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2. Quelques caractéristiques des interactions en classe

2.1 L'organisation des tours de parole

Dans les interactions en classe, le nombre de participants est bien plus élevé que dans les conversations ordinaires. Alors qu'en contexte naturel (c.-à-d. non-institutionnel) une interaction à plus de trois participants tend rapidement à se scinder en plusieurs conversations (Sacks et al., 1974), en classe une attention conjointe est maintenue autour d'une activité et d'un objet d'apprentissage commun (sauf dans les travaux en petits groupes). Pour maintenir cette attention conjointe, c'est-à- dire pour éviter que la discussion n'éclate en plusieurs conversations parallèles ou que n'émergent des problèmes relatifs à la prise de parole (chevauchements multiples qui conduiraient à un brouhaha général), les interactions en classe sont régies par certaines règles et routines relatives aux modalités de prises de parole (Markee, 2000, 2005; Heritage, 2004; Schegloff, 1987; van Lier, 1988), de telle sorte que les échanges sont organisés comme des échanges entre deux 'participants' (ou plutôt groupes de participants: two-party multiperson interactions, cf. Schegloff, 1987: 222). Ces règles peuvent porter sur l'attribution des tours de parole et leur enchaînement séquentiel, la taille des tours, leur forme ou leur contenu (Markee, 2000). Van Lier (1988) propose les critères de caractérisation suivants pour analyser les modalités de prise de parole en classe:

• Orientation prospective (manière de sélectionner le prochain locuteur): - en appelant le prochain locuteur par son nom ou un pronom ('toi', 'vous');

- en s'orientant physiquement vers le prochain locuteur (en le pointant du doigt, en le regardant et en hochant la tête, etc.);

- en s'orientant vers la classe comme une collectivité ('qui veut répondre?');

- en demandant de lever la main ou de signaler autrement qu'on souhaite la parole; - sans préciser le prochain locuteur ni le type d'action à réaliser.

• Orientation rétrospective (manière de prendre la parole): - en répondant à une hétéro-sélection;

- en s'auto-sélectionnant.

• Orientation simultanée (pendant un tour): signaux d'écoute, continuateurs (type 'mhm') • Autre: discussions murmurées entre voisins de table, private speech.

Dans de nombreux épisodes apparaissant dans les interactions en classe, c'est l'enseignant qui a pour rôle d'attribuer la parole aux élèves, soit en les sélectionnant (par exemple en les appelant par leur nom), soit en répondant à leur demande, qui s'exprime alors au moyen du geste rituel qui consiste à lever la main. Dans certaines classes et activités, les élèves sont autorisés à s'auto- sélectionner, alors que dans d'autres, ce comportement est sanctionné par l'enseignant. L'écoute silencieuse étant une attitude valorisée en classe, les interruptions et les chevauchements de tours ont également tendance à être sanctionnés. La prise de parole en classe est publique, c'est-à-dire qu'elle s'effectue devant un auditoire (Cicurel, 2002; van Lier, 1988). Néanmoins, la question du

destinataire projeté (recipient design, cf. Sacks et al., 1974) de la prise de parole est parfois complexe. La plupart du temps, étant donné que l'enseignant distribue les prises de parole, les élèves s'orientent physiquement dans sa direction lorsqu'ils ont la parole. La disposition des salles de classes valorise d'autant plus ce comportement que les élèves sont disposés en rangs face à l'enseignant. Lorsque les pupitres sont disposés en forme de fer à cheval, les élèves ont la possibilité d'établir plus facilement un contact visuel avec certains de leurs camarades, mais ont néanmoins tendance à se tourner vers l'enseignant lorsqu'ils prennent la parole. Pour prendre un exemple concret, dans le corpus étudié pour la présente recherche (cf. chapitre V), la circulation de la parole dans les activités en classe entière se déroule de trois manières différentes:

1) L'enseignant s'adresse aux élèves, de manière individuelle ou collective. Les élèves qui prennent la parole s'adressent à l'enseignant, dans l'attente d'une évaluation de sa part, ce dont témoignent notamment les intonations montantes interrogatives à la fin de leurs tours (Bange, 1992a, 1996; Dabène, 1984; Gajo & Mondada, 1998) ainsi que leur regard et leur posture physique, orientés en direction de l'enseignant. Les élèves qui ne participent pas directement à la conversation prennent alors le rôle d''auditeurs' plus que de 'récepteurs' de la parole. Cette configuration est la plus fréquente et donne majoritairement lieu à une alternance stricte entre tours de parole de l'enseignant et d'élèves. Cependant, l'enseignant peut également instaurer un tour de table, lors duquel les élèves prennent la parole les uns après les autres, mais s'adressent tous à l'enseignant.

2) L'enseignant s'adresse aux élèves, de manière individuelle ou collective. Les élèves qui prennent la parole s'orientent physiquement vers l'enseignant, mais le contenu du tour de parole peut être adressé indirectement à un autre élève (ou un groupe d'autres élèves). Dans ce genre de configuration, l'enseignant intervient peu, et se contente parfois de distribuer la parole aux élèves qui lèvent la main et s'adressent donc les uns aux autres de manière indirecte, par l'entremise de l'enseignant;

3) Dans des cas plus rares, les élèves s'orientent physiquement et verbalement (p.ex. par des interpellations, l'utilisation du pronom 'tu', d'impératifs comme 'regarde', 'écoute', etc.) les uns envers les autres; c'est alors l'enseignant qui prend la position d'auditeur plus que de récepteur de la parole.

Il semble qu'on puisse trouver des corrélations entre ces configurations, les modalités de prise de parole et la forme des tours. La première configuration se caractérise tendanciellement par des procédés d'hétéro-sélection des élèves par l'enseignant; les tours des élèves sont beaucoup plus courts que ceux de l'enseignant, et l'alternance des tours se réalise généralement sous forme de paires questions-réponses, ou plutôt de la structure tripartite IRF/E (cf. p.ex. Mehan, 1979; voir point 2.2 infra). Lorsque les élèves prennent l'initiative de poser une question, il arrive que l'enseignant effectue une contre-question, c'est-à-dire qu'il 'renvoie la balle' à un autre élève et profite ainsi de la question qui lui a été posée pour initier une structure IRF (Markee, 2004). La seconde configuration se caractérise par des demandes de prise de parole au moyen de levers de mains et des tours de parole relativement longs de la part des élèves. Enfin, la dernière configuration se caractérise par l'auto- sélection des élèves, et donne lieu à deux types de dynamique: soit des échanges de très longs tours de parole entre deux ou trois élèves, soit des échanges multiples de tours courts s'enchaînant très rapidement ou en chevauchement (collective talk, cf. Fasel Lauzon & Berger, 2008). A noter que ces trois configurations ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives: deux configurations peuvent momentanément coexister, ce qui s'observe notamment dans l'alternance rapide de l'orientation du visage et du regard chez les élèves prenant la parole, qui se tournent alternativement vers l'enseignant et vers un (ou plusieurs) pairs (Fasel Lauzon & Berger, 2008).