raison de la luminosité. L'explication est donc un processus discursif qui a un effet sur la cognition: en intégrant un élément bizarre dans un réseau d'élément familiers, elle permet de 'normaliser' l'élément, de lui donner un sens (cf. chapitre I, point 2.5, pour une proposition similaire dans d'autres études; la notion de normalisation se retrouve notamment chez de Gaulmyn, 1991a). La fonction de l'explication comme permettant de 'normaliser quelque chose de bizarre' semble se retrouver ailleurs que dans nos données: dans Le Grand Robert de La Langue Française, par exemple, l'adjectif bizarre est défini comme "qui s'écarte de l'ordre commun, qui est inhabituel, qu'on explique mal" (je mets en italique). D'après cette définition, on voit qu'un élément est qualifié de bizarre quand on ne peut pas lui donner d'explication satisfaisante; aussitôt qu'un objet est expliqué, il cesse donc d'être bizarre. Le Trésor de

la Langue Française informatisé propose que l'adjectif bizarre désigne quelque chose "qui s'écarte de

l'ordre habituel des choses" ou "qui est difficile à comprendre en raison de son étrangeté": l'explication permet donc de rétablir 'l'ordre habituel' mais également de 'comprendre': elle est donc intimement liée à des enjeux de compréhension.

L'explication étant associée à la 'normalisation' de phénomènes bizarres, on devrait trouver dans les données des logonymes indiquant une orientation prospective ou rétrospective envers une explication dans les moments où un événement est thématisé comme bizarre ou anormal. C'est effectivement le cas, comme on peut l'observer par exemple dans l'extrait suivant:

15) SPD L2-secII-24 (audio 27m32s + 28m43s) 01 02 03 04 05 06 07 08 09

P: ce texte a paru (.) en mille-neuf-cent-quarante-trois (..) mais le film (.) a été tourné (.) n'a été tourné qu'en (.) quarante- sept. (.) donc parution (.) du manuscrit en quarante-trois? (.) le film a été tourné qu'en quarante-sept. (.) euh: pouvez-vous imaginer (2.2) dans quelle (.) mesure (.) le contexte historique (..) a joué un rôle. (.) dans la réalisation de ce film. (7.4) nous sommes en france (.) mille-neuf-cent-quarante-trois (.) quelle est la situation (3.2) je m'adresse (.) aux amateurs d'histoire?

[…] 10

11 12

G1: je crois (.) avant euh (.) quarante-cinq c'était le (.) euh la guerre (.) et c'est: le film était défendu. (1.5) de faire le film.

13 14 15 16

P: c'est-à-dire que oui on a eu (.) peur enfin on a du craindre (.) que la censure intervienne oui (1.6) et alors pourquoi pouvez- vous nous donner quelques enfin (...) quelques explications

supplémentaires.

Au début de l'extrait, l'enseignant thématise le délai de cinq ans entre la parution d'un livre (Les jeux

sont faits, Sartre) et le tournage du film tiré du livre comme étant bizarre, ou du moins surprenant.

Cette thématisation s'observe dans la manière dont les deux informations sont agencées: le livre a paru en 1943 'mais' le film 'n'a été tourné qu'en quarante-sept' (l.1-4). Les deux items révélateurs de ce début de tour sont le connecteur 'mais' (l.1) et la conjonction '(ne...) que' (l.2 et 4), qui présentent l'intervalle temporel comme surprenant (par opposition à une formulation du type 'le texte a paru en 1943 et le film en 1947', qui donne les mêmes informations mais sans thématiser le caractère surprenant du délai). Cette thématisation de l'enseignant est suivie d'une demande portant sur le contexte historique dans lequel le livre a paru ('pouvez-vous imaginer dans quelle mesure le contexte historique...', l.4-8). On peut supposer que cette demande est de nature display, c'est-à-dire que l'enseignant connait la réponse à la question qu'il pose. Pour lui, qui connait la réponse, la situation n'est donc pas 'bizarre', et la thématisation de la situation comme 'bizarre' est une mise en scène destinée à susciter la réflexion des élèves.

Jusqu'ici, la demande de l'enseignant n'est pas qualifiée explicitement de demande d'explication. Cependant, plus loin dans l'extrait, l'enseignant ratifie la proposition de réponse d'un élève (l.10-12) et lui demande ensuite de donner 'quelques explications supplémentaires' (l.15-16). Cette formulation est à la fois une qualification prospective et rétrospective: en demandant des explications supplémentaires, l'enseignant projette des attentes quant à la réponse à venir de l'élève, qui devra être une (ou des) explication(s); en demandant des explications supplémentaires, il s'oriente vers le fait qu'il considère le tour antérieur de l'élève (l.10-12) comme étant une explication.

Dans l'extrait 15, la thématisation de la situation comme surprenante permet à l'enseignant de présenter un objet comme nécessitant une explication et de faire produire cette explication. La thématisation d'un événement ou d'une situation comme allant à l'encontre des attentes de normalité peut également être accomplie par un élève, comme dans l'extrait suivant, qui apparait au début d'un exposé. 16) SPD L2-secII-16 (audio 05m55s) 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15

Mar: ils ont assuré à l'étranger c'est-à-dire (..) à l'alsace et à baden qu'ils veulent bien (.) euh réaliser le projet (..) seulement dans notre région. (...) euh ces deux régions de alsace et baden (.) étaient (.) donc plein d'espoir (..) que: les plans (..) vont être réalisés. (..) c'est-à-dire il existait des plans (..) euh (..) depuis: depuis cinq ans (..) qui ont prévu (.) que la foire (.) euh change (.) de place (.) à l'étranger. (...) mais le lundi (.) dernier il y avait de

nouveau (.) une déception. (..) donc le directeur (.) euh: de la direction de la suisse (.) euh de la foire suisse bâle a annoncé à une conférence de presse (..) euh que la: que la foire reste (.) à bâle. (...) mais avant que je: j'expliquerai (..) les

raisons pour cette décision (.) euh: j'aimerais (.) vous raconter euh: certains choses (..) de l'histoire de cette (.) foire

L'élève présente ici une série d'événements connectés, comme dans l'extrait précédent, par le connecteur 'mais' ('ils ont assuré...', l.1-8, 'mais le lundi...', l.8-12), et structurés de manière oppositive (cf. 'la foire change de place', l.7, vs 'la foire reste à bâle', l.11-12; 'plein d'espoir', l.4, vs 'une déception', l.9). Ainsi, comme dans l'extrait précédent, une situation est présentée ici comme surprenante (malgré des promesses de changement, il n'y a pas de changement). Le logonyme apparait à la fin de la présentation de la situation. Il projette une explication à venir, qui est cependant laissée en suspend au profit d'une sorte de 'flash-back' sur l'histoire de la foire ('mais avant que j'expliquerai... j'aimerais vous raconter...' l.12-15). L'explication est donc présentée comme une action conséquente, si non nécessaire du moins 'préférée' (cf. chapitre II), après la présentation d'une situation comme surprenante. L'élève ne 'normalisant' pas immédiatement le caractère surprenant des événements présentés, il annonce que cette normalisation aura lieu plus tard dans son exposé, au moyen d'une explication.

Les extraits 15 et 16 ont en commun de thématiser une situation comme inattendue. Dans les deux cas, le caractère surprenant est thématisé de la même manière, au moyen de deux propositions (ou ensembles de propositions) liées par le connecteur 'mais'. Dans les deux cas également, le participant qui thématise le caractère inattendu de la situation (qu'il s'agisse de l'enseignant ou de l'élève) se pose comme détenant les informations permettant d'expliquer, et ainsi de 'normaliser' la situation présentée. La thématisation est donc une sorte de 'mise en scène': la situation est présentée comme surprenante pour les interlocuteurs quoiqu'elle semble ne pas l'être pour l'énonciateur (pour celui qui peut l'expliquer, la situation n'est pas surprenante). Il arrive également que la personne thématisant le caractère surprenant de la situation se positionne comme n'étant pas en mesure de donner l'explication. Dans ce cas, la thématisation d'un élément 'bizarre' fonctionne comme une demande d'explication, ce qu'on observe dans l'extrait suivant. Cet extrait apparait au début d'une activité dans laquelle l'enseignante demande aux élèves de résumer un texte qu'ils ont lu à la maison (Rodéo d'or, Daeninckx).

17) CODI L2-secII-JM-4 (vidéo 2ème heure 10m24s)

01 02

Pas: moi je ne comprends pas qu'est-ce qui se passe parce que (..) il y a (...) eh king (.) josper et king kong et superman

03 (1.2)

04 05

P: °euh:° (3.0) kin- kin- king josper oui (2.0) king kong j'ai pas (.) [j'ai]

06 Sa?: [°(x)°] king kong °(x)° 07 Pas: °oui (.) [king kong et°]

08 P: [il est où] king kong. (.) [ah] 09

10

Pas: [et zorro] et ((rit: 0.5)) je trouve (.) ça un peu bizarre [j'ai- j'ai pensé que]

11 12

P: [a:h oui (x) qui peut] expliquer

à pascal (.) ce qu'il y a avec king kong et superman

Pascal affirme ici son incompréhension de la situation présentée dans le texte ('je ne comprends pas qu'est-ce qui se passe', l.1). Il donne ensuite la raison de son incompréhension, introduite par 'parce que' (l.1), en listant des 'personnages' apparaissant dans le texte: King Josper, King Kong, Superman, Zorro (l.2-9). Il termine sa liste en riant puis en thématisant explicitement le caractère 'bizarre' de la coprésence de ces personnages ('je trouve ça un peu bizarre', l.10). Alors qu'il semble néanmoins s'apprêter à donner une hypothèse interprétative de cette situation ('j'ai pensé que', l.10), l'enseignante intervient en chevauchement pour s'adresser aux autres élèves et leur demander d'aider Pascal en lui donnant une explication ('qui peut expliquer à pascal...', l.11-12). Dans cet extrait, la thématisation du problème et l'utilisation du logonyme dans une orientation prospective ne sont donc pas énoncés par le même participant, mais la logique qui sous-tend l'apparition d'une telle orientation prospective est la même: quand le caractère 'bizarre' d'une situation est thématisé (que cette situation soit présente ou passée, réelle ou fictive), il faut l'expliquer, si possible immédiatement. Si l'explication ne peut suivre directement la thématisation, il est nécessaire d'annoncer qu'elle apparaitra plus tard dans l'interaction, comme on l'a vu dans l'extrait 16.

§

Dans les extraits 15 à 17, le caractère bizarre ou surprenant de la situation est thématisé de manière explicite et précède soit la demande soit l'annonce d'explication. Dans d'autres situations, la thématisation de la situation comme allant à l'encontre des attentes de normalité reste implicite, seule la demande étant verbalisée. C'est le cas dans l'extrait suivant, qui apparait au tout début d'une leçon, laquelle se trouve être la première enregistrée dans cette classe.

18) CODI L2-secII-DK-A-1 (pas de vidéo; audio 00m01s)

01 G1: monsieur dupont (...) monsieur dupont 02 P: ouais=

03 G1: =euh le film est (pour quoi; pourquoi)? 04 P: alors en fait euh: [ouais je vais]& 05 G1: [c'est pour vous?] 06 P: &vous expliquer °tout de suite°

07 ((bavardages en suisse-allemand: 2.0)) 08 09 10 11 12 13 14

P: ((se racle la gorge)) (...) en fait euh (.) ce sont euh (.) euh: des: des personnes qui sont euh en fin d'études euh (.) et qui font un diplôme de recherche à l'université de neuchâtel (.) en: suisse romande (.) et en fait elles euh (.) elles viennent voir comment euh des: des suisses alémaniques (.) comment des gens apprennent le français euh en tant que français (.) langue étrangère.

Alors que l'enquêtrice est en train d'installer la caméra, un élève interpelle l'enseignant ('monsieur dupont', l.1), qui n'a pas encore officiellement commencé la leçon (il est également en train de s'installer), pour lui demander la raison de l'enregistrement ('le film est pour quoi', l.3). L'enseignant répond alors en utilisant le verbe expliquer, qui est inséré dans une annonce ('je vais vous expliquer tout de suite', l.4-6). L'annonce est suivie quelques instants après par la présentation de l'enquêtrice et des raisons de sa présence ('ce sont des personnes... elles viennent voir...', l.8-14). Ce segment de discours, qui est donc qualifié par l'enseignant d'explication dans son annonce, permet de faire comprendre aux élèves la raison de la présence de l'enquêtrice et de la caméra. Dans cet extrait, l'élément inhabituel est relatif à l'environnement concret dans lequel se trouvent les participants, celui de la classe. Etant donné que cet élément est 'visible' pour tous les participants, il n'est pas présenté et thématisé explicitement. L'élève initie donc une demande sans contextualiser de quoi il parle (cf. 'le film' et non 'le film qui est en train de se faire dans la classe').

Ces quelques extraits permettent d'illustrer la récurrence de logonymes ayant une orientation prospective, qui fonctionnent comme des annonces ou des demandes d'explication, dans un contexte particulier. L'analyse de ce contexte permet de dégager que les participants s'orientent vers la thématisation du caractère anormal, bizarre, surprenant, d'une situation, d'un objet ou d'un événement comme projetant normativement une explication. Ces analyses rejoignent la perspective adoptée par Antaki (1994) en analyse conversationnelle (cf. chapitre II, point 6.): l'explication ne se réduit pas à un mouvement accompagnant une réponse non-préférée, mais est déclenchée par la thématisation d'un élément comme surprenant, inattendu, ou bizarre. Dans cette perspective, les actions non-préférées constituent un type d'action surprenant car a-normal, mais pas l'unique.

Le caractère problématique d'une situation est une construction des participants, qui s'observe dans la mobilisation de ressources linguistiques et discursives récurrentes, par exemple l'utilisation du qualificatif 'bizarre' ou la mise en opposition de deux événements se suivant chronologiquement au moyen d'un 'mais'. Une possibilité pour identifier les explications dans les données est donc de repérer et d'analyser les moments où les participants s'orientent vers un objet68 comme étant bizarre,

surprenant, anormal, posant un problème de compréhension. Deux autres conditions sont néanmoins nécessaires pour que la thématisation du caractère 'bizarre' d'un objet soit suivie d'une explication (cf. aussi Ebel, 1980, 1981, chapitre I, point 2.5):

• En premier lieu, au moins un des participants doit manifester son intérêt à ce que l'objet présenté comme bizarre fasse l'objet d'une 'normalisation' au moyen d'une explication. En effet, il n'est pas certain qu'une situation inhabituelle soit systématiquement considérée comme digne d'intérêt et comme nécessitant une explication. L'intérêt est exhibé en général au moyen d'une demande d'explication (qu'il s'agisse d'une demande 'réelle' ou display) comme on le voit dans les extraits 15, 17 et 18. Le participant peut également s'orienter vers la production d'une explication afin de résoudre le problème qu'il a lui-même thématisé, comme dans l'extrait 16. Les explications peuvent donc être auto- ou hétéro-initiées, de même qu'auto- ou hétéro- accomplies.

• En second lieu, au moins un des participants doit être en mesure de donner l'explication (et être disposé à le faire), autrement la demande d'explication reste sans réponse. Cela ne signifie pas

68 Le terme 'objet' est à prendre au sens large: par exemple dans les données, l'adjectif 'bizarre' sert

forcément qu'un des participants doive 'posséder' le savoir pour résoudre le problème et 'normaliser' l'objet: on peut imaginer que plusieurs participants cherchent ensemble une explication possible, qui reste hypothétique. Néanmoins, il semble que souvent l'émergence d'une explication repose sur l'orientation des participants envers un partage inégal des connaissances, un participant se posant comme détenteur d'un 'savoir' que son interlocuteur ne semble pas partager. Par exemple, dans l'extrait 18 ci-dessus, l'élève adresse sa question à une personne précise, l'enseignant, qui fait l'objet d'une interpellation directe. L'élève s'oriente ainsi vers l'enseignant comme détenant des informations permettant de comprendre la raison du 'film' et ainsi comme en mesure de donner une explication. A noter que l'élève ne s'adresse pas à l'enquêtrice, qui a ici un statut d'outsider par rapport aux autres participants. L'enquêtrice fait partie de l'événement inhabituel, incompréhensible, et n'est de ce fait pas perçue comme une interlocutrice potentielle, par opposition à l'enseignant, qui 'fait partie' du cadre normal de la classe. L'explication de l'enseignant permet à la fois de 'normaliser' l'objet de l'explication, mais également d'équilibrer les connaissances entre les participants. Ces deux processus ne constituent pas des étapes successives dans l'explication mais sont interdépendants et réalisés de manière conjointe.

4.2 Thématisation d'un déséquilibre dans les connaissances partagées