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Le « polygone » : poétisation de la figure cartographique

Vers une modélisation géographique katébienne

4.2. Cartographie politique : la figure du polygone

4.2.1. Le « polygone » : poétisation de la figure cartographique

Entre la lettre et le sens, entre ce qu’a écrit le poète et ce qu’il a pensé, se creuse un écart, un espace, et comme tout espace, celui-ci possède une forme. On appelle cette forme une figure, et il y aura autant de figures qu’on pourra trouver de formes à l’espace à chaque fois ménagé entre la ligne du signifiant et celle du signifié

Gérard Genette, « Figure »796

Repartons du cas des camps développé à la fin de la sous-partie précédente. Plusieurs passages dans Le Polygone étoilé créent un parallèle entre les camps et la figure géométrique du polygone :

Après le crime et l’échec, ils serviraient incidemment de base, de hauteur ou de rayon, pour reconstituer le polygone primitif, le pays aux dimensions d’inégalité fondamentale qui jusque dans la mer les tenait aux chevilles ; si hardiment qu’ils se fussent aventurés797.

Il ne manquait pas d’espaces à conquérir, et il faudrait tout exhumer, tout reconstituer, écarter l’hypothèse de ce terrain douteux qui avait attiré soldats et sauterelles, dont le propriétaire avait été tué, dépossédé, mis en prison, et sans doute avait émigré, laissant aux successeurs un vieil acte illisible n’indiquant plus qu’un polygone hérissé de charbons, apparemment inculte et presque inhabité, immense, inaccessible et sans autre limite que les étoiles, les barbelés, la terre nue et le ciel sur ses reins, en souvenir de la fraction rebelle, irréductible en ses replis, et jusqu’à sa racine : la rude humanité prométhéenne, vierge après chaque viol, qui ne devait rien à personne798.

On trouve dans ces deux passages à la fois une référence explicite au polygone et certaines caractéristiques remarquables du camp : « le terrain douteux », « les soldats », « la dépossession », l’enfermement, « les barbelés », la « rude humanité prométhéenne », « l’inégalité fondamentale », l’enchainement, le cycle. Ces passages participent à conférer au camp une signification qui le dépasse et à l’ériger en symboles politiques.

Aussi, dans le passage pivot des Ancêtres redoublent de férocité (cité deux pages plus haut) une série de lieux emblématiques sont mis en équivalence : le « camp » (« de concentration »), le « terrain vague », le « cimetière », la caserne – et particulièrement le polygone d’artillerie – et la « prison ». Et chacun de ces termes est assimilé à un « polygone », terme exagérément répété. Comme le camp, ce sont tous des lieux d’enfermement, des lieux impliquant une négation de la maitrise spatiale, des espaces d’aliénation. On est enfermé en prison, on meurt au polygone d’artillerie, on est mort au cimetière… Quant au terrain vague, on ne sait pas bien ce qu’on y fait, il est

796 GENETTE, Gérard, « Figure », art. cit., p.207. 797 Le Polygone étoilé, op. cit., p. 33.

« vague », c’est-à-dire indéfini799. Tout au long du Polygone étoilé des parallèles plus ponctuels sont régulièrement établis entre ces différents espaces : lorsque Lakhdar émigre en France il vit « un semblant d’existence, des travaux dégradants, et la promiscuité de prison, d’hôpital, d’orphelinat ou de caserne800. » Si Ammar Mauvais-Temps se retrouve « en Europe, dans une autre prison801 ». L’asile, où se trouve la mère de Mustapha à la fin du Polygone étoilé est décrit comme une prison ou un zoo, eux-mêmes présentés comme exemplaires du « pays tout entier802 ». À l’occasion d’une scène de prison rassemblant des insurgés du 8 mai 1945, prison, caserne et polygone d’artillerie ne sont que les continuités les uns des autres803. Enfin, « La terre, la forêt, la cellule, la France, tout se confond dans la grisaille des aliénés804 ». Dans le Cadavre encerclé, le territoire usurpé est identifié à un cimetière. La ville est le théâtre d’une hécatombe en contexte de guerre d’indépendance non-déclarée. Alors, au milieu des corps morts du massacre qui vient d’être perpétré, l’aliénation coloniale et le territoire usurpé sont comparés par Lakhdar, cadavre parlant, à la mort et au cimetière805. Dans la même pièce, la prison est présentée selon une des propriétés principales des camps et du polygone (et de toute surface géométrique et général) : elle est d’abord définie par le fait qu’elle délimite un dedans (dont on ne peut sortir) et un dehors (associé à la liberté, ou au moins à une illusion de liberté), grâce à un jeu sur le terme « barreau » :

L’AVOCAT (Modeste) : Il y a vingt ans que je suis inscrit au barreau…

LAKHDAR : Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… Comprenez-vous, maître, comprenez-vous ?

L’AVOCAT (perdu) : Oui j’ai connu beaucoup de juges. LAKHDAR : Vous les avez connus d’homme à homme ? L’AVOCAT : Certes, depuis vingt ans que je suis inscrit…

LAKHDAR : Donc leur loi n’est pas inaccessible… Il suffit de s’inscrire au barreau. Vous me donnez envie de le faire.

L’AVOCAT (agacé) : Il est bien tard, jeune homme, pour finir vos études…

LAKHDAR : Approchez, approchez tous ! Tout le monde peut ici s’inscrire au barreau. Mais ce sera de l’autre côté du prétoire, car la loi va changer de camp. Maître, votre condamnation sera légère806… Finalement la différence entre l’avocat et le condamné, entre l’homme libre et le prisonnier n’est qu’une affaire de côté de la ligne où il se trouve, rien de plus. Relativité de la loi et des condamnations en temps de confusion politique et de guerre figuré par la métaphore spatiale : la prison-polygone n’est plus qu’une définition spatiale et

799 ARNAUD, Jacqueline, La Littérature Maghrébine de langue française, II : le cas de Kateb Yacine, Paris, Publisud, coll. « Espaces Méditerranéens », 1986.

800 Ibid., p. 70. 801 Ibid., p. 30.

802 « Des cages grouillantes, exposées en plein air, à toutes les visites, comme pour inviter le pays tout entier à se voir et à se reconnaître. » Ibid., p. 166.

803 « […] Depuis que l’unique salle [de la prison] submergée par les politiques donnait des inquiétudes aux inspecteurs chargés d’expédier l’interrogatoire et de placer le plus grand nombre au polygone d’artillerie, ce qui, en bon jargon, voulait dire qu’on allait “à la caserne”. On augurait le pire. Peut-être était-ce un simple polygone d’exécution. » Ibid., p. 136.

804 Ibid., p. 11.

805 « N’importe quel envahisseur pourrait nous poignarder une fois de plus, et féconder notre sépulture, en apprenant sa langue à nos orphelins, tranquillement installé avec les siens, sans s’effrayer de nos protestations d’outre-tombe. […] Nous n’avons cessé d’appeler de tous nos vœux cet exil que nous vivons à votre place, sur notre cimetière, notre sol usurpé. » Le Cadavre encerclé, dans Le Cercle des représailles, op. cit., p. 28-29. Là les thèmes de l’usurpation territoriale et de la mort s’allient pour signifier et exacerber la négation existentielle et spatio-temporelle que constitue la colonisation.

il suffit de s’inscrire dans l’espace d’un côté ou de l’autre pour y être ou en sortir – d’un côté ou de l’autre de la limite tracée du polygone.

À travers toutes ces citations, l’auteur établie un parallélisme, voire un rapport d’égalité, premièrement entre une série de lieux et de situations marqués par l’aliénation, et deuxièmement entre ces lieux d’aliénation et la figure géométrique du polygone. Or schématiser un type d’espace par une figure géométrique est une opération de cartographie. Le principe de monosémie cartographique que nous avons exposé plus haut implique une définition claire de la liaison entre un signifié, le phénomène géographique, et un signifiant, le symbole cartographique ; mais il accepte qu’un même signifiant cartographique renvoie à plusieurs référents géographiques : un même phénomène spatial peut s’observer sur des objets différents et à des échelles différentes, tout dépend du degré de précision de la carte et donc des choix de généralisation opérés. Tout dépend également du message que veut faire passer le cartographe, des parallèles qu’il veut établir entre différents espaces et de la propriété des espaces sur laquelle il se focalise – mais à laquelle ceux-ci ne se résument pas entièrement. Par exemple, sur un planisphère à petite échelle, un cartographe peut faire le choix de représenter avec le même signe – un point noir – toutes aires urbaines de plus de 10 millions d’habitants. Selon ce critère précis, qui sera défini dans la légende, tous les points désignent un même phénomène. Cependant dans la réalité, les différents points représentent des choses très différentes : des villes-monde comme Paris, Londres, Tokyo ou New-York, des capitales d’État, ou des villes beaucoup moins importantes en termes politiques et économique, telle que Chengdu, « ville sous-provinciale » du Sichuan. Sans être polysémique, le signe cartographique peut donc définir des associations de sens transversaux. À travers la figure cartographique du polygone, des espaces de natures différentes – espaces réalistes et diégétiques comme la prison, espaces plus conceptuels et symboliques comme le terrain vague – et d’échelles différentes – le terrain vague est plus petit que la prison, elle-même plus petite que le camp, etc. – sont de cette manière mis en relation selon une propriété commune : l’aliénation spatiale. Comme la légende d’une carte, ce passage pose donc de fait une parenté thématique entre les différents espaces représentés par le même symbole. De la même manière que la figure poétique est un « espace exigu mais vertigineux807 », la figure cartographique, et le polygone en particulier, tout en fixant de manière stricte un signe (« le territoire est un polygone »), ouvrent un potentiel de sens immense dans lequel se superposent les couches des significations développées tout au long du Cycle. Une métaphore rapproche deux termes grâce à un élément de ressemblance parfois très ponctuel, mais le sens d’une métaphore poétique ne limite pas à cette ressemblance : le comparé, par opération de transfert, accueille tout ou partie des caractéristiques du comparant808. Selon le mot de Pascal repris par Genette : « Figure est absence et présence809 », c’est-à-dire que la figure fait « apercevoir à la fois la présence d’un signifiant (voile) et l’absence d’un autre signifiant (navire) » (dans le cas de la synecdoque voile pour navire)810. De cette manière, le signifiant « polygone », qui est chargé de différentes subtilités de sens à plusieurs endroits du Cycle, met en présence, à chaque fois qu’il est cité, ses différents sens et les différents

807 GENETTE, Gérard, « Figure », art. cit., p. 221.

808 Selon la définition de la figure par Gérard Genette : « l’existence et le caractère de la figure sont absolument déterminés par l’existence et le caractère des signes virtuels auxquels je compare les signes réels en posant leur équivalence sémantique », Ibid., p. 210.

809 Ibid. 810 Ibid.

comparés (Algérie, prison, camp, cimetière, terrain-vague, polygone d’artillerie) auquel il s’est associé. De cette manière, l’image du « polygone » est un agent primordial de la transversalité du Cycle de Nedjma811. Comme le rappelle Paul Ricœur, la métaphore n’est pas « substitution » d’un terme par un autre – l’objectif de la métaphore ne réside pas dans le fait de dire « polygone » à la place de « territoire », comme le considérait la rhétorique – mais elle provoque « l’interaction entre champs sémantiques812 », et par conséquent la multiplication des sens. Ainsi, la métaphore cartographique et poétique du « polygone » chez Kateb Yacine joue à la fois sur la potentialité multi-référentielle du signe cartographique et sur la propriété de transfert, mise en présence et interaction sémantique de la métaphore poétique pour ouvrir le sens, mettre en lien des espaces et accueillir toute l’étendue d’un discours géopolitique complexe.

La fin de la réplique des Ancêtres redoublent de férocité ajoute une nouvelle couche de sens au polygone (également lisible dans les deux passages du Polygone étoilé cités (voir notes 797 et 798)) : le polygone, et donc les espaces d’aliénation, sont mis en relation avec le « pays813 », le « territoire », c’est-à-dire l’Algérie. En effet, après l’énumération de tous les polygones, repris par la triple répétition « polygone, polygone, polygone… », une généralisation est faite : « tout territoire est un polygone ». L’enchainement des répliques de cette scène, comme très souvent chez Kateb Yacine, est une asyndète : le lecteur-spectateur ne sait pas exactement quel lien logique lie l’énumération des espaces polygonaux et la définition du territoire qui suit. Cette absence d’explication entraine la (con)fusion de ces espaces et autorise l’établissement d’un lien syllogistique entre les différentes propositions fixées dans ce passage : la prison, le camp, le terrain vague sont des polygones, le pays est un polygone, donc le pays est une prison, un camp, un terrain vague. Ce parallélisme vise à doter le pays les propriétés des espaces polygonaux, c’est-à-dire de l’aliénation comme caractéristique fondamentale. Cette idée est confirmée par l’adjectif « irrégulier », qui caractérise le polygone lorsqu’il schématise un territoire colonisé (en opposition à la métropole « hexagonale »). Au sein de cette double métaphore (pays = polygone / pays = camps et prison), deux processus de modélisation différents peuvent être distingués : d’une part une généralisation par la schématisation géométrique, le polygone, et d’autre part une modélisation par réduction simulatrice (le camp, la prison, le cimetière comme modèles réduits de l’Algérie, ce qui rejoint ce que nous avions déjà démontré à propos du camp). Le développement du polygone comme modèle spatial critique sera l’objet de la suite de cette partie.

811 Nous y reviendrons dans la partie 2.2.

812 RICŒUR, Paul, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », art. cit., p. 100. Nous pouvons encore citer Paul MONMONIER, citant lui-même le livre Models and Metaphores de Max Black (Cornell University Press, 1962), à propos de la multiplication des sens conséquente : « La métaphore est plus qu’une simple substitution par laquelle un mot serait mis à la place d’un mot littéral, mot qu’une paraphrase exhaustive serait capable de restituer à la même place. La somme algébrique de ces deux opérations de substitution par le locuteur et de restitution par l’auteur ou par le lecteur est égale à zéro. Aucune signification nouvelle n’émerge et nous n’apprenons rien. Comme le dit Max Black : “les métaphores d’interaction ne sont pas substituables […] ; le recours à un sujet subsidiaire pour se forger une voie dans le sujet principal est une opération intellectuellement irréductible” ; c’est pourquoi on ne peut traduire une métaphore d’interaction en langage direct sans « une perte au plan du contenu cognitif », Ibid., p. 104-105.