• Aucun résultat trouvé

Déconstruction de l’hégémonie coloniale à travers la figure du polygone

Vers une modélisation géographique katébienne

4.2. Cartographie politique : la figure du polygone

4.2.2. Déconstruction de l’hégémonie coloniale à travers la figure du polygone

4.2.2.1. Dénonciation de la cartographie coloniale

Un autre [petit bout d’espace] encore, beaucoup plus gros, et vaguement hexagonal, a été entouré d’un gros pointillé (d’innombrables événements, dont certains particulièrement graves, ont eu pour seule raison d’être le tracé de ce pointillé) et il a été décidé que tout ce qui se trouvait à l’intérieur du pointillé serait colorié en violet et s’appellerait France, alors que tout ce qui se trouvait à l’extérieur du pointillé serait colorié d’un façon différente (mais, à l’extérieur dudit hexagone, on ne tenait pas du tout à être uniformément colorié ; tel morceau d’espace voulait sa couleur, et tel autre en voulait une autre[…]) et s’appellerait autrement (en fait, pendant pas mal d’années, on a beaucoup insisté pour colorier en violet – et du même coup appeler France – des morceaux d’espaces qui n’appartenaient pas au susdit hexagone, et souvent même en étaient fort éloignés, mais, en général, ça a beaucoup moins bien tenu).

Georges Perec, Espèces d’espaces814.

Très élémentairement semble-t-il, le « polygone » désigne l’espace politique de base : « Tout territoire est un polygone. Tous les pays sont des polygones inscrits sur la sphère terrestre ». C’est une schématisation volontairement simpliste qui condense – précisément par son caractère simpliste et la dimension ironique qu’elle implique – toute la complexité du discours anticolonialiste et des revendications géopolitiques portés par l’œuvre. Il est possible de faire une lecture postcoloniale de l’utilisation de cette figure par Kateb Yacine en la comparant à l’emploi typique de la cartographie dans les œuvres postcoloniales décrit par Graham Huggan : « La prévalence du topos cartographique dans les textes littéraires postcoloniaux contemporains et la fréquence de son usage ironique et/ou parodique suggèrent un lien entre une lecture dé-/reconstructive des cartes et une révision de l’histoire du colonialisme européen815. »

6.1.1.1.1. L’hexagone régulier national

Selon le mouvement de déconstruction / reconstruction décrit ici, le topos cartographique est dans un premier temps utilisé dans sa dimension politique, afin de dénoncer et de déconstruire la cartographie. Dans la fameuse dernière réplique de la scène des Ancêtres redoublent de férocité816, les termes « polygone », « hexagone » et l’expression « inscrits sur la sphère terrestre » confirment la motivation cartographique de la métaphore dont l’origine est dévoilée : il est question de « polygone » à partir de l’image, déjà partiellement partagée dans les années 1950 quand a été écrit Les Ancêtres redoublent de férocité, qui schématise la France sous la forme d’un hexagone et qui se fonde sur la simplification graphique de ses frontières à un niveau de généralisation cartographique élevé. Bien que les premières apparitions en langue française de l’association de la forme et du mot « hexagone » au territoire français datent de la moitié du XIXe siècle (1830 ; jean Reynaud, 1841), on ne peut

814 PEREC, Georges, Espèces d’espaces, Galilée, coll. « L’espace critique », 2000 [1974 pour l’édition originale], 185 p., p. 15. 815 HUGGAN, Graham. Territorial Disputes: Maps and Mapping Strategies in Contemporary Canadian and Australian Fiction, University of Toronto Press, 1994.

816 « Coryphée (doctoral) : Tout territoire est un polygone. Tous les pays sont des polygones inscrits dans la sphère terrestre. Il y a des polygones réguliers, des hexagones, comme la France ... et il y a les irréguliers... », Le Cadavre encerclé, dans Le Cercle des représailles, op. cit., p. 126

pas affirmer que la métaphore de l’hexagone soit stéréotypée au moment où Kateb Yacine écrit ce texte, puisqu’elle n’entre dans le langage commun que dans les années 1960 et ne devient le logo de la promotion territorial nationale que vers 1975817. Néanmoins, dès le XIXe siècle, l’école républicaine française, que Kateb Yacine a fréquentée, utilise cette schématisation comme support pédagogique pour enseigner l’État-nation français, sur les cartes qui ornent les murs des classes et dans les manuels pédagogiques de référence, comme dans ceux d’Emile Levasseur ou dans Le Dictionnaire pédagogique et d’instruction publique de Buisson publié à partir de 1877.

Figure 31 : LEVASSEUR, Émile et PERRIGOT, Charles, Atlas de géographie politique et économique (France – Europe – Terre), Paris, Delagrave, 1870818.

Anne-Claire Robic explique à ce sujet :

Depuis plus d’un siècle, des générations d’élèves ont inscrit les contours sinueux de la France dans une figure idéale, « harmonieuse et (presque) symétrique », « compacte, ramassée, régulière, telle qu’aucun point n’est situé à plus de 450km (ou 480) de la mer », etc. Mais il ne s’agissait alors que d’une géométrisation, d’un contour à usage pédagogique, que les cartes scolaires transcrivaient généralement par un tireté discret borné par des pointes819.

Ou encore selon Michel Foucher, à propos de la diffusion de l’idée d’État-nation français après la Révolution Française et au cours du XIXe siècle :

Il convient d’insister sur l’effet du service militaire dans la perception concrète des limites-frontières, sans aucun doute, mais aussi sur la place, dans l’imaginaire, des représentations cartographiques qui, aux mêmes époques, popularisent et fixent les contours, les reliefs et ses contenus. P. Chaunu compare la représentation graphique des limites, forme abstraite des salles de classe, à la madeleine de Proust, par la force d’évocation des images, de paysages et de souvenirs nationaux. Le contour frontalier est une métonymie et une pédagogie. Bref les frontières sont montrées, données à voir. La carte, là, ne se lit pas ; c’est une icône, que l’on révère, pieusement. Bientôt l’Hexagone s’imposera à tous820.

817 ROBIC, Anne-Claire, « Sur les formes de l’Hexagone », Mappemonde, n°4, 1989, p. 18-23, p. 20. 818 Cette carte est reproduite dans ROBIC, Anne-Claire « Sur les formes de l’Hexagone »,art. cit., p. 21. 819 Ibid., p. 18.

Au XIXe, l’hexagone n’est pas encore une métaphore, elle n’est qu’une schématisation géométrique, cartographique, prise au sens propre. Elle sert à « prouver » scientifiquement le bien-fondé et le caractère naturel de l’État-nation français et à exacerber le sentiment national, selon une sorte de déterminisme qui voudrait que l’harmonie de la forme tracée par ses frontières dénote une certaine distinction de la nation française. Par exemple, Élisée Reclus – qui préférait la forme de l’octogone à celle de l’hexagone (mais l’idée de régularité et d’harmonie est la même) (voir Figure 32) – décrit la perfection géométrique des limites du territoire national – notamment grâce à l’omniprésence du champ lexical de l’ordre et de l’harmonie – dans l’introduction au Dictionnaire des communes de la France d’Adolphe Joanne, en 1864 :

Ses contours, souples et mouvementés, s’harmonisent de la manière la plus gracieuse avec la solide majesté de l’ensemble, et se développe régulièrement en une série d’ondulations rythmiques. Un méridien, que l’on peut considérer comme un axe idéal, réunit les deux extrémités saillantes du territoire national en passant exactement à travers la capitale et le centre de figure, et partage la France toute entière en deux moitiés d’une symétrie parfaite. De chaque côté de cet axe, les quatre faces du grand octogone qui constitue le pourtour du territoire française disposent selon les lois d’une véritable polarité. […] Pour comble de régularité, la France est parfaitement orientée par rapport au pôle et à l’équateur. Le territoire Français, si régulier dans sa forme, offre dans son relief une disposition des plus heureuses qui rappelle celle des corps organisés821.

Figure 32 : RECLUS, Élisée, Nouvelle géographie universelle. La terre et les hommes II. La France, Paris, Hachette, 1877822. Ainsi, l’usage par Kateb Yacine de l’« hexagone » et de son caractère « régulier » n’est sans doute pas une invention. Cependant, il ne fait pas non plus référence à l’image canonique du territoire conçu par les aménageurs ni à l’icône de propagande nationale diffusée par les politiques, à l’audience et à la connotation qu’on leur connait aujourd’hui. Il convient en outre de préciser que, dans les années 1950, le terme « hexagone » est utilisé de manière péjorative par les pieds-noirs pour signifier le replis « frileux » des métropolitains dans le territoire national et la suspicion d’abandon par la métropole des Français ultra-marins et en particuliers des

821 Cité dans ROBIC, Anne-Claire « Sur les formes de l’Hexagone »,art. cit., p. 20.

Français d’Algérie823. Kateb Yacine n’utilise sûrement pas non plus la figure de l’hexagone selon cette acception, puisqu’il ne s’agit pas pour lui de critiquer le retrait métropolitain des colonies. L’hexagone est détourné de la rhétorique pédagogique et de la propagande des Français d’Algérie pour souligner une incompatibilité dans la rencontre du discours colonialiste et du modèle de l’État -nation français (où le pouvoir politique coïncide idéalement avec les limites d’un peuple et les frontières géographique de son installation). L’hexagone, valorisé d’un point de vue de la symbolique national, n’intègre pas l’empire colonial français. De la même manière qu’il était absurde pour les jeunes indigènes d’apprendre que leurs ancêtres étaient Gaulois, il est incohérent de représenter sous la forme d’un hexagone le territoire de la France pour un jeune Algérien alors que, parallèlement à cela, le discours colonial affirme que l’Algérie fait partie de la France. L’hexagone comme tracé des limites de la nation Française exclut de fait toutes les colonies de celle-ci et contredit à sa base l’autorité française en Algérie. Sa reprise par Kateb souligne donc l’incohérence des représentations et du discours coloniaux. En ce sens, il annonce la connotation que la métaphore acquerra au cours des années 1960 avec la perte de l’empire colonial par la France : alors, « l’adoption de la figure de l’hexagone a conféré à la nouvelle puissance moyenne que devient la France sous de Gaulle une complétude nouvelle824 ». L’hexagone valorise alors la continuité territoriale de la nation française « retrouvée » après la décolonisation. Alors qu’ils sont bienvenus quand il s’agit de diffuser le modèle de l’État-nation ou de revaloriser la nation après la défaite scellée par les accords d’Evian en 1962, les termes « hexagone » et « polygone régulier » sont beaucoup plus polémiques dans le contexte colonial des années 1950. Il faut rappeler que l’Algérie acquiert le statut de « département français » en 1848, ce qui implique théoriquement une administration civile et un statut similaire de l’espace français métropolitain et de cet espace « français » ultramarins825. Opposer l’« hexagone régulier » de la « France » aux « polygones irréguliers » qui désignent implicitement les colonies, revient à nier cette équivalence et rappelle que l’État-nation français cohérent, selon sa définition théorique moderne et sa formalisation politique par la Révolution Française826, ne peut contenir que le territoire métropolitain. La rhétorique colonialiste est déjà, en un mot, mise à mal.

À partir de cette figure de l’hexagone que Kateb Yacine récupère et qui contient déjà un sens politique puissant relativement institutionnalisé, l’auteur crée une autre figure cartographique : le « polygone irrégulier ». Alors que l’hexagone est introduit par une comparaison où le comparé, la France, et le comparant, l’hexagone, sont tous deux cités, le « polygone irrégulier » est une métaphore dont le référent est omis, ce qui permet d’en ouvrir le sens. Les « polygones irréguliers » se définissent en opposition par rapport au polygone régulier, c’est-à-dire par rapport à la France métropolitaine (puisqu’hexagonale). On déduit ainsi que ces polygones irréguliers désignent en négatif les colonies – et en particulier l’Algérie, au centre de l’œuvre de Kateb. À partir de l’hexagone, l’ordre du processus de désignation sémantique – dans une certaine mesure motivée en cartographie,

823 ROBIC, Anne-Claire « Sur les formes de l’Hexagone »,art. cit., p. 18. 824 ROBIC, Anne-Claire « Sur les formes de l’Hexagone »,art. cit., p. 18.

825 Cela étant dit, le statut administratif du territoire algérien colonial est bien plus complexe et hétérogène que sa simple qualification en département français ne le laisse penser. Par exemple, longtemps après 1848 certains territoires restèrent sous administration militaire alors que d’autres étaient passés sous administration civile. Également, deux types de communes persistaient en Algérie impliquant deux administrations différentes : les communes de plein droit, proches du fonctionnement des communes métropolitaines, et les communes mixtes, où s’appliquait le code de l’indigénat à la population majoritairement algérienne. Voir Histoire de l’Algérie pendant la colonisation 1830-1962, op. cit., p. 33 et sq.

qui voudrait que la forme effective qu’a un territoire sur la sphère terrestre précède et détermine la forme choisie pour le schématiser sur une carte – est inversé dans le cas des « polygones irréguliers ». En effet, peu importent les limites effectives de ces territoires dans la géographie référentielle – limites pouvant d’ailleurs être considérées comme plus « régulières » que celles de la France, puisqu’en partie rectilignes, par exemple dans le cas des frontières saharienne de l’Algérie –, toutes les colonies sont des « polygones irréguliers ». Là résident la particularité et la force de cette cartographie poétique827 : celle-ci peut rester à un degré de d’abstraction – et donc de conceptualisation – élevé, puisqu’il ne s’agira jamais de tracer graphiquement et effectivement ces éléments. Ainsi peut-elle inventer une figure cartographique impossible à dessiner – un « polygone irrégulier » – et en rester à ce niveau d’indéfinition – pour dire, justement, l’indéfinition. C’est dans l’espace creusé par la mise en parallèle de les deux langages, qui n’ont pas le même médium (formes visuelles / formes verbales), que réside l’intérêt : comme dans toute métaphore, c’est parce que le comparant et le comparés sont assez semblables pour pouvoir être comparés, mais pas totalement les mêmes, que leur mise en relation est riche en sens. C’est dans les interstices de la comparaison, toujours imparfaite, dans l’écart entre ces deux éléments que résident le potentiel de sens. Ici, la création d’une cartographie poétique permet d’utiliser les connotations de la cartographie, la force significative des choix, de la schématisation, de la simplification et de la mise en relation qu’elle implique, tout en nuançant la fixité de sa graphique géométrique et sa rigidité monosémique par l’ampleur de sens, le flou et la polysémie introduite par la figure poétique, l’abstraction et la conceptualisation permises par le langage verbal.

6.1.1.1.2. Le « polygone irrégulier » : une cartographie coloniale

La rupture de la motivation cartographique logique et habituelle par l’intégration d’un paramètre poétique dans la figure du polygone irrégulier sert d’abord à dénoncer l’indétermination politique et identitaire des territoires coloniaux et notamment de l’Algérie : indétermination, c’est-à-dire aussi la négation du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » – ou « droit à l’autodétermination » – cher à la période suivant la Deuxième Guerre Mondiale. L’expression « polygone irrégulier » est à cet égard pléonastique : la forme est indéterminée à la fois par l’indéfinition du nombre de ses angles (« poly », sans autre forme de précision) et par l’irrégularité qui la caractérise828. L’inversion de la motivation cartographique sert ensuite à critiquer l’usage conquérant et la force potentiellement destructrice (car réductrice) de la cartographie en général, et en contexte colonial en particulier. En effet, le fait que la forme cartographique précède le territoire effectif correspond en fait à une réalité historique et accuse ainsi la violence performative de la cartographie. Le dessin cartographique a ainsi souvent

827 Nous parlons de « cartographie poétique » à propos du polygone de Kateb, en tant qu’il s’agit d’une figure poétique (signifiant) qui schématise l’espace (référent) par une forme graphique (signifié).

828 Nous fondons notre étude de la critique de la cartographie coloniale par Kateb Yacine sur le passage des Ancêtres redoublent de férocité, mais il existe d’autres passages où apparait clairement le potentiel coercitif de la carte et de la géographie chez Kateb Yacine. Une scène du Cadavre encerclé montre que les cartes militaires servent à la puissance coloniale à imposer sa souveraineté sur le territoire colonisé : « Le commandant bavarde avec un autre officier, montrant la carte de l’Afrique, projetée sur l’écran. LE COMMANDANT : Voyez l’histoire de la Numidie. Vous aurez l’Afrique du Nord aujourd’hui, à cette nuance près que nous avons remplacé les Romains aux postes de commande. Autrefois, il n’avait pas été facile de battre les cavaliers de Numidie. Aujourd’hui, nous avons l’aviation et le pays se trouve divisé en trois. Mais c’est toujours le même pays. » (Le Cadavre encerclé, dans Le Cercle des représailles, op. cit., p. 34). Dans ce passage, même si l’installation des européens s’avère vouée à l’échec, la carte apparait comme un support de la stratégie militaire (il s’agit ici d’une scène de conciliabule) et l’organisation du territoire (« le pays se trouve divisé en trois ») comme une arme militaire aussi puissante que l’aviation. Les références aux cartes sont complétées par des attaques à d’autres symboles nationaux et de la domination colonial : par exemple Si Mokhtar utilise les symboles de Charlemagne et Jeanne d’Arc pour arriver à ses fins, lorsqu’il fait un scandale pour remonter sur le bateau à Djedda. Il invoque « Mon père Charlemagne / Ma mère Jeanne d’Arc. » (Nedjma, op. cit., p. 114).

précédé et défini la réalité géopolitique, selon le processus que décrit Mark Monmonier de manière à peine caricaturée :

La carte est le symbole parfait de l’État. Supposons que votre Grand-Duché ou votre zone tribale paraissent fatigués, mal en point et rongés par les bords ; vous prenez une feuille de papier, vous placez quelques villes, routes et détails de géographie physique et vous tracez une grande ligne autour du plus grand territoire possible sur lequel vous revendiquez la souveraineté […] et le miracle s’accomplit ! Vous voilà à la tête d’un pays souverain et autonome, flambant neuf et prêt à poser sa candidature aux Nations Unis ! Si quelqu’un se permet d’en douter, vous n’avez qu’à indiquer sur la carte d’un doigt péremptoire : votre État est non seulement sur le papier, mais sur une carte, donc il est réel829.

Le cantonnement de l’espace à sa représentation cartographique militaire par les « géomètres830 » est généralement associé à une perspective dominatrice et coloniale du territoire. On peut rappeler à cet égard la critique que Michel Serres formule dans Atlas et dans L’origine de la géométrie à propos de l’association de l’espace et du pouvoir à travers son appréhension géométrique. Le philosophe identifie clairement l’origine de la géométrie à la volonté de pouvoir, à l’aspiration totalitaire et à la domination :

[Dans la géométrie,] le rapport de domination, de hauteur, de mépris, de rigueur et de poids s’y réduit au rapport de distance : le rapport de force s’y transforme en notion de rapport, à la représentation géométrique, à la vue, théorique, au rapport mesurable, rationnel, dicible, au discours. La hiérarchie demeure au sein de la raison, mais comme on ne parle plus de hauteur, de puissance ni de roi, elle devient transparente à l’intérieur de la raison, si invisible que personne ne l’a vue, que nul de déjoue cette intelligente ruse grecque831.

De la même façon que la carte « géométrique » d’Anaximandre se substitue aux représentations mythiques et traditionnelles de la Terre pour imposer des rapports de « centre »/« circonférence » et des hiérarchies spatiales832, la géométrie impose des hiérarchies et des dominations politiques. Sa force est de changer de nom et de visage : par la « rigueur » et la « raison », c’est-à-dire par la caution de scientificité de ces systèmes mathématiques, et donc par l’impossibilité de leur remise en question, le pouvoir se dote, avec ces systèmes mathématiques, d’un outil de légitimation précieux. On retrouve là l’idée d’une manipulation politique de la géométrie à des fins de domination, voire d’une indissociabilité fondamentale du politique et de la géométrie, avec des processus semblables à ceux qui sont décrit chez Kateb à travers la figure cartographique et géométrique du polygone : l’affirmation de la toute puissante « raison », le jeu sur l’objectivité et la scientificité, la transposition des questions sociales et géographiques dans la sphère du scientifique afin de leur faire perdre leur dimension politique et potentiellement polémique. En définissant l’espace politique comme un polygone ou en mettant en scène la guerre dans le désert, espace polygonal et orthogonal par excellence833, c’est cette logique