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Le verbe expliquer, outre son caractère fortement polysémique, peut être inséré dans plusieurs constructions syntaxico-sémantiques (cf. chapitre I, point 2.1): 1) le sujet du verbe expliquer peut être animé ou inanimé; 2) le verbe expliquer peut être transitif ou réflexif (s'expliquer soi-même); 3) le complément du verbe expliquer peut être explicite ou rester implicite, c.-à-d. non formulé; 4) le verbe

expliquer peut être suivi d'un complément direct, d'une complétive (expliquer que), d'une interrogative

indirecte (expliquer pourquoi, comment, ce que, dans quelles circonstances, etc.). Mieux comprendre la relation entre structure syntaxique et sémantique implique de préciser les rôles thématiques pouvant être assignés aux arguments (sujet et objet du verbe). Si le nombre de rôles thématiques et leur fonction exacte ne fait pas l'objet d'un consensus, les rôles le plus souvent recensés sont les suivants: agent, patient, récepteur, bénéficiaire, thème (entité dont on désigne le lieu, la location), expérimentateur, but (destination), source (origine). L'assignation de rôles thématiques permet de distinguer entre deux sens principaux du verbe expliquer, selon que le sujet grammatical prend la fonction d'agent ou de source (cf. Borel, 1981c pour une distinction identique; cf. également de Gaulmyn, 1991a, pour une analyse similaire):

1) Le professeur explique l'effet de serre.62

Dans cette phrase, le sujet est agent et l'objet est patient. Le professeur est énonciateur d'un discours explicatif visant à faire comprendre le phénomène de l'effet de serre. Le verbe

expliquer renvoie donc ici à une situation de communication à orientation didactique, réelle ou

imaginaire, actuelle ou virtuelle. La plupart du temps, le sujet du verbe expliquer, lorsqu'il prend ce premier sens, est animé. Mais il peut aussi s'agir d'un objet inanimé pouvant être agent d'une forme de discours, comme un texte, un livre, une discipline scientifique.

2) La pollution explique l'effet de serre.

Ici le sujet est origine et l'objet est destination. La pollution est à l'origine de l'effet de serre: elle permet de comprendre l'apparition (ou l'accélération) de l'effet de serre car elle en est la cause. Le verbe expliquer ne renvoie pas à une situation de communication, mais à une relation d'implication entre deux phénomènes ou événements. Le verbe expliquer n'est donc pas, dans cet emploi, un logonyme.

Ces deux emplois très différents du verbe expliquer permettent de mieux comprendre pourquoi certaines structures syntaxiques sont possibles dans certains contextes et impossibles dans d'autres. Par exemple, les deux structures suivantes sont acceptables:

a) Le professeur s'explique.

b) L'effet de serre s'explique.

Cependant, le pronom n'a ici pas la même fonction. Dans la phrase a), il s'agit d'une forme pronominale réflexive directe: le professeur s'explique lui-même, c'est-à-dire qu'il explique son comportement, ce qu'il vient de dire, un aspect de sa personnalité. Dans la phrase b), le pronom réfléchi est une forme pronominale passive et la phrase signifie: 'le phénomène de l'effet de serre a une origine connue'. Cette différence de fonction du pronom a pour conséquence l'agrammaticalité de la phrase c) ci-dessous par rapport à la phrase d):

c) *L'effet de serre s'explique par le professeur. d) L'effet de serre s'explique par la pollution.

Dans le premier sens du verbe expliquer, le pronom ne peut être que réflexif (direct ou indirect) mais pas passif (par contre, on pourrait dire 'l'effet de serre est expliqué par le professeur'), ce qui rend la phrase c) agrammaticale. Par contre, en d), le pronom est passif, et la phrase est donc grammaticale. Un complément indirect prenant le rôle thématique de récepteur n'est possible que dans le premier sens du verbe expliquer: on peut dire "Le professeur explique l'effet de serre aux étudiants", mais pas "*La pollution explique l'effet de serre aux étudiants".

Dans les trois ensembles de données, la répartition du verbe expliquer et du substantif explication en fonction de ces deux sens possibles est la suivante:

62

Tableau 10: Répartition du verbe expliquer et du substantif explication en fonction de leur sens (logonyme ou non-logonyme) L2 L1 Expliquer logonyme 98 19 Explication logonyme 17 13 Expliquer non-logonyme 5 1 Explication non-logonyme 2 - Total 122 33

Ce tableau montre de manière flagrante que le sens non-logonymique du verbe expliquer et du substantif explication est très marginalement représenté dans les données, puisqu'on n'en trouve que 8 occurrences au total. Ces occurrences n'ont bien entendu pas été comptabilisées dans les tableaux précédents, qui ne prennent en compte que les logonymes.

§

Les caractéristiques syntaxico-sémantiques des occurrences du logonyme expliquer dans les données sont les suivantes:

Tableau 11: Sujets du verbe expliquer

Référent du sujet Forme du sujet L2 L1

Enseignant 'je' 9 1

Elève 'tu', 'vous'63, prénom 39 1

Elève 'qui' / 'quelqu'un' (p.ex. 'qui peut expliquer?'); implicite

(p.ex. 'expliquez', 'il faut expliquer') 25 3

Elève 'je' 3 3

Elève 'il' - 1

Classe (enseignant + élèves) 'on' ou implicite 4 - Instance tierce, animée SN (p.ex. 'les gens', 'Sartre', etc.), 'ils', 'on', implicite 12 10 Instance tierce, inanimée SN (p.ex. 'des passages', 'une histoire', etc.) 4 - Ø structures passives (être expliqué) 2 -

Total 98 19

Comme on le voit dans le tableau ci-dessus, le sujet du verbe expliquer est très majoritairement animé (95%): la plupart du temps, le sujet fait référence à un ou plusieurs élèves (64%); moins souvent, le sujet fait référence à l'enseignant (8.5%) ou à une tierce personne (réelle ou fictive, par exemple un personnage apparaissant dans un roman) (19%). Seules 4 des 117 occurrences du logonyme

expliquer sont construites avec un sujet inanimé (3%). Ces sujets sont 'la science de l'hérédité', 'la

sociologie', 'des passages [d'un texte]' et 'une histoire': il s'agit donc dans les quatre cas d'instances qui, sur un plan métaphorique, peuvent être vues comme énonciatrices d'un discours. En outre, deux structures sont construites avec une tournure passive du type 'X est expliqué'.

Le verbe expliquer est souvent introduit par un verbe de modalisation (au total, dans 45% des cas). Les constructions sont les suivantes: pouvoir expliquer (40 occurrences), essayer d'expliquer (5 occurrences), falloir expliquer (4 occurrences), devoir expliquer (2 occurrences), arriver à expliquer,

s'essayer à expliquer, tenter d'expliquer, vouloir expliquer, pouvoir essayer d'expliquer (1 occurrence

chaque). Tous ces verbes introducteurs modalisent le logonyme expliquer en le posant comme un but qu'il faut tenter d'atteindre, une démarche à entreprendre, à essayer, plutôt que comme un simple discours d'un genre particulier. Celui qui 'essaie d'expliquer' n'est donc pas simplement l'énonciateur d'un discours mais un acteur, un 'chercheur' qui construit le parcours de l'explication de manière dynamique et parfois exploratoire.

63 L'enseignant DK du corpus CODI tutoie les élèves. L'enseignante JM et les enseignants du corpus SPD

Le verbe expliquer est transitif, mais son complément peut rester implicite. Compter le nombre d'occurrences du logonyme expliquer suivies d'un complément implique de choisir un critère pour déterminer à quelles conditions ce qui suit le verbe expliquer peut être considéré comme un complément (au sens grammatical: le complément de verbe est sélectionné par le verbe). Lorsque le verbe expliquer apparait à la fin possible d'une unité de construction du tour (TCU, cf. chapitre II), la suite du tour n'a pas été considérée comme un complément du verbe. Les exemples ci-dessous permettent de mieux comprendre ce critère:

4) CODI-L2-secII-DK-B-1 (vidéo 39m06s)

01 02

P: alors euh:: est-ce que tu peux expliquer ce que c'est que la

colonisation

5) CODI-L2-secII-DK-A-1 (vidéo 13m44s)

01 02

P: alors euh- euh- t- tu peux essayer d'expliquer à tes parents euh

(.) c'est quoi cette fête

Dans l'extrait 4, 'ce que c'est que la colonisation' (l.1-2) est analysé comme complément du verbe

expliquer, d'une part du fait que le tout est énoncé dans un seul bloc intonatif, et d'autre part du fait

que 'ce que c'est que la colonisation' ne peut constituer une entité autonome sur le plan grammatical. Par contre, dans l'extrait 5, 'c'est quoi cette fête' (l.2), qui est séparé du verbe expliquer par une hésitation ('euh', l.1) et une micro-pause (l.2), mais surtout qui constitue une interrogative directe et non indirecte (par opposition à 'ce que c'est que cette fête'), n'est pas considéré comme un complément du verbe expliquer mais comme une question autonome sur le plan grammatical, une reformulation de la demande d'explication.

6) SPD-L2-secII-11 (audio 10m26s)

01 P: quelqu'un peut: expliquer une loi (3.0) dif[ficile à]&

02 F1: [euh:] 03

04

P: &expliquer oui? (1.7) une loi. (1.2) °qu'est-ce que c'est.°

(1.2) oui? (x)

Dans cet extrait, la première occurrence du syntagme 'une loi' (l.1), qui ne forme qu'un seul bloc intonatif avec le verbe expliquer, est analysée comme un complément du verbe. Par contre, la seconde occurrence du syntagme 'une loi' (l.3) peut être envisagée comme un complément du verbe

expliquer, comme un élément détaché à gauche allant avec 'qu'est-ce que c'est', ou comme une

répétition 'autonome' sur le plan grammatical (une sorte de citation). En raison de la distance entre le verbe expliquer et le syntagme, séparés par la question 'oui?' (qui sert à solliciter les élèves, en anglais prompt) et une longue pause (l.3), cette deuxième occurrence n'a pas été considérée comme un complément grammatical du verbe expliquer.

7) SPD-L2-secII-11 (audio 15m50s)

01 02 03

P: alors il faut expliquer encore. (.) tout le monde est égal.

(3.0) dans quel sens. (.) je suis d'accord avec vous mais: il faut encore expliquer (..) dans quel sens tout le monde est égal

Dans cet extrait, la proposition 'tout le monde est égal' (l.1), qui est une citation tirée du discours d'un élève (une forme de discours rapporté direct), n'est pas considérée comme un complément du verbe

expliquer mais comme une citation 'autonome' sur le plan syntaxique, parce qu'elle est séparée du

verbe par une pause mais surtout parce que le mot 'encore' est suivi d'une intonation descendante finale. Par contre, l'interrogative 'dans quel sens tout le monde est égal' (l.3), bien que séparée du verbe expliquer par une pause, s'inscrit dans la continuité du verbe sur le plan mélodique, et pour cette raison est considérée comme un complément.

Dans l'ensemble de nos trois corpus, 75 occurrences du verbe logonyme expliquer sont suivies d'un complément (soit 64% du total des logonymes), tandis que 38 occurrences ne sont pas suivies d'un complément. En outre, dans 4 cas, le verbe est suivi de plusieurs compléments, comme c'est le cas dans l'exemple suivant:

8) CODI-L1-secII-MR-2 (vidéo 1ère heure 43m09s)

01 02 03

P: pauline (.) il s'y prend à trois reprises (..) dans l'épilogue pour essayer de nous expliquer qui c'est ou ce que c'est ce que

ça représente.

Le verbe expliquer est suivi ici de trois interrogatives indirectes, dont les deux premières sont articulées au moyen du connecteur 'ou' (l.2): 'qui c'est' (l.2), 'ce que c'est' (l.2) et 'ce que ça représente' (l.2-3). Bien que ces interrogatives indirectes soient englobées dans un seul contour prosodique, nous les avons séparées pour les classer en fonction de leur catégorie syntaxique. Le tableau ci-dessous liste les occurrences du logonyme expliquer en fonction de la nature du complément:

Tableau 12: Compléments du logonyme expliquer

L2 L1

SN 2664 (26%) 6 (27.3%)

Interrogative indirecte 25 (25%) 6 (27.3%)

Complétive (expliquer que) 3 (3%) 2 (9.1%)

SV65 1 (1%) -

Pronom réfléchi66

1 (1%) -

Complément ambigu (cela, ce que, ça, l') 11 (11%) 3 (13.6%)

Pas de complément explicite 33 (33%) 5 (22.7%)

Total67 100 22

Les catégories les plus représentées pour les compléments sont les syntagmes nominaux et les interrogatives indirectes. L'analyse qualitative de ces compléments permettra dans la section suivante (point 5. infra) de dégager les catégories d'objets revenant de façon récurrente en complément du verbe logonyme expliquer. Les types d'interrogatives indirectes sont recensés ci-dessous:

Tableau 13: Types de complément interrogatif

L2 L1

à quel point 1 -

ce dont 1 -

ce que 7 3

comment 3 2

dans quel sens 3 -

de quel type 1 - d'où 1 - pourquoi 6 - quel 1 - qui 1 1 Total 25 6

Ce tableau permet de voir que les interrogatives indirectes en pourquoi ne sont pas particulièrement fréquentes: en L2, elles sont moins nombreuses que les interrogatives en ce que, et elles sont absentes en L1. Les interrogatives indirectes en comment ne sont pas non plus particulièrement fréquentes. Or, les explications dites 'en pourquoi' et 'en comment' sont les types les plus souvent décrits dans la littérature (cf. chapitre I, point 2.2). La grande diversité des compléments interrogatifs

64 Dont 1 occurrence est 'expliquer SN par SN'. 65

Il s'agit d'une locution: "expliquer doubler un film".

66 "Explique-toi". 67

Le logonyme expliquer apparait 117 fois au total dans l'ensemble des données. Ici le nombre total des compléments est de 122, étant donné que trois occurrences ont un double complément et une un triple complément.

recensés dans les données montre que les demandes d'explication en classes de langue peuvent porter sur une grande variété d'objets, pas seulement sur des causes ou des manières de faire. En plus d'un complément direct, le logonyme expliquer peut également être accompagné d'un complément indirect, indiquant le destinataire de l'explication. Dans l'ensemble des données, le destinataire est indiqué dans 33 occurrences sur 117 (c.-à-d. dans 28% des cas). Les destinataires auxquels ces compléments indirects réfèrent sont les suivants: a) la classe entière, c'est-à-dire élèves et enseignant, désignée par l'enseignant au moyen du pronom 'nous' ou de l'expression 'à tout le monde' (7 occurrences); b) l'ensemble des élèves, à l'exclusion de l'enseignant, désignés par l'enseignant au moyen du pronom 'vous' (9 occurrences); c) un élève ou un groupe d'élèves en particulier, désigné(s) au moyen du pronom 'lui' ou en nommant les prénoms des personnes concernées (4 occurrences); d) l'enseignant, qui se désigne lui-même au moyen des pronoms 'moi', 'm'' (5 occurrences); e) une instance externe à la classe, réelle ou fictive, désignée par au moyen d'un pronom ('lui', 'leur') ou d'un syntagme ('aux enfants', 'à porriquet') (8 occurrences). La présence ou l'absence d'un destinataire explicite n'est pas particulièrement utile pour dégager des critères d'identification des explications. Par contre, le fait que le destinataire puisse être mentionné devra être pris en compte dans l'analyse des explications elles-mêmes: il s'agira de dégager si la mention d'un destinataire a une influence sur la manière dont l'explication est structurée, c'est-à-dire d'observer si et de quelle manière le destinataire projeté (recipient design, cf. Sacks et al., 1974) est pris en compte par la personne qui explique.