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Variété, économies d’échelle et économies d’envergure 1 Le dilemme classique et sa résolution

Production et coût de la variété

1. Variété, économies d’échelle et économies d’envergure 1 Le dilemme classique et sa résolution

L’arbitrage entre variété et exploitation des économies d’échelle est un dilemme économique classique, résumé ainsi par Lancaster (1991) : « S’il n’y avait pas d’économies d’échelle en production ou en distribution, il serait optimal de fournir à chacun son produit idéal sur mesure. Toutefois, les économies d’échelle permettent d’économiser des ressources quand moins de variantes sont produites en plus grande quantité. Ainsi, la variété optimale est issue de la mise en balance des gains d’une plus grande variété, et des pertes de la production à plus petite échelle.»

La réconciliation entre variété et économies d’échelle nécessite donc de réduire la variété au stade de production où les économies d’échelle exploitables sont les plus importantes, c’est-à- dire d’exploiter des économies d’envergure (ou économie de gamme). Cette réduction de la variété en amont institue donc une distinction entre la variété commerciale qui sera proposée aux clients, c’est-à-dire la variété de catalogue dont a traité le premier chapitre, et la variété industrielle, plus restreinte, que le constructeur a véritablement à gérer dans le processus de production (Belis-Bergouignian et Lung, 1994) : la variété de composants, de procédés, de savoirs-faire, d’outils industriels, etc.

Les économies d’envergure exploitées par les constructeurs automobiles sont de différentes natures, et peuvent se distinguer selon le type d’économies d’échelle qu’elle vise à préserver :

a)- L’amortissement des coûts échoués de conception

La conception et le développement des modèles constituent des dépenses échouées, qui peuvent atteindre, pour le développement d’un modèle entièrement nouveau (la Renault Clio par rapport à la Super5, la Citroën Xantia par rapport à la BX), entre 300 et 800 millions d’euros (Chanaron et Lung,1995). Or, l’investissement le plus important dans la conception concerne la « plate- forme »15, structure de base du véhicule qui conditionne la mise en place des autres pièces et composantes du produit. La plate-forme est l’input le plus important d’un modèle, et représente

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La plate-forme détermine une structure comprenant le châssis, la transmission, et d’autres composantes telles que les systèmes de suspension et de freinage.

entre 55% et 60% des coûts de conception d’un véhicule (Jetin, 1999). C’est donc sur cet élément que vont se concentrer les économies d’envergure : le partage de plate-forme entre deux modèles permet d’accroître le volume sur lequel les coûts échoués de conception pourront être amortis. Jetin (1999) indique que la conception d’une plate-forme destinée à plusieurs modèles relève son coût d’environ 10%, mais ce surcoût est compensé par l’atteinte d’économies d’échelle, qui sont considérées satisfaisantes à partir de 200 000 véhicules annuels par plate- forme.

b)- Le partage des coûts fixes de production

L’industrie automobile est caractérisée par des outils de production représentant de très lourds investissements. La construction d’une usine d’assemblage peut représenter un investissement de 1 à 2 milliards d’euros16 (Chanaron et Lung, 1995). À titre d’exemple, la nouvelle usine construite en 2002 par PSA et Toyota Motor à Kolin en République Tchèque, représente un investissement de 1,5 milliards d’euros, tandis que l’usine d’assemblage de véhicules d’entrée de gamme que PSA est en train de construire en Slovaquie (démarrage en 2006) constitue un investissement de 700 millions d’euros17.

Le coût moyen des véhicules produits dans ces usines est ainsi fortement corrélé aux volumes produits annuellement, qui sont eux-mêmes fonction du degré de spécialisation de l’usine. Lorsque l’usine est spécialisée sur une plate-forme, les économies d’échelle dépendent de la mise en commun entre modèles ou commonalité, décidée lors de la conception. Mais le constructeur peut également développer de nouvelles économies d’envergure à ce niveau en faisant partager l’outil productif, l’usine voire la chaîne d’assemblage, par plusieurs plates- formes. Ces économies d’envergure permettent non seulement d’accroître les économies d’échelle, mais aussi de les rendre plus robustes face aux fluctuations de la production. Dans ce cas, on dit qu’elles servent la flexibilité productive, c’est-à-dire la capacité à s’ajuster à la demande au moindre coût.

Comme dans le cas de la conception, cette commonalité peut entraîner un surcoût au moment de la construction de l’usine et de la chaîne d’assemblage, qui sera compensé par les économies d’échelle. Mais le surcoût essentiel peut résider dans la perte de productivité associée.

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Chanaron et Lung (1995) indiquent que la construction d’une unité d’assemblage de monospaces en partenariat entre PSA et Fiat-Lancia à Valanciennes a coûté 6,3 milliards de francs (960 millions d’euros), tandis qu’une usine Fiat à Melfi (Mezzogiorno) au début des années 90, a représenté un investissement de 16,5 milliards de francs, soit 2,5 milliards d’euros.

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c)- La productivité des machines et des hommes

En effet, la dernière source d’effet de taille est constituée des gains de productivité atteints par une spécialisation des machines et des hommes dans le processus de production (Jetin, 1994). Les économies d’envergure décrites plus haut, à savoir l’introduction de la variété dans l’usine, voire dans la chaîne, viennent donc mettre en danger ces gains de la spécialisation. L’introduction d’économies d’envergure à ce niveau passe par la polyvalence des machines, et par celle des employés. Elles nécessitent de mettre en place une relation salariale adéquate ou une automatisation « flexible » de la chaîne de production.

L’exploitation d’économies d’envergure aux différents niveaux du processus de production permet donc de réconcilier économies d’échelle et variété. Le partage des plates-formes, des pièces et composantes, et de l’outil de production, réduit donc la variété réelle que le constructeur a à gérer dans son processus de production, c’est-à-dire sa variété industrielle.

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Le rôle ambigu de la variété sur le volume

La remise en cause des économies d’échelle par la variété, nécessitant à chaque élargissement de la gamme d’accélérer l’exploitation des économies d’envergure, peut laisser croire que les constructeurs ont toujours dû faire des arbitrages entre volume et variété, selon les économies d’envergure exploitables. Ainsi, l’invention de la variété de masse par Sloan dans les années 20, qui a rationalisé la gamme de GM par un partage systématique d’un maximum de composantes des modèles et en particulier du châssis, aurait permis de relâcher la contrainte de standardisation pesant sur les économies d’échelle, incarnée par la Ford T. En réalité, lorsque le volume de production ne peut être atteint que par l’offre d’une variété de produits, les économies d’envergure peuvent être à la source des économies d’échelle.

a)- Une boucle vertueuse sur les marchés à volume croissant

Ainsi, selon Raff (1999), le cas de GM dans les années 20 illustre précisément un cas ou la variété sert les économies d’échelle. En effet, Raff montre que c’est la production cumulée de la Chevrolet et de la Pontiac qui permet à GM, grâce au partage des pièces et des châssis, d’approcher les économies d’échelle que Ford exploite déjà sur son modèle unique, la Ford T. Ainsi, dans le modèle sloanien, l’exploitation d’économies d’envergure ne sert pas seulement un projet « marketing » de variété, mais aussi et surtout, selon Raff, une problématique de coût de production : le gain de parts de marché des modèles de GM sur la Ford T entre 1920 et 1930 nécessitait autant d’enrichir fonctionnellement le produit et de l’ouvrir à la variété que

d’approcher les prix de la Ford T. Ainsi dans le cas de General Motors, la variété a été le moyen et a précédé la croissance du volume et l’exploitation des économies d’échelle.

Mais dans d’autres cas, comme en France, les conditions de marché n’ont pas permis l’atteinte d’économies d’échelle par l’offre d’une variété dans un premier temps (dans l’entre-deux guerres). Le passage à une variété de masse va nécessiter une période consacrée à l’exploitation d’économies d’échelle par la spécialisation. En France, c’est L’Etat, durant le gouvernement de Vichy puis les plans quinquennaux de reconstruction d’après-guerre, qui va imposer la spécialisation aux constructeurs français (Loubet,1999) : Renault sur les petites voitures (la 4CV), Peugeot sur les véhicules de taille médiane, et Citroën sur le haut de gamme. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que la contrainte étatique se relâche et que les constructeurs français étendent leur gamme, en utilisant une part très importante des composants du modèle initial18, c’est-à-dire en limitant drastiquement la variété industrielle à l’existant. Dans ces deux cas, que ce soit la variété ou l’exploitation d’économies d’échelle qui en constitue le point de départ, les constructeurs sont rentrés dans une boucle vertueuse où l’élargissement de la variété accroît la demande, qui permet, grâce aux économies d’envergure, d’exploiter de nouvelles économies d’échelle, permettant un nouvel élargissement de la variété, etc.

b)- L’exception du modèle unique : l’enfermement dans les économies de spécialisation

Cette boucle vertueuse n’est pourtant pas systématique. Elle peut être bloquée à son démarrage comme dans le modèle fordiste des années 20 ou dans le cas de Volkswagen et de sa Beetle après-guerre. En effet, Volkswagen accède également à la production à grande échelle par le modèle unique, la Beetle (Coccinelle), dont le succès en fait la seule voiture à avoir dépassé la Ford T en volume cumulé. Mais contrairement aux constructeurs français, la croissance du volume de production n’ouvre pas une courbe d’apprentissage permettant ensuite une ouverture de la variété. Jetin (1999) montre au contraire que Volkswagen accroît sa productivité et l’exploitation des économies d’échelle entre 1948 et 1960 par une automatisation rigide et une spécialisation croissante de son appareil productif, qui retarde l’ouverture de sa gamme (la Beetle représente encore 70% du volume de production en 1970). Volkswagen, que le succès de la Beetle a autorisé à ne pas développer d’économies d’envergure, se trouve ainsi enfermé un temps dans son modèle de spécialisation et d’exploitation des seules économies d’échelle.

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Ainsi, la 204 et la 304 (1969) de Peugeot sont deux versions d’un même modèle, tout comme la R8 (1962) et la R10 (1965) de Renault

c)- L’entrée dans la concurrence par la variété

Enfin, cette boucle vertueuse, dans laquelle la variété renforce les économies d’échelle et réciproquement, est stoppée, voire renversée, lorsque variété et volume ne croissent plus au même rythme. Ce renversement du lien entre variété et économies d’échelle est bien illustrée par l’évolution du volume de production par modèle et plate-forme chez les constructeurs japonais (Belis-Bergouignan et Jetin,1999) :

- de 1961 à 1980 : le volume et la variété s’accroissent conjointement permettant des économies d’échelle croissantes. Tandis que le nombre de modèles passe de moins de dix en 1960 à plus de 50 au début des années 80, la production passe de 20 000 à près de 150 000 véhicules produits par modèle. Parallèlement, grâce au partage de plate- forme, la production par plate-forme passe de 20 000 véhicules à près de 200 000 véhicules.

- A partir de 1980, ce rapport s’inverse : la variété croît plus vite que le volume. Tandis que la variété double (de 50 à plus de 100 modèles en 1994), on observe une baisse continue du volume par modèle jusqu’à 80 000 véhicules. L’exploitation d’économies d’envergure ne fait qu’adoucir cette tendance, puisque le volume produit par plate- forme baisse aussi progressivement jusqu’à 120 000 véhicules.

L’inversion de la relation entre variété et volume par modèle et plate-forme, dans le cas japonais, peut être analysée comme la mise en place d’une concurrence oligopolistique par la variété, telle que nous l’avons présentée dans le Chapitre 1. Théoriquement, cette concurrence par la variété amène les firmes vers l’équilibre non-coopératif où leurs profits s’annulent. Mais Belis-Bergouignan et Jetin montrent que dans cette dynamique, les constructeurs ne sont pas égaux : Nissan déploie sa gamme au même rythme que Toyota pour préserver une concurrence en tête-à-tête, mais ne peut rattraper l’avantage en volume de son concurrent. La concurrence par la variété, qui réduit progressivement les économies d’échelle exploitables, peut ainsi fournir une des explications à la grave crise financière qui touche Nissan dans les années 90.

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