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0.5. Le texte est l’espace : quels rapports de la littérature au monde pour quels rapports de la géographie à la littérature ? rapports de la géographie à la littérature ?

0.5.2. La littérature en géographie : source, représentation ou création d’espace ?

0.5.2.1. Une complémentarité interdisciplinaire

La question du rapport de l’œuvre littéraire au monde est centrale lorsqu’il s’agit de l’espace qu’elle déploie, puisque cette notion regroupe, nous l’avons vu, un spectre très large d’acceptions – de la réalité la plus matérielle à l’idée la plus conceptuelle, de l’espace géographique à l’espace littéraire. Certains courants littéraires prennent l’espace géographique comme thème central – que ce soit les textes écrits par les auteurs du courant écocritique116 qui adoptent un point de vue écologiste, les œuvres géopoétiques de Kenneth White117, ou les

gouvernées par un principe immanent, et saisissable à même leur forme : tout est dit, rien n’est dans l’ombre. », Ibid., p. 20. 112 Ibid., p. 26.

113 BARTHES, Roland, « Écrivains et écrivants », Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 151-152. 114 Ibid., p. 151.

115 « La littérature travaille dans les interstices de la science : elle est toujours en retard ou en avance sur elle […]. La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe. […] Parce qu’elle met en scène le langage, au lieu simplement de l’utiliser, elle engrène le savoir dans le rouage de la réflexivité infinie : à travers l’écriture, le savoir réfléchit sans cesse sur le savoir, selon un discours qui n’est plus épistémologique, mais dramatique. », BARTHES, Roland, Paris, Leçon, Editions du Seuil, 1978, p. 18-19.

116 L’écocritique est née aux Etats Unis dans les années 1970, parallèlement au développement de la science et de la conscience écologiques. Il ne se focalise aujourd’hui plus seulement sur les rapports de l’homme avec la nature « non-humaine » et la question de la « wilderness » (mêmes si elles en restent les problématiques centrales) et s’est ouvert à l’étude de tous les types d’environnement. Cette tendance est surtout intéressante pour l’engagement politique dont elle est issue : une littérature qui se pose la question de l’écologie ou se centre sur l’espace qui entoure l’homme et avec lequel il interagit se pose forcément la question du rapport au monde, est forcément d’une certaine mesure référentielle, contemporaine, engagée

récits de voyage et d’exploration urbaine, comme L’Usage du Monde de Nicolas Bouvier118, Le Livre blanc de Philippe Vasset119 ou Zones de Jean Rolin120. À chaque fois, la relation au monde est mise en jeu.

La question du rapport de l’œuvre littéraire au monde est également fondamentale dans la rencontre entre la littérature et la géographie et de sa réponse dépend le positionnement adopté dans la recherche interdisciplinaire. Bien que quelques-uns rejettent radicalement le recours à la littérature pour son absence de relation au monde121, les géographes ont le plus souvent recours aux textes littéraires selon la lecture référentialiste qu’ils peuvent en faire, c’est-à-dire selon les informations qu’ils peuvent en « tirer » à propos de tel ou tel espace. C’est pourquoi certains genres – particulièrement « référentiels » – sont privilégiés en géographie : le roman réaliste et naturaliste de la fin du XIXe et du début du XXe siècles122, le récit de voyage, le récit

et politique. L’écocritique se définit d’ailleurs comme « A field of literary study that adresses how humans relate to nonhuman nature

or environment in literature » (Loretta Johnson, « Greening the Library: The Fundamentals and Future of Ecocriticism”, ALSE [En Ligne], mis en ligne en décembre 2009, consulté le 7 mars 2016. URL : http://www.asle.org/site/resources/ecocritical-library/intro/).

117 La géopoétique est un courant littéraire fondé par Kenneth White, écrivain. Elle consiste à refonder le lien entre homme et la terre, pour revaloriser et recentrer la culture – en crise – ce principe à la base de toute l’humanité et sur lequel « nous pouvons tous nous mettre d’accord », selon Kenneth White. « Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde. »Le terme « poétique » n’est pas utilisé dans son sens spécifiquement littéraire, il s’agit d’une dynamique fondamentale de pensée, d’une pratique et d’un mode de rapport au monde : « Par “poétique”, j’entends une dynamique fondamentale de la pensée. C’est ainsi qu’il peut y avoir à mon sens, non seulement une poétique de la littérature, mais une poétique de la philosophie, une poétique des sciences et, éventuellement, pourquoi pas, une poétique de la politique. Le géopoéticien se situe d’emblée dans l’énorme. J’entends cela d’abord dans le sens quantitatif, encyclopédique (je ne suis pas contre le quantitatif, à condition que l’accompagne la force capable de le charrier), ensuite, dans le sens d’exceptionnel, d’é-norme (en-dehors des normes). En véhiculant énormément de matière, de matière terrestre, avec un sens élargi des choses et de l’être, la géopoétique ouvre un espace de culture, de pensée, de vie. En un mot, un monde. » (WHITE, Kenneth, Le Plateau de l’Albatros, introduction à la géopoétique, essais, Paris, Grasset, 1994).

118 L’Usage du monde de Nicolas Bouvier a rencontré un large écho auprès des géographes, notamment du fait de son intentionnalité documentaire et l’expérience à la fois géographique et littéraire affichées : « Incantation de l’espace, décantation du texte. Pendant des années j’ai suivi ce mouvement pendulaire qui passe du “voir” au “donner à voir” la parole naissant non de l’exotisme mais d’une géographie concrète patiemment investie et subie. » La relation du texte au monde et à son public, entre littérature et documentaire est ambigüe, mais toujours réfléchie. L’idée d’une réflexion autour du rapport au monde est contenue dans le titre même de l’ouvrage de Bouvier (BOUVIER, Nicolas, L’Usage du monde, Paris, Éditions Payot, coll. « Payot/Voyageurs », 2001 [1963 pour la première édition]).

119 VASSET, Philippe, Un Livre blanc. Récit avec cartes, Fayard, 2007, 135 p. Cet ouvrage pose la question du statut de la littérature de l’espace, entre poétique et documentaire géographique. Le Livre blanc s’ouvre sur l’annonce d’un projet et la mise en place d’une méthodologie systématique d’« enquête » (p. 10), assimilable à la manière dont peut-être problématisé et d’organisé un terrain en géographie : « Qu’y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides [les lieux qui apparaissent blancs sur les cartes IGN] ? Quels phénomènes ont été jugés trop vagues ou trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occultations suspectes ? Autant de questions nécessitant un examen approfondi. Pendant un an j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. ». En tout cas, son livre et le projet méthodologique qui le sous-tend est l’occasion d’une prise sur le monde en tant qu’il provoque une exploration du monde.

120 ROLIN, Jean, Zones, Gallimard, coll. « NRF », Paris, 1995. Le projet documentaire et la méthode qui guident le déroulement du récit de Zones, n’est pas aussi explicitement exposé que dans Le Livre blanc, seules quelques références ponctuelles souligne l’intentionnalité du procédé, par exemple : « A 4h45, des trombes d’eau m’obligent à annuler l’opération d’assez grande envergure que j’avais prévue pour ce matin », p. 19.

121 On peut citer par exemple la posture assez radicale de Sébastien Antoine qui prône le non recours aux œuvres littéraires (en particulier de voyage) en géographie du fait de leur autotélisme et de leur auto-centration, « Littérature et géographie, les liaisons dangereuses », L’Oeukoumène [En Ligne], mis en ligne le 15 janvier 2008, consulté le 27 mai 2016. URL :

http://blogs.univ-tlse2.fr/enseigner-la-geographie/files/2013/09/Antoine_2008_Litter_et_Geo_Les-liaisons-dangereuses.pdf.

122 Par exemple : MITTERAND, Henri, Le Discours du roman, Paris, PUF, 1980, sur le Paris de Ferragus de Balzac ; BERTRAND, Denis, L’Espace et le sens. Germinal d’Emile Zola, Paris, Éditons Hadès-Benjamins, 1985.

documentaire, le roman d’aventure (de Jules Vernes), le roman régional(iste)123. Parallèlement à la surreprésentation de ces genres littéraires en géographie, l’intérêt se porte préférentiellement sur les passages de description124. En résumé, les géographes se focalisent très souvent sur les « valeurs sûres de la littérature générale, plutôt que ses expérimentations125 », et ce parce qu’ils en font un usage classique de source d’informations. Le recours à la littérature par la géographie s’est en effet longtemps limité et se limite toujours beaucoup à puiser des contenus dans des romans, en les considérant comme des documents valorisés pour les informations historiques ou sociales qu’ils contiennent126, témoignages difficiles à collecter autrement. Il s’agit d’étudier le Paris de Balzac, de Flaubert ou d’Hemingway, l’Angleterre de Walter Scott ou celle de Jane Austen127, donc des lieux vus, vécus et analysés par une classe sociale particulière – bourgeoise, cultivée, écrivaine – à un moment historique particulier. Ce sont des paysages situés socialement et historiquement, et c’est pour cela qu’ils constituent un terreau fertile pour des analyses socio-spatiales.

Le géographe s’intéresse à la littérature également parce que celle-ci véhicule une vision alternative du monde. En effet, bien que la littérature et ses descriptions puissent être réalistes, il est acquis pour la plupart des géographes que le discours littéraire n’est pas un discours scientifique, positiviste ou objectif128… Ainsi Paul

123 Selon CLAVAL, Paul, « La géographie et les chronotopes », dans, CHEVALIER, Michel (dir.), La littérature dans tous ses espaces, Paris, CNRS édition, coll. « Mémoires et documents de géographie », 1993, p. 103-104.

124 Voir notamment à cet égard les développements sur les relations entre description, mimesis, réalisme, paysage, relation du « moi » au monde, voire lyrisme, que peut véhiculer la description littéraire, dans LAHAIE, Christiane, « Entre géographie et littérature. La question du lieu et de la mimésis », art. cit., p. 444 et sq.

125 TISSIER, Jean-Louis, « Géographie et littérature », dans Encyclopédie de géographie, BAILLY, Antoine, FERRAS, Robert, PUMAIN Denise (dir.), Paris, Economicas, 1992, p. 236.

126 A cet égard, Jean-Louis Tissier explique que les géographes se contentent souvent de « lectures géographiques », Ibid. ; et Laurent Matthey parle du « statut de document » de la littérature, MATTHEY, Laurent, « Quand la forme témoigne. Réflexions autour du statut du texte littéraire en géographie », Cahier du Québec, op. cit., 401-417. On peut citer comme exemple de ce type d’utilisation la synthèse de Michel Chevalier, La littérature dans tous ses espaces, publiée en 2001. Le géographe décrit son positionnement ainsi : « Ce livre s’inscrit parmi les travaux géographiques qui, spécialement depuis les années 1980, recherchent dans la littérature une “source documentaire” utilisable par notre discipline.  », CHEVALIER, Michel (dir.), La littérature dans tous ses espaces, op. cit., Introduction, p. 1. Il pose ensuite la question inversement : « Ceci dit, il me paraît étrange qu’on puisse, pour prendre un cas caractéristique, étudier l’évolution de Paris depuis le début du siècle dernier sans faire appel à Balzac, Hugo, Zola, Jules Romains, et bien d’autres. », Ibid.

127 Par exemple, Pierre Bourdieu montre que les ascensions et chutes sociales sont lisibles dans les mouvements des personnages dans l’espace parisien, leur déménagement d’un quartier à l’autre, dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert. Selon Pierre Bourdieu, « l’œuvre littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social, que nombre d’écrits à prétention scientifique » (BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992, p. 60). Franco Moretti fait la cartographie du Paris du roman d’apprentissage (Balzac, Flaubert, etc.) dans MORETTI, Franco, L’Atlas du roman européen (1800-1900), op. cit., p. 113 (voir annexe 18 figure 44). À propos de l’Angleterre de Jane Austen, voir MORETTI, Franco, L’Atlas du roman européen (1800-1900), op. cit., p. 18 et sq. (voir annexe 18 figure 45). A propos de l’Angleterre de Walter Scott et la notion de frontière qui y est développé, voir Ibid., p. 52. Ou encore voir Jean-Louis Tissier qui cartographie le Paris social d’Ernest Hemingway (TISSIER, Jean Louis, « Le Paris de Hemingway », Libération, 1e juillet 2011). Sur ces questions, on peut enfin citer l’ouvrage BARRERE, Anne et MARTUCCELLI, Danilo, Le roman comme laboratoire. De la connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, qui recourt à la littérature pour développer « l’imagination » sociologique, inversement aux postures habituelles qui font passer la littérature dans un prisme de sciences sociales.

128 Christiane Lahaie par exemple se positionne « contrairement à ce que la géo culturelle semble tenir pour acquis, soit le postulat voulant que la littérature consiste en une forme de rendu géographique, voire topographique, fiable, le but de l’écrivain n’est pas de faire un reportage, encore moins de cartographier le réel. » (LAHAIE, Christiane, « Entre géographie et littérature. La question du lieu et de la mimésis », art. cit., p. 441). Laurent Matthey identifie une des fonctions de la littérature en géographie comme celle du « recueil d’une expérience humaine du monde, statut d’analyseur », dans « Quand la forme témoigne. Réflexions autour du statut du texte littéraire en géographie », art. cit., p. 402. Muriel Rosemberg écrit quant à elle : « les textes littéraires, pourvu qu’on n’oublie pas qu’ils sont d’abord et surtout littéraires, constituent aussi un matériau pertinent pour saisir des représentations de l’espace. Mais toutes les représentations ne se “valent” pas, c’est-à-dire

Claval met-il en garde : « le témoignage des textes est toujours partiel et sujet à caution : l’auteur travaille trop l’interprétation de l’espace qu’il retient, il essaie trop de l’intégrer à l’économie du récit et de l’utiliser pour le rendre dramatique pour qu’on puisse l’écouter sans hésiter129 ». En effet, la description est une interprétation de la réalité (focalisation sur certains éléments, hiérarchisation des éléments, fragmentation de la description selon le temps et les modalités de la perception, etc.). C’est un médium vers la subjectivité qui perçoit, selon un certain point de vue130. Ainsi, selon Paul Claval, les géographes peuvent tirer de la description « moins l’exactitude de tel ou tel détail ou la manière dont ils s’articulent en une géographie d’ensemble […] que la structure même de l’expérience131 ». Mais cela ne contredit en rien le fait que le géographe puisse avoir recours à la littérature, seulement ce recours doit être envisagé autrement. L’espace dans la littérature, même s’il est référentiel, est déjà une géo-graphie, c’est-à-dire qu’il est interprété, sélectionné, ou symbolique. La géographie humaniste et phénoménologique explore la « géographicité132 », c’est-à-dire les relations existentielles de l’homme avec son habitat. Dans ce contexte, les représentations133 et les paysages134 ont une place centrale, et l’œuvre littéraire en est une source abondante. La littérature revêt en ce sens une fonction compensatrice par rapport à la géographie135 : elle est convoquée, citée ou plus avant étudiée par les géographes comme l’expression précieuse d’une vision alternative du monde, à la fois « objective » et « subjective »136, individuelle137, vécue138

ne renseignent pas également sur la connaissance ni même sur la perception de l’espace » (ROSEMBERG, Muriel, « Contribution à une réflexion géographique sur les représentations et l’espace », Geocarrefour, n° 78/1, 2003, p. 75).

129 CLAVAL, Paul, « La géographie et les chronotopes », art. cit., p. 121.

130 Par exemple, Marcel Proust « décrit moins qu’il n’“analyse l’activité perceptive du personnage contemplant” », selon RAIMOND, Michel, Le Roman, Paris, Armand Colin, 1988, p. 159-163, cité par Paul Claval, dans « La géographie et les chronotopes », art. cit., p. 108. Ou encore, « Flaubert était déjà sensible à la manière dont le promeneur découvrait le paysage » (Ibid.).

131 Ibid.

132 Pour une définition de « géographicité » telle que nous l’entendons ici : « Connaître l’inconnu, atteindre l’inaccessible, l’inquiétude géographique précède et porte la science objective. Amour du sol natal ou recherche du dépaysement, une relation concrète se noue entre l’homme et la Terre, une géographicité de l’homme comme mode de son existence et de son destin. » (DARDEL, Éric, L’Homme et la terre, Paris, CTHS, 1990 [1952 pour l’édition originale], p. 2).

133 La représentation en tant qu’« entité matérielle ou idéelle, qui donne forme et contenu à une entité postulée dans le réel », est une forme, ou une mise en forme, une configuration de relation au réel, Bernard Debardieux, article « Représentation », Hypergéo [En ligne], mis en ligne en 2014, consulté le 5 mai 2016. URL : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article141. Nous reviendrons plus en détail sur la définition que cette notion prendra dans le cadre de notre analyse.

134 Un « pays » devient « paysage » par une opération qu’Alain Roger nomme « artialisation ». Cette opération peut intervenir directement sur le socle naturel (in situ) – c’est l’œuvre des jardiniers, des paysagistes, du Land Art – ou opérer indirectement (in visu) par l’intermédiaire de modèles – c’est l’œuvre des peintres, des écrivains ou des photographes (Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1998). Dans les deux cas, le paysage est une médiation entre l’homme et l’espace naturel, s’il en est. Il existe également une définition visuelle du paysage : « mais qu’est-ce qu’un paysage ? C’est, dit le dictionnaire, “une étendue ouverte à la vue” », (BOULOUMIE, Arlette et TRIVISANI-MOREAU, Isabelle (dir.), Le Génie du lieu. Des paysages en littérature, Editions Imago, 2005, Introduction, p. 13). Mais alors, le paysage est déjà une composition : il implique l’idée de « contemplation », et c’est un bout d’espace vu comme « un ensemble, comme l’indique le suffixe –age », « limité par l’horizon du champ de vision », donc une construction via la médiation de la perception et d’intellect humains. Michel Collot confirme la fonction médiale du paysage et sa valeur métatextuelle : « cette image du monde, inséparable d’une image de soi, qu’un écrivain compose et impose à partir de traits dispersés mais récurrents dans son œuvre. » (COLLOT, Michel (dir.), Les enjeux du paysage, Ousia, 1997, Bruxelles, Introduction, p. 8).

135 Comme le dit Richard Lafaille « l’art offrirait à la compréhension géographique une vision différente et neuve de la réalité. La littérature et la peinture exploreraient des territoires négligés, plus difficilement accessibles, de l’expérience géographique », LAFAILLE, Richard, « Départ : Géographie et poésie », art. cit., p. 119. On retrouve cette idée dans beaucoup des synthèses sur la rencontre entre géographie et littérature, par exemple selon Jean-Louis Tissier, la littérature offre « un témoignage sur une réalité masquée ou inaccessible », dans TISSIER, Jean-Louis, « Géographie et littérature » art. cit., p. 238.

136 Selon Richard Lafaille : « la force de la littérature serait de réunir l’objectivité et la subjectivité, deux versants qui se complètent alors plus qu’ils ne s’affrontent. » (LAFAILLE, Richard, « Départ : Géographie et poésie », art. cit., p. 120).

phénoménologique139 ou polysensorielle140. La littérature donne accès à des espaces inaccessibles : lointains, exotiques (récit de voyage), passés, imaginaires ou utopiques. Subversive et révoltée, la littérature peut enfin offrir un récit inédit du monde d’un point de vue politique141.

Toutes ces utilisations de la littérature se fondent sur des lectures contextuelles et référentielles des textes littéraires, en même temps que sur l’idée – plus ou moins assumée – que la littérature est une préscience géographique. Zazie dans le Métro de Raymond Queneau a fourni par exemple les premières explorations du métro parisien et Voyage au bout de nuit de Louis-Ferdinand Céline des descriptions inédites de la banlieue, des colonies, de la découverte de New York par un Français. Laurent Matthey qualifie cette fonction de « statut de souffleur, [qui] renouvelle la réflexion critique142 ». Elle reprend l’idée butorienne et kundérienne du roman comme expérimentation, expérience méthodique143, recherche, interrogation144. Pour Jean-Louis Tissier, cette fonction a un enjeu important : « La géographie, en tant que communauté d’écrivants, doit porter attention à l’activité littéraire de son temps. L’écrivain peut être un guetteur vigilant et un descripteur relevant certaines transformations paysagères, des cadres et des modes de vie145. »

C’est parce que la littérature et la géographie sont différentes (notamment dans leur rapport au

« Paradoxalement donc la littérature serait à la fois un outil pour une meilleure saisie de la réalité objective et un moyen efficace pour comprendre les tréfonds de subjectivité humaine. », Marc Brosseau qui cite Richard Lafaille, « La Géographie olfactive ou le flaire romanesque », dans La littérature dans tous ses espaces, Michel Chevalier (dir.), Paris, CNRS édition, Coll. « Mémoires et documents de géographie », 1993, p. 87-101, p. 88.

137 Tuan, Yi-Fu, « Literature and Geography: Implications for Geographical Research », dans D. Ley, M.W. Samuels (dir.), Humanistic Geography, London, Croom, 1978, p. 194-206.

138 Ces utilisations de la littérature en géographie s’insèrent dans le développement de la notion d’espace vécu et de sa représentation comme les résultats de l’attachement à un territoire. Cette notion notamment développée par Armand