• Aucun résultat trouvé

4. Contexte situationnel

4.2 Thématisation d'un déséquilibre dans les connaissances partagées

connaissances partagées. Si 'tout le monde comprend', alors une explication n'a pas lieu d'être. On remarque dans les données que les logonymes expliquer et explication peuvent apparaître même en l'absence d'un objet présenté comme 'anormal'. Ils apparaissent également dans des situations où est thématisée une répartition déséquilibrée des connaissances entre les participants. Les participants se rendent alors mutuellement manifeste que leur compréhension à propos d'un certain objet n'est pas partagée, et l'explication fonctionne comme un moyen de rétablir un partage équilibré des connaissances (shared cognition). L'extrait suivant permet d'illustrer ce type de situation. Cet extrait prend place dans une activité de résumé d'un texte littéraire (La peau de chagrin, Balzac).

19) CODI L1-secII-MR-2 (vidéo 05m47s)

01 Car: il parle aussi du levant? 02

03 04

P: du levant: exactement. hein? est-ce quelqu'un ne sait pas

pourquoi le levant est un synonyme de l'orient? (2.7) très bien (1.3) °ts° donc euh-=

05 Isa: =+moi je sais pas ((levant la main))+= 06

07

P: =ah: vous savez pas? alors qui °est-ce° qui peut expliquer à

isaline?

Au début de l'extrait, Carine mentionne qu'un personnage 'parle aussi du levant' (l.1). L'enseignant évalue positivement l'intervention de Carine, puis pose une question destinée à vérifier les connaissances des élèves ('est-ce que quelqu'un ne sait pas pourquoi le levant est un synonyme de l'orient?', l.2-3). Aucun élève ne prend la parole pour manifester son 'ignorance' et, après une pause, l'enseignant s'oriente vers le fait que le savoir est partagé de manière uniforme entre les élèves, ce qu'il ratifie positivement ('très bien', l.3). Alors qu'il s'apprête à reprendre l'activité de résumé ('°ts° donc euh', l.4), brièvement interrompue par cette question de vérification des connaissances, une élève, Isaline, lève soudainement la main et manifeste son 'ignorance' ('moi je sais pas', l.5). Par cette action, l'élève indique donc que les connaissances ne sont pas uniformément distribuées entre les participants, contrairement à ce que le silence suivant la question de l'enseignant pouvait laisser penser. Suite à l'intervention d'Isaline, l'enseignant manifeste un changement dans l'état de ses propres connaissances ('ah', l.6): alors qu'il pensait que tout le monde savait pourquoi le levant était synonyme de l'orient (cf. le 'très bien', l.3), il exhibe ainsi sa compréhension que tel n'est pas le cas. L'enseignant interrompt alors son projet de reprise de l'activité de résumé et initie une demande d'explication à destination des élèves, à l'exception d'Isaline ('alors qui est-ce qui peut expliquer à isaline', l.6-7). Le connecteur 'alors' (l.6) utilisé par l'enseignant est ici révélateur de la logique interactionnelle vers laquelle il s'oriente: la nécessité d'expliquer apparait comme une conséquence du déséquilibre dans les connaissances partagées des participants. Par contre, lorsque les connaissances sont partagées, l'explication n'a pas lieu d'être: en l'absence de manifestation d''ignorance' de la part d'un élève au moins, l'enseignant s'oriente vers la reprise de l'activité momentanément interrompue (l.3-4).

Dans cet extrait, l'enseignant commence par vérifier si les connaissances sont partagées de manière équilibrée entre les participants. C'est seulement une fois que le déséquilibre est thématisé que

l'enseignant demande une explication. Dépendamment des circonstances, il arrive également que l'absence de connaissances partagées soit perçue comme évidente par un ou plusieurs participants et n'ait de ce fait pas besoin d'être thématisée explicitement. C'est ce qu'on observe par exemple dans l'extrait suivant, qui prend place dans une discussion sur les organismes génétiquement modifiés.

20) CODI L2-secII-DK-A-4 (vidéo 10m37s)

01 Mat: on ne sait pas ce (..) qu'il y a en (..) [dix ans]

02 [((coups à la porte))] 03 P: oui

04 ?: [entrez]

05 Mat: [si on-] utilise ces

% catherine et gaber entrent

06 ?: (xx) 07 Mat: ces euhm

08 (2.4)

09 P: bonjour 10 Cat: bonjour

11 (4.0)

12 Mat: [ces fruits (.) guénétiquement] euh modifiés 13 P: [alors on va (.) ouais] 14 (2.2) 15 16 17 18

P: mhm alors euh: (.) on va: avant que tu continues on va peut-être demander à (..) à myriam de:: pour euh: si tu peux expliquer un

petit peu à (.) à gaber euh (.) et à catherine euh ce dont on est en train de parler?

Alors que Matthias est en train de donner son opinion sur les OGM, deux élèves retardataires, Catherine et Gaber, frappent à la porte (l.2), entrent dans la classe (l.5) et échangent des salutations avec l'enseignant (l.9-10). Malgré cette perturbation, Matthias s'efforce de continuer son tour de parole (l.1-12), qui est cependant entrecoupé de longues pauses (l.8 et 11). L'enseignant intervient alors en chevauchement avec Matthias, s'orientant vers l'initiation d'une transition ('alors on va', l.13). Il laisse ensuite le terrain de la parole à Matthias (ce qu'indique le 'ouais', l.13), qui termine son tour. Après une pause suffisamment longue pour que l'enseignant puisse déduire que Matthias a terminé (l.14), l'enseignant ratifie le tour puis recommence le mouvement de transition ('alors euh: on va:', l.15). L'enseignant thématise alors l'interruption de l'activité en cours ('avant que tu continues', l.15) et s'oriente vers une élève pour lui demander une explication ('...si tu peux expliquer...', l.16). Les destinataires de l'explication sont explicitement désignés: il s'agit des deux élèves venant d'arriver ('...à gaber et à catherine...', l.17). L'explication a pour origine le déséquilibre des connaissances entre les participants, bien que ce déséquilibre ne soit pas explicité. A nouveau, comme dans l'extrait 18 (point 4.1), il apparait que lorsque le 'problème' est visible de tous les participants – ici tout le monde a pu constater l'arrivée tardive des deux élèves dans la classe – il n'a pas besoin d'être thématisé explicitement.

§

Dans les extraits 19 et 20, le déséquilibre entre les participants est manifeste: dans le premier cas, une élève affirme explicitement qu'elle ne 'sait pas', tandis que dans le second, l'absence des participants, et donc leur non-participation au début de l'activité, est évidente. Dans d'autres cas, un déséquilibre potentiellement problématique peut être anticipé par un participant. L'explication vient alors anticiper le déséquilibre plutôt que d'y remédier. L'extrait suivant donne un exemple d'une telle situation. Cet extrait est tiré de la même activité que le précédent, portant sur les OGM. Un élève lit à haute voix un paragraphe d'un article de journal qui a été distribué par l'enseignant. Dans ce paragraphe sont nommées deux personnalités françaises, Noël Mamère et José Bové.

21) CODI L2-secII-DK-A-4 (vidéo 06m34s)

((lecture d'un segment de texte à haute voix par un E)) 01 02 03 04 05 06 07 08 09

P: voilà (.) alors je vous explique un petit peu qui sont euh: noël

mamère et: josé bové (.) alors euh: en fait euh (.) le- euh noël mamère c'est un homme politique vert (.) alors justine on écoute (...) donc j- donc j- euh josé bov- euh noël mamère c'est un homme politique vert (..) donc ein grüner (.) euh qui a fait euh: qui a fait euh des actions anti-o-g-m (.) des actions anti- o-g-m c'est contre les: c'est contre les organismes

génétiquement modifiés. (..) alors est-ce que vous savez ce que c'est que les: (..) les organismes génétiquement modifiés?

Au début de l'extrait, l'enseignant s'oriente vers la clôture de l'activité de lecture à voix haute ('voilà', l.1). Il opère ensuite une transition initiée par 'alors' (l.1) et utilise un logonyme dans une annonce qui projette une explication à venir ('je vous explique un petit peu qui sont noël mamère et josé bové', l.1- 2). L'explication suit immédiatement l'annonce ('alors en fait noël mamère...', l.2-8). L'explication est donc auto-initiée et auto-accomplie, sans vérification préalable d'une éventuelle asymétrie des connaissances partagées à propos de ces deux personnes. La présence d'un déséquilibre dans les connaissances des participants n'a donc pas besoin d'être vérifiée pour donner lieu à une explication: elle peut être simplement envisagée comme une probabilité.

Dans les extraits 20 et 21, le logonyme expliquer est utilisé pour qualifier prospectivement des discours qui pourraient être décrits intuitivement comme des résumés ou des descriptions. La présence du logonyme invite donc à reconsidérer la distinction entre une action d'explication et une action de description (ou de narration). La différence entre ces actions ne réside pas dans les ressources linguistiques et discursives mobilisées, mais dans le but vers lequel s'orientent les participants. L'explication visant à équilibrer les connaissances partagées, expliquer revient à donner les informations clés permettant d'atteindre cet équilibre, dans le but de poursuivre l'activité momentanément suspendue (cf. également extrait 19). Par exemple, dans l'extrait 20, il ne s'agit pas de résumer tout le contenu de la leçon aux deux élèves qui viennent d'arriver, mais de leur donner des informations suffisantes pour qu'ils comprennent les enjeux de la discussion et puissent ensuite y participer. De même, en 21, il s'agit de donner à voir le lien entre les deux personnes mentionnées dans l'article et le thème des OGM: il n'est donc pas question de 'décrire' les personnages, processus virtuellement non-borné pouvant inclure l'aspect physique, le parcours politiques, etc. des deux personnes. L'explication ne vise pas le partage des connaissances per se, mais le partage des connaissances pour que la suite de l'interaction se déroule sans problème de compréhension.

L'analyse du contexte d'apparition des logonymes permet de cerner de manière plus précise les situations qui 'déclenchent', ou du moins qui projettent des attentes normatives quant à l'apparition d'une explication. Les extraits analysés permettent de voir que lorsque les participants thématisent un déséquilibre dans les connaissances partagées, ils s'orientent vers la nécessité d'une explication dont le but est de rétablir un équilibre. En conséquence, une manière d'identifier les explications dans les données consiste à chercher dans les données les moments où un tel déséquilibre est thématisé dans l'interaction et où les participants s'orientent vers la nécessité d'un '(ré)équilibrage' (dans d'autres cas, on pourrait imaginer un déséquilibre des connaissances ou des expertises qui ne serait pas perçu comme problématique et qui ne déboucherait donc pas sur une explication). Par exemple, dans les données, les enseignants demandent fréquemment aux élèves, particulièrement dans les classes de langue seconde, s'ils comprennent (une situation, un texte, un mot, etc.). Dans ces moments, il suffit qu'un élève réponde par la négative pour que l'ouverture d'une explication soit projetée dans la suite de l'interaction.