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La configuration traditionnelle de la distribution automobile

1. Les fondements de la distribution automobile

La distribution automobile présente un certain nombre de particularités partagées, malgré une diversité limitée entre grandes zones économiques, par la grande majorité des réseaux des constructeurs mondiaux. Il s’agit en effet d’une distribution désintégrée verticalement, et régit par des contrats spécifiques présentant plusieurs restrictions à la libre concurrence.

1.1

Un système de distribution désintégrée

a)- Un choix précoce dans l’industrie automobile

Le choix des constructeurs automobiles de faire vendre leurs véhicules par des distributeurs indépendants remonte au début de l’histoire de cette industrie. Les précurseurs du marché automobile de masse, que sont Ford et General Motors, ont dû les premiers trouver des solutions pour commercialiser ce produit naissant sur un vaste territoire, les Etats-Unis. Tedlow (1996), qui retrace les débuts du marketing automobile au début du XXéme siècle, indique ainsi que Ford a d’abord tenté diverses solutions de distribution : le commerce de gros a été confié à des grossistes indépendants mais aussi à des succursales du constructeur (auxquelles étaient jointes des unités de montage pour réduire les coûts de transport depuis l’usine de Détroit), tandis que dans le commerce de détail, Ford développait parallèlement un réseau d’agents indépendants et des bureaux de vente directs. Cependant cette période de tâtonnement prend fin dès 191643, notamment à la suite d’une violente opposition des agents à la concurrence que leur livrait le constructeur lui-même dans la vente de détail, et Ford décide de se retirer entièrement de la distribution et de passer systématiquement par son réseau d’agents indépendants. Alfred Sloan, qui prend la tête de General Motors en 192044, prendra la même décision concernant la désintégration de la distribution.

b)- Le problème du contrôle et de l’incitation des agents indépendants

Ce choix d’une distribution indépendante peut sembler tout d’abord contradictoire. En effet, la distribution automobile ne présente que très peu d’économie de gamme dans les points de vente : il n’existe donc pas d’arguments technico-économiques en faveur de la désintégration verticale. D’autre part, la vente d’un produit technique comme l’automobile nécessite de développer un savoir-faire de démonstration et de réparation propre à la marque du véhicule,

c’est-à-dire un actif spécifique au sens où l’entend Williamson (1985). Or, Williamson montre que la présence d’un actif spécifique dans la distribution constitue également un argument important en faveur de l’intégration verticale.

L’argument essentiel en faveur de la désintégration porte sur la relation d’agence entre le constructeur et les vendeurs. Williamson, s’appuyant sur la biographie d’Alfred Sloan, montre que l’apparition du marché de l’occasion et en particulier des reprises d’anciens véhicules au moment de la vente des véhicules neufs, a rapidement posé un problème de contrôle des vendeurs. En effet, la reprise d’un ancien véhicule lors de la vente d’un neuf, transforme le commerce automobile d’une vente ordinaire en opération de négociation complexe. Pour Sloan (1965), de telles opérations, complexes et nombreuses, s’intègrent mal dans une grande organisation comme celle du constructeur : il serait particulièrement difficile de contrôler l’activité des vendeurs dans leur négociation avec les clients. Pour Williamson, cette difficulté de contrôle tient principalement au fait que la négociation doit s’appuyer sur l’utilisation d’une information locale et idiosyncrasique, notamment la valorisation de la voiture d’occasion à reprendre. Or, le vendeur ne sera pleinement incité à utiliser de manière optimale cette information que s’il peut récolter le fruit de son effort. C’est la raison pour laquelle la désintégration de la distribution, qui donne les droits résiduels de l’action au vendeur, en fait le seul responsable de la marge issue de la négociation, est préférable à l’intégration verticale. Enfin, une dernière raison peut être donnée à cette désintégration verticale : c’est la possibilité pour le constructeur de partager le poids de l’incertitude sur la demande avec les distributeurs indépendants en leur faisant supporter des stocks, notamment lorsque le constructeur fait face aux fluctuations conjoncturelles de la demande. Cet argument a dû peser dans le choix de Ford, qui choisit ainsi, face la baisse de la demande en 1921, de laisser gonfler les stocks de ses agents sans ralentir son rythme de production à Detroit (Tedlow, 1996).

La désintégration verticale de la distribution sera, à la suite de Ford et General Motors, et dans un délai propre au développement de chaque marché, le choix de tous les constructeurs automobiles occidentaux mais aussi japonais. En Europe, nous verrons que certains constructeurs continuent toutefois de maintenir quelques succursales de vente sur des zones géographiques jugées stratégiques, où leur contrôle sur la distribution est ainsi accru. Mais cette intégration en aval, en France notamment, a toujours conduit à une moindre profitabilité des points de vente intégrés relativement aux indépendants, ce qui semble confirmer les arguments de Sloan et Williamson.

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Soit 8ans après le lancement en 1908 du premier modèle produit à la chaîne, la Ford T.

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Sloan ne prend officiellement la tête de GM au titre de Directeur Géneral qu’en 1923, mais Tedlow (1996) note qu’il en est déjà le dirigeant de fait dès la prise de contrôle de l’entreprise par Pierre S. Du Pont en 1920, qui va immédiatement s’appuyer sur Sloan pour en organiser le sauvetage.

1.2

Une relation verticale hybride : le contrat de franchise ou de concession

Le recrutement d’agents indépendants pour distribuer les automobiles commence ainsi dès le début du siècle, et s’accélère à partir de 1916, date à laquelle Ford se désengage entièrement de la vente au détail. Comme le montre Tedlow, ces agents sont d’abord recrutés au sein des commerçants d’autres produits plus ou moins techniques : cycles, outillages, quincaillerie, et même des exploitants de pompe funèbre.

a)- Des quincailliers aux « franchise dealers » : la mise en place des restrictions à la concurrence

Or, pour faire décoller ce marché naissant et former les consommateurs américains au produit automobile, la distribution va requérir rapidement un certain savoir-faire technique et un minimum d’engagement financier et commercial de ces distributeurs. Ford va ainsi exiger très rapidement (dès 1911) un engagement complet de ses agents, en exigeant qu’ils deviennent des distributeurs exclusivement d’automobile, et surtout, exclusivement de la Ford T. A cette obligation, le constructeur va joindre un certain nombre de contraintes en matière d’entretien du point de vente, des stocks, de tenue des comptes, et lorsque la capacité à réparer les voitures s’impose comme un pré-requis au développement du marché, Ford va joindre une obligation de détenir des stocks de pièces de rechange. En revanche, pour inciter ses agents à s’engager dans le développement du marché et à déployer des efforts promotionnels, Ford leur accorde une exclusivité territoriale sur leur zone de chalandise. Ainsi, malgré l’indépendance des agents, c’est une relation contractuelle de quasi-intégration qui prend forme, et qui se structure progressivement en contrat de franchise : les agents deviennent des « franchise dealers ». Cette forme hybride de coordination, c’est-à-dire, selon Williamson (1985), intermédiaire entre une coordination hiérarchique et une coordination par le marché, va se répandre parmi les constructeurs et se structurer avec le temps. Elle sera également adoptée définitivement par les constructeurs européens après la seconde guerre mondiale (en France, sous le nom de contrat de concession).

Ce contrat de franchise, tel qu’il est mis en place dès les années 20 et qu’il se structure par la suite, cumule donc plusieurs entorses à la libre concurrence : refus de vente du constructeur si le distributeur n’est pas exclusif à sa marque et ne suit pas les critères fixés, et monopole géographique du distributeur sur la zone de chalandise qui lui est assignée. La construction des réseaux de distribution automobile a été ainsi associée à la mise en place de cadres réglementaires dans chaque pays, instituant la distribution automobile comme une exception au droit de la concurrence, justifiée par le caractère spécifique de l’automobile, sa technicité et sa dangerosité, et la nécessité d’assurer un service minimum au consommateur. Quelles sont les

justifications économiques à ce système dérogatoire ? La littérature économique a apporté plusieurs réponses que nous allons présenter brièvement45.

b)- La fourniture des services annexes et des efforts promotionnels du distributeur

La distribution d’un certain nombre de biens, notamment des biens techniques, ne se résume pas à la mise à disposition du produit : la fourniture par le vendeur d’informations sur le bien et de services annexes est nécessaire au client. C’est particulièrement le cas pour les biens dits d’expérience, dont la qualité n’est pas visible immédiatement mais se révèle à l’usage. Pour ce type de biens, dont l’automobile fait partie, les informations techniques du vendeur et l’offre d’un service après-vente constituent des signaux de qualité du bien pour le consommateur. Mais la fourniture de ces informations et de ces services annexes à un coût pour le distributeur.

Or, l’effort déployé par le distributeur a un effet sur la réputation du constructeur : il s’agit d’une externalité verticale que le distributeur ne prend pas en compte au moment de fixer son effort promotionnel et de service. Le constructeur est donc incité à fixer des contraintes au distributeur dans la fourniture de ces efforts. Si cet effort comprend, pour la réparation par exemple, la détention de pièces de rechange, le constructeur peut imposer la vente jointe des produits : la vente de véhicules neufs au distributeur sera obligatoirement attachée à la vente d’un lot de pièces de rechanges.

Par ailleurs, les efforts du distributeur sont également la source d’une externalité, horizontale cette fois, entre distributeurs. D’une part, l’effort promotionnel du distributeur a un effet sur la réputation de la marque dans tout le réseau de distribution, d’autre part, le consommateur peut obtenir l’information ou le service dans un point de vente et conclure l’achat dans un autre46. Cette externalité horizontale peut alors être la source d’un comportement opportuniste des distributeurs. Chaque distributeur a intérêt à ne pas fournir cet effort promotionnel, et donc à ne pas en subir le coût, puis à capter la clientèle des distributeurs concurrents en offrant des prix inférieurs. Le constructeur, pour inciter le distributeur à fournir cet effort, doit le protéger de la concurrence en prix d’un autre distributeur opportuniste. Plusieurs solutions sont alors possibles : l’imposition de prix « plancher » (Resale Price Maintenance ou RPM dans la littérature économique) pour les produits, la concession d’une exclusivité territoriale au distributeur lui donnant un monopole local (le producteur s’engage à ne pas vendre à un autre détaillant dans la zone), ou encore la restriction de clientèle (exclusivité non géographique). Dans le cas de l’automobile, l’usage de prix plancher imposé est mal adapté, car le coût d’une

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Pour une analyse plus complète des restrictions verticales, voire Rey (1997).

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automobile exige que le distributeur puisse écouler son stock en ajustant son prix. Les constructeurs ont donc opté pour la mise en place de territoires exclusifs concédés aux agents indépendants.

c)- Efforts promotionnels et externalité horizontales entre constructeurs Jusqu’ici, nous avons mis en évidence les problèmes posés par l’effort promotionnel du distributeur. Or, le constructeur lui-même peut fournir un effort, notamment publicitaire pour promouvoir son produit. L’effort promotionnel du constructeur, lorsqu’il porte sur des caractéristiques générales du produit partagées par d’autres marques, est lui aussi créateur d’une externalité horizontale entre constructeurs : Ford, par exemple, ne peut exclure les autres constructeurs des retombées d’une campagne sur l’usage de l’automobile, lorsqu’il cherche à lancer le marché de masse. Là encore, un autre constructeur peut être incité à se comporter en passager clandestin, en profitant de l’effort promotionnel des autres constructeurs, et en offrant des prix inférieurs puisque qu’ils ne supportent pas de coût supplémentaire. C’est la raison pour laquelle, lorsque la distribution ne présente pas d’économie de gamme ou d’envergure flagrante, un producteur est incité à contraindre des distributeurs à l’exclusivité sur sa marque, pour réduire le passage d’une marque à l’autre dans le magasin (« within-store-brand switching »).

d)- Le problème de la double maginalisation

Enfin, un constructeur fait face à une dernière difficulté dans la mise en œuvre de sa relation verticale avec ses distributeurs. On a vu que le constructeur doit protéger le distributeur de la concurrence en prix pour l’inciter à fournir un effort promotionnel, par exemple en lui allouant une exclusivité territoriale. On développera dans le chapitre suivant que cette protection de la concurrence est également un moyen d’inciter un distributeur à constituer des stocks face à une incertitude sur le volume de la demande.

Dans ce cas, le distributeur, qui jouit d’un pouvoir de marché et fait face à une demande décroissante en prix, fixe son prix, son volume de vente et le niveau de son effort promotionnel de manière à maximiser son profit. Il tarifie donc au-dessus du prix marginal, et sa marge vient s’ajouter à celle que perçoit le constructeur. Or, dans son programme de maximisation du profit, le distributeur ne tiendra pas compte de l’impact de son comportement sur le profit amont du constructeur. Cette externalité verticale amènera donc à un prix plus élevé que celui qui maximise le profit joint, une quantité vendue moindre, et un plus faible effort promotionnel. Pour résoudre ce problème de double marginalisation, plusieurs solutions sont envisagées par la littérature économique et appliquées dans divers secteurs : l’imposition d’un prix plafond par le

producteur, la tarification en deux parties qui permet dans un premier temps au distributeur de capturer tout le profit joint qui est ensuite remonté par une charge de franchise (« franchise fee ») par le producteur, ou encore l’imposition d’un volume de vente minimum par le producteur qui laisse le distributeur ajuster son prix. C’est cette dernière solution qui est adoptée par les constructeurs automobiles, qui imposent des quotas de vente minimum aux concessionnaires. On montrera à la fin de ce chapitre que c’est le cumul de ces quotas avec un système d’incitation au volume et une pression maintenue sur les stocks qui permet aux constructeurs d’aligner les incitations des concessionnaires sur leur objectif quantitatif. Cette solution a l’avantage de laisser le concessionnaire ajuster son prix en fonction de l’élasticité au prix de la demande locale.

L’ensemble de ces arrangements contractuels, résumés dans le Tableau 6, mettent ainsi en place une distribution sélective (le distributeur conditionnant ses ventes aux distributeurs au respect de normes de service et de conditions de volume), exclusive (le constructeur a l’exclusivité dans le point de vente), dans laquelle les distributeurs jouissent d’une exclusivité territoriale.

Tableau 6 : Origines des restrictions verticales dans la distribution automobile

Origine Restrictions verticales Contrat de franchise automobile

Double marginalisation créant une

externalité verticale RPM : prix plafond Droit de Franchise (tarification en deux parties)

Conditions de volume

Conditions de volume Externalités verticales et horizontales

liées à la fourniture de services annexes et d’information à la vente

RPM : prix plancher Produits joints Exclusivité territoriale Restriction de clientèle Exclusivité territoriale Produits joints Externalité horizontale entre

producteurs Distribution exclusive Distribution exlusive

Ce type de contrat de franchise va ainsi être adopté par tous les constructeurs, avec des différences régionales toutefois, que nous allons brièvement présenter.

2.

Les trois grands systèmes de distribution : Etats-Unis, Europe et Japon

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