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Conclusion sur la généralisation en littérature

Chapitre 3 : Les cartes littéraires – Rencontres de la modélisation géographique et de la modélisation littéraire géographique et de la modélisation littéraire

3.3. Les cartes heuristiques

3.3.3. Topologies narratives et textuelles (11) (12)

Abordons enfin un dernier type de cartographie qui correspond à la visualisation d’espaces non géographiques, tels que les espaces mentaux, conceptuels ou littéraires. Sommes-nous toujours dans le domaine de la cartographie ? Ou doit-on plutôt considérer ces initiatives comme de l’ordre plus général de de la topologie ou de l’infographie ? Ces initiatives sont-elles de même nature que les exemples présentés précédemment ? Ce sont les questions que nous essaierons d’illustrer dans cette partie.

Le premier exemple d’utilisation de la cartographie pour représenter un univers fictionnel – et non plus seulement sa géographie – est le projet d’art/recherche de Christl Lidl à partir du roman La Vie mode d’emploi de George Perec664. L’artiste-doctorante entend, à travers ses recherches théoriques et plastiques, déployer les cartes implicites contenues dans le roman ou le sous-tendant, pour donner à voir les n dimensions de l’espace que le livre ouvre. L’objectif est de présenter la propagation spatiale de l’œuvre littéraire source, de visualiser les différents indexes, lectures possibles du roman qui peut être abordé selon plusieurs angles, ordres, etc. Perec définit son œuvre comme une constellation, « l’ensemble de [ses] livres » comme une « figure unique », comme une œuvre ouverte, inachevée, un jeu, un puzzle. Christl Lidl, en respectant ces principes, n’entend pas figer le livre ni fixer une de ses combinaisons. C’est pourquoi elle multiplie les représentations et les média. Par exemple, elle géolocalise des

661 MORETTI, Franco, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature, op. cit., p. 89. 662 Ibid.

663 Ibid., p. 74.

664 LIDL, Christl « La Vie mode d’emploi : cartographie en jeu », au colloque « Cartographier. Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines », 6 et 7 juin 2016, Centre Prospero, Université Saint Louis, Bruxelles. Les réalisations du projet (en cours) sont visibles sur le site de l’artiste : lidlchristl [En Ligne], dernière mise à jour en 2016, consulté le 30 juillet 2016. URL : https://lidlchristl.wordpress.com/perec/

Figure 30 : Christl Lidl, Lecture I – installation. Installation reproduisant le plan de façade de l’immeuble

marines peintes par Bartlbooth sur une carte Google Maps (Annexe 19, Figure 47), ou encore elle réalise une performance reproduisant dans le temps et l’espace le bicarré latin, suivant les parcours du cavalier sur l’échiquier qui commande l’organisation du livre (Annexe 19, Figure 46). À partir du texte de Perec, Christl Lidl reproduit certains traits de la genèse de l’œuvre et compose une nouvelle œuvre artistique. Elle fait le récit de l’œuvre à travers une démarche et une pratique artistique qui donne une place centrale à la cartographie. Cette initiative pose les questions suivantes : Le respect du foisonnement de l’œuvre ne peut-il passer que par l’art ? Autrement dit, l’art serait-il le seul moyen de déployer les différentes dimensions de l’œuvre littéraire (on se trouve encore une fois ici dans le cas d’un espace décloisonné) sans les trahir ni les recloisonner ?

Le dernier exemple que nous allons développer – la cartographie des Anneaux de Saturne de W.G. Sebald par Mandana Covindassamy et Géraldine Djament-Tran665 – est sans doute celui qui a le plus de liens avec notre positionnement théorique et notre proposition méthodologique. Dans le compte rendu de leur étude, après avoir fait le constat que le bouleversement de la temporalité du récit entrainait une accentuation de la spatialité de l’écriture, les deux auteures constatent la familiarité certaine entre la littérature et la carte. Elles posent la question suivante : « Comment la cartographie peut-elle répondre au défi de la représentation, non pas de l’espace, mais de sa mise en mots666 ? ». Cette formulation problématique est très proche de la nôtre. Mandana Covindassamy et Géraldine Djament-Tran posent cette question en particulier aux Anneaux de Saturne de Sebald, texte foisonnant, à la « profusion évocatrice peu commune », à la dimension topographique centrale et aux télescopages géographiques exemplaires produits par les « effets de réseau, de récurrence, de miroir qui insufflent du mouvement dans l’ossature générale667 ». Les déplacements (par association d’idée, évocations ou transitions spatiales) sont plus importants dans le roman que les situations de position, aussi les auteures décident d’y porter leur attention. Elles choisissent de cartographier non pas les déplacements des personnages (ce qui lisserait la structure éclatée du texte) mais les parcours de la narration elle-même. La carte, selon elles, permettra ainsi de « linéariser les indications spatiales éparses dans le texte », c’est-à-dire de rendre visible synchroniquement les logiques spatiales à l’œuvre, et de mettre en évidence la cohérence de l’écriture sebaldienne. Pas de transfert ou de traduction, pas de métaphore cartographique, mais une rencontre interdisciplinaire d’outils pour confronter le récit à la carte et voir ce qui en ressort en termes heuristiques668. Les auteures soulignent les différents écueils rencontrés : problème des toponymes (sont-ils systématiques dans le texte et le relevé peut-il être exhaustif ?) ; problème des différentes échelles (comment tout représenter sur une même image ?) ; problème de la représentation de la densité des récurrences, qui pose en conséquence la question de la quantification de cette densité (quelle unité de mesure pour situer les citations ?). Le problème du fond de carte a été résolu par la suppression de celui-ci, car l’objectif affiché est de montrer le lien entre les lieux et de « dissocier résolument

665 COVINDASSAMY, Mandana et DJAMENT-TRAN, Géraldine, « Cartographie Les Anneaux de Saturne de W.G. Sebald. Une gageure pour la cartographie et la théorie littéraire », dans MALEVAL, Véronique, PICKER, Marion et GABAUDE, Florent (dir.), Géographie poétique et cartographie littéraire, op. cit.

666 Ibid., p. 202. 667 Ibid., p. 204.

668 La démarche est la suivante : « un outil élaboré pour la géographie est mis au service de la théorie littéraire et lui permet de progresser dans la conceptualisation d’un objet esthétique » ; contrairement à la démarche inverse qui fonctionne comme suit : « la perspective géographique (la géolocalisation) qui est appliquée au livre afin de dégager une tendance générale […] ne considère plus guère la littérarité du texte mais sa référentialité. » Ibid., p. 213.

référents et signifiants » dans une perspective « autotélique » – disent les auteurs –, « topologique » – dirions-nous. C’est le processus de création d’un espace qui intéresse les auteures, non sa référentialité669. Malgré le constat d’échec relatif qu’elles formulent670, les auteures parviennent à créer une cartographie qui ne stabilise pas mais qui montre que l’écriture de Sebald « est en déplacement ».

Conclusion

Concluons en faisant de nouveau référence à Augustin Berque qui pose la question de la possibilité de cartographier un concept (il prend l’exemple : « la stupidité est-elle cartographiable671 ? »). Berque identifie l’idéogramme comme la forme la plus approchante de la cartographie d’une idée. Il constate néanmoins l’incapacité de la cartographie – comme de toute forme graphique – à représenter directement, absolument et de manière motivée un concept672. Il est vrai que la cartographie, telle qu’on la conçoit classiquement, c’est-à-dire dans sa dimension topographique, a un caractère concret et matériel fort (elle représente par des formes visuelles, d’autres éléments vus et « mesurables » matériellement673 composant le paysage). Toutefois, la cartographie ne s’arrête pas là, à condition d’en élargir la définition. La cartographie, les deux exemples précédents le prouvent, est en fait capable d’un degré d’abstraction élevé, notamment parce qu’elle permet, non seulement de figurer, mais de concrétiser les connexions entre les différentes dimensions de l’espace. Cette capacité est opérante à condition de détourner son attention de la topographie pure et de reconsidérer certains fondamentaux comme la notion de fond de carte. C’est en ce sens que les deux derniers exemples développés sont encore des cartographies, faisant le lien entre espace géographique, espace imaginaire, espace de l’imagination, espace littéraire – que l’on sait depuis Lefebvre ne pas être cloisonnés. Egalement, les questionnements parfois très techniques que pose l’élaboration de base de données géographiques sont intéressants car ils considèrent l’image cartographique comme une étape parmi d’autres dans le processus cartographique. L’image-carte est certes l’étape finale mais elle n’en est pas la fin figée : une base de données géographiques sert moins à créer une seule carte qui synthétiserait absolument le phénomène (idéal utopique), qu’à collecter, ordonner, traiter, explorer puis représenter de diverses manières les divers caractères entrant en jeu dans le phénomène spatial. Ainsi les derniers exemples que nous avons développés – de L’Atlas littéraire de l’Europe à la cartographie des Anneaux de Saturnes – sont remarquables par le nombre de tâtonnement méthodologiques et la diversité des représentations qu’ils proposent : il n’est pas possible de rendre compte d’un phénomène spatial littéraire – toujours complexe – par une carte statique unique, autant d’un point de vue de l’échelle que de la nature des données et de l’espace

669 « Le but était de montrer le territoire tracé par le texte, non pas dans l’espace mais sur la page blanche […]. Dans une perspective somme toute deleuzienne, notre entreprise visait à rendre graphiquement la territorialisation à l’œuvre dans Les Anneaux de Saturne. », Ibid., p. 213

670 La suite de la citation précédente est : « la représentation cartographique ne pouvait pas pleinement en rendre compte. » [de « la territorialisation à l’œuvre dans Les Anneaux de Saturne »], Ibid., p. 213

671 BERQUE, Augustin, « La transgression des cartes », art. cit., p. 81-93.

672 « C’est qu’au fond il est impossible de relier logiquement un concept à une forme visuelle : il en va de même avec les formes sonores, c’est-à-dire avec les mots des langues naturelles. Cela tout simplement parce que les formes sensibles (visuelle, sonore, etc.) ne sont pas des formes abstraites, comme le sont en revanche les concepts. Le lien entre les deux n’est ni logique ni nécessaire, il ne peut qu’être historique et contingent. Cela vaut même pour les figures de la géométrie, dont le nom relève d’une autre formation que leur forme visuelle. », Ibid., p. 83

représentés. La collection de cartes ou les techniques web rendant les cartes interactives et évolutives sont nécessaires pour en rendre compte. La différence entre la cartographie statique et la cartographie dynamique web ne réside finalement que dans des choix techniques : l’appréhension et le traitement des informations géo-littéraires – donc la démarche heuristique appliquée – pouvant y être tout à fait les mêmes. La rencontre de la cartographie et de la littérature est encore un domaine expérimental (même si des tentatives existent depuis une centaine d’années), dans lequel il faut transgresser des définitions encore trop souvent cloisonnées (d’espaces, de disciplines, d’épistémologies, de techniques, etc.) et adopter une démarche exploratoire.

Comme le passage par la cartographie est nécessaire (bien qu’insuffisant) dans la société occidentale pour performer le territoire (« la carte et le territoire s’engrangent mutuellement », « la carte devient la condition du territoire, qui la conditionne en retour674 »), le passage par la carte est parfois nécessaire (pour l’auteur lui-même ou le critique qui s’intéresse à la question) pour concrétiser la géographie d’une œuvre, en tant qu’elle en offre une vision d’ensemble et explicite ses connexions. Il s’agit en fait de comprendre675 la géographie fictionnelle. Nous aimerions transposer ce processus à la compréhension plus générale de l’œuvre et explorer, par la cartographie, la nécessité qui a abouti chez Kateb Yacine à offrir une image métatextuelle d’ensemble – le polygone étoilé –, au-delà des multiplicités éditoriales, narratives et esthétiques. Maintenant que la justification théorique est étayée, l’enjeu est de développer des traitements géomatiques et des représentations cartographiques adaptées à l’objectif. Selon la définition que nous retenons de la modélisation, ces étapes de construction et d’exploration du modèle doivent néanmoins se fonder sur une bonne connaissance qualitative et empirique du phénomène étudié. Voilà pourquoi nous proposons dans la partie suivante une étude littéraire approfondie de la spatialité dans le Cycle de Nedjma de Kateb Yacine.

674 Ibid., p 91-92.

675 Et nous revenons ainsi au principe de « compréhension », tel que nous l’avons défini à propos de la modélisation, en introduction de cette première grande partie.