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Vers une modélisation géographique katébienne

4.1.6. Utopie et hétérotopie

D’après la description que nous venons d’en faire, les camps peuvent être assimilés à la famille des utopies, définies par Michel Foucault – dont la pensée de l’espace s’organise notamment autour du couple

768 Ibid., p. 98-99 769 Ibid., p. 101 770 Ibid., p. 102 771 Ibid., p. 12 772 Ibid., p. 101 773 Ibid., p.95 774 Ibid., p.95 775 Ibid., p. 96 776 Ibid., p. 97 777 Ibid., p. 99 778 Ibid., p. 101 779 Ibid., p. 100 780 Ibid., p. 133. 781 Ibid., p. 133-134.

Utopie/hétérotopie – comme suit : « Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée782 ». Utopies et dystopies (ou contre-utopies) sont des espaces imaginaires, irréels, ayant pour objectif de démontrer ou de démonter un idéal politique et social. Elles ont la propriété de refléter tel un « miroir » certains faits sociaux, politiques ou culturels réels et d’avoir ainsi « une sorte d’effet de retour » sur la réalité783. Or il est bien question dans les passages étudiés d’un ordre politique et social : il est question de « plans », de « provinces réglementaires », de « cité », de « tribu », de « fondateurs », de « forteresses », de « guerre », de « prisonniers », d’exil, de bannissement, d’« organisation », de surveillance, de « polices » ou encore d’« Etat » ; et, nous venons de le démontrer, leur visée est notamment référentielle784. Mais les camps sont-ils pour autant des utopies ? Certainement pas puisque que l’utopie, contrairement à la contre-utopie ou à la dystopie, est un espace idéal positif : «Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique785. » Peu de positif dans les camps ; l’impression qui ressort de la lecture de ces passages n’est pas exactement celle de consolation...

Ces espace de camps feraient alors plutôt partie des dystopiesou contre-utopies, selon la définition de Frédéric Claisse : « L’anti-utopie (ou dystopie) est un dispositif narratif et fictionnel complexe qui repose moins sur le travestissement des idéaux d’une société parfaite (passée ou à venir) que sur la systématisation, le grossissement et la projection dans le futur de traits actuels d’une société perçus comme potentiellement menaçants786. » Néanmoins les camps de Kateb Yacine ne remplissent pas l’une des conditions fondamentales de l’utopie, comme de la dystopie : L’utopie et la dystopie concrétisent un ordre et une idéologie parfaits, qu’ils soient positifs (dans le cas de l’utopie) ou négatifs (dans le cas de la dystopie). Les camps de Kateb sont au contraire caractérisés par la confusion et le désordre, et ressembleraient plutôt en ce sens à l’hétérotopie, à ces « espaces autres » décrits par Michel Foucault en 1967 :

Il y a également [en plus des utopies], et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements

782 FOUCAULT, Michel, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, Paris, le 14 mars 1967), Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984. L’article est reproduit dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1571-1581. Empan n°54, 2/2004, Disponible sur Cairn [En Ligne], consulté le 12 septembre 2016. URL : www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm.Les numéros de pages que nous citons par la suite font référence à cette dernière référence bibliographique.

783 Ibid., p. 15.

784 On peut reconnaitre dans ces scènes de communauté au travail le modèle socialiste idéal vers lequel tend politiquement Kateb Yacine, qui affirme par exemple en 1972 à propos du chômage qui sévit en Algérie et de l’émigration conséquente : « Il est clair qu’une planification vraiment socialiste, avec ouverture de grands chantiers nationaux, une vraie réforme agraire qui déposséderait les féodaux algériens comme ont été dépossédés les colons français […] résoudrait le problème du chômage, à moyen ou à long terme. », dans « L’Algérie tout entière dans le taxi », propos recueillis par Nicole Muchnik, 1972, reproduit dans Le Poète comme un boxeur, p. 70.

785 FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, préface p.7. 786 CLAISSE, Frédéric, « Futurs antérieurs et précédents uchroniques : l’anti-utopie comme conjuration de la menace », Temporalités n°12, 2010 [En ligne], mis en ligne le 15 décembre 2010, consulté le 12 septembre 2016. URL : http://temporalites.revues.org/1406. §2.

qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai par opposition aux utopies, les hétérotopies787.

Dans une perspective sociétale, Michel Foucault organise la distinction entre utopie et hétérotopie autour de la question de la réalité effective de ces espaces : l’Utopie est un espace imaginaire qui n’a pas de réalité physique alors que les hétérotopies existent dans le monde réel. Dans le contexte d’une œuvre littéraire fictionnelle qui est le nôtre, cette distinction n’a pas cours et il ne s’agit pas de débattre de la réalité référentielle de ces camps. Ils existent dans le monde fictionnel du Cycle de Nedjma et participent à l’espace géographique katébien construit, de la même manière que les hétérotopies de Michel Foucault fonctionnent dans l’espace géographique réel ; c’est suffisant. Cela étant dit, le recours à ces notions d’utopie et d’hétérotopie est pertinent pour réfléchir la fonction politique de ces espaces et leur rapport au langage. Ces camps sont effectivement des « espaces autres », des « contre-emplacements », d’un point de vue géographique et sociale – ils sont extraits du reste par des procédés de confusion et de négation de la localisation, de l’ordre social, du travail, de la maitrise, de l’efficacité, comme nous l’avons dans le commentaire des textes –, et d’un point de vue narratif – puisqu’il s’agit de fragments qui rompent la continuité narrative du Polygone étoilé. D’un point de vue du langage également, le recourt à cette notion d’hétérotopie est intéressant. Michel Foucault décrit de la manière suivante les conséquences de l’hétérotopie sur le langage dans la préface de Les Mots et les choses :

Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la “syntaxe”.

[…]L’utopie n’existe pas (quelque part, en un lieu déterminé et bien réel), il faut donc l’inventer – et lui fournir comme site privilégié le langage en tant que tel, donc la raconter, mettre en mots ce lieu inexistant. Les hétérotopies renversent cette posture utopique dans la mesure où elles figurent moins un ordre autre que l’autre de l’ordre et ce, notamment en terme de langage788.

Dans les passages de camps, le langage est déstructuré, les références brouillées, la narration bouleversée, la syntaxe et la grammaire – telles que les modèles les fixent et qui supposent par exemple qu’un déictique a forcément une référence qui le précède – sont brisées, les situations sont « ineffables »789. On retrouve ainsi le désordre que l’hétérotopie impose au langage : le langage se déconstruit et se reconstruit selon cet « autre de l’ordre ». Ca n’est qu’ainsi qu’il peut dépasser l’« ineffabilité ».

Enfin, la référence à l’utopie ou l’hétérotopie permet de réfléchir la notion de modèles spatiaux. Ces deux catégories d’espace ou de récit d’espace peuvent être considérées comme des modèles, en tant qu’elles simplifient des phénomènes spatiaux et permettent de classer les espaces réels ou imaginaires selon un certain nombre de leurs caractéristiques. Les modèles de l’hétérotopie et de l’utopie ne sont néanmoins pas convocables de la même manière. Dans le premier cas, il s’agit d’un modèle externe, défini par Michel Foucault et auquel on compare l’espace écrit. La postérité du concept d’hétérotopie est édifiante à ce propos : celui-ci est beaucoup utilisé comme un modèle que l’on plaque et avec lequel on compare les phénomènes étudiés. L’enjeu est par exemple de savoir si l’arène de la Corrida, les jardins partagés et les terrains de jeu pour enfants, le cimetière ou encore la chambre nuptiale répondent aux critères de l’hétérotopie, et, une fois l’identification prouvée, de

787 FOUCAULT, Michel, « Des espaces autres », art. cit., p. 15. 788 FOUCAULT, Michel, Les Mots et les choses, op. cit., p. 7. 789 Le Polygone étoilé, p. 133.

déterminer quelles informations celle-ci nous donne sur l’espace en question790. Considérer les camps à travers le paradigme de l’hétérotopie est intéressant pour comprendre le phénomène discursif et poétique qui y est associé, comme nous l’avons fait. Dans le cas de l’utopie, à l’inverse, l’espace écrit est lui-même le modèle auquel on compare un espace référentiel réel. L’utopie en tant que genre, telle qu’elle fut créée par Thomas More puis appliquée en littérature, peut être considérée comme la création littéraire de modèles parfaits auxquels est comparée la société dont il est question en creux ; modèles construits à partir de la connaissance précise et d’une analyse minutieuse des traits politiques ou sociaux dénoncés. Cette modélisation, surtout dans le cas des dystopies de la science-fiction, peut enfin avoir une dimension prospective : il s’agit d’explorer les résultats de « la systématisation, le grossissement et la projection dans le futur de traits actuels d’une société », selon Frédérique Claisse, comme lorsque l’on fait tourner un modèle de données mathématique ou informatique selon les paramètres qui nous intéressent pour en observer les résultats. Les camps de Kateb Yacine, selon cette perspective, peuvent eux aussi être considérés comme des modélisations qui renvoient indirectement à la réalité du territoire décolonisé et participent à sa connaissance et à sa compréhension. Sa fonction, en plus d’être politique, est aussi heuristique : il s’agit de réduire l’espace, simplifier les dynamiques et exagérer les paramètres pour montrer de manière exacerbée les conséquences territoriales (indéfinition, incapacité, enferment, aliénation) de la décolonisation en cours. Pour autant, les camps ne peuvent être considérés comme des synecdoques territoriales791 puisqu’ils ne sont jamais considérés comme des parties de territoires mais bien comme des territoires complets et autonomes : ils ont une frontière qui définit clairement un dedans et un dehors, ils ont une organisation sociale autonome, ils ont une forte dimension autarcique, renforcée par l’état d’enfermement de ses occupant, etc. Ce ne sont pas des parties d’un pays dont les caractéristiques pourraient être considérées comme exemplaires et généralisables mais bien une simulation métaphorique et schématique de ce pays dans son ensemble. Il nous semble plus intéressant et plus juste de considérer ces espaces, qu’on ne sait pas clairement se situer en Algérie mais qu’on sait fonctionner comme l’Algérie, à la lumière de la modélisation plutôt que selon le paradigme de la métonymie.