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Cartographie : la modélisation spatiale « classique » ?

En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 1 : Sciences humaines et sociales, géographie et modélisation spatiale et modélisation spatiale

1.2. La modélisation en géographie : graphique et cartographie

1.2.2. Cartographie : la modélisation spatiale « classique » ?

Roger Brunet identifie trois types de modèles aux médiums différents : « Les uns sont rhétoriques : ils sont exprimés par un texte, un discours. D’autres sont mathématiques et s’expriment par des formules. D’autres encore sont iconiques : ils passent par le dessin, qu’il s’agisse d’une courbe, d’un profil ou d’une configuration spatiale.304 » Il définit ces derniers ainsi :

Certains de ces modèles sont iconiques : ils se représentent par des dessins. Ce n’est pourtant là qu’une catégorie de modèles. […] Les géographes s’en servent beaucoup, ce qui, pour certains philosophes et quelques historiens, serait une marque de faiblesse, comme une preuve d’une difficulté à s’élever au niveau de la pure pensée ; l’hypothèse qu’à certains égards ce puisse être une force, ou en tous cas que ce soit inhérent à l’objet d’étude même, n’est pas nécessairement tout à fait exclue.305

298 BRUNET Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », art. cit., p. 262. 299 Ibid., abstract.

300 « La représentation de la réalité par un modèle spécifique n’est nullement arbitraire, et ne saurait être seulement dépendante du talent ou de l’idéologie du chercheur. Admettons que, comme pour l’abstraction ou pour la caricature, il y ait un art de la modélisation : cet art a ses règles, les règles de l’art ; si c’est un jeu, il a ses règles, les règles du jeu ; avec peut-être, au bout, une science ; en tous cas, une méthode. », Ibid., p. 262.

301 La caricature est un modèle à visée politique. La distinction que Brunet fait entre modèle politique et modèle scientifique n’est nullement hiérarchique, elle correspond simplement à des objectifs qui ne sont pas les mêmes.

302 « Tout ce qu’on peut espérer est que les représentations d’une même réalité géographique par des géographes différents cherchent aussi à révéler plus qu’à déformer, et qu’elles soient moins dissemblables, plus convergentes, parce que moins subjectives ou moins “politiques” ; ce qui n’est pas évident, surtout quand on considère que le savoir est un pouvoir et doit servir un combat. » Ibid., p. 255.

303 Ceci au moins en théorie : Il faut admettre que l’application de la chorématique n’est pas aussi convaincante que sa théorisation par Roger Brunet et qu’elle a été l’occasion de certaines dérives, comme la diffusion très large de certains modèles spatiaux comme la « Banane bleue », pour la mégalopole européenne, ou la « diagonale du vide » pour les régions le moins peuplées de France, du Nord Est au Sud-Ouest de la France, qui, sortis de leur contexte et de leurs échelles effectives, ont perdu énormément de leur pertinence heuristique, voire ont entrainé des simplifications préjudiciables (notamment dans le cadre pédagogique).

304 BRUNET, Roger, « Des modèles en géographie ? Sens d’une recherche », art. cit., p. 27. 305 Ibid., p. 22.

Comme le dit modestement le géographe le recours à l’image dans le processus de modélisation peut être une force parce que le modèle iconique n’est pas n’importe quelle image : c’est une image graphique, comme l’a défini Jacques Bertin, qui fait elle-même œuvre de simplification, de catégorisation et de synthèse306. Analyse spatiale, modèle des lieux centraux, modèle de Burges, ou autres modèles géographiques de référence… la modélisation en géographie possède effectivement le plus souvent une traduction cartographique307, voir certains modèles, comme la chorématique, sont spécifiquement des modèles graphiques qui ne pourraient s’exprimer autrement qu’à travers celle-ci308. Quelles conséquences cette

importance de la graphique a-t-elle dans les processus heuristiques de la géographie ? La (carto)graphie présuppose en effet la sélection de l’information signifiante, selon un objectif heuristique et/ou communicationnel. Ces informations sont transformées en données statistiques via leur simplification et leur classification dans des catégories en nombre limité, qu’il sera ensuite possible de traduire en variables visuelles (couleur, forme, variation de valeur, etc.). La correspondance entre les variables statistiques et les variables visuelles a notamment été conventionnée par Jacques Bertin dans les années 1960-1970309. Parallèlement à ces conventions imposées, le cartographe définit lui-même les détails des signes cartographiques dans la légende (quelle couleur, quelle forme, de quelle couleur va-t-on faire varier la valeur, etc.). Ainsi la cartographie est-elle un système codifié de signes monosémiques qui n’admet pas l’ambiguïté ni la polysémie310. Ainsi peut-elle prétendre

306 Ainsi Roger Brunet affirme-t-il : « Un modèle spatial est une représentation directe de l’espace lui-même, ou plus exactement des arrangements spatiaux : formes, organisations, ou structures. Toute carte, topographique ou thématique, est déjà un modèle de cette sorte : comme la caricature, elle n’a retenu que certains éléments du réel, et les a plus ou moins grossis ; mais elle montre fondamentalement les éléments, et non leur arrangement : celui-ci n’apparaît — au mieux — qu’au prix d’une construction intellectuelle, d’un travail à partir de la carte — et, en général, de bien d’autres données. » Brunet Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », art. cit., p. 255. Denise Pumain et Thérèse St-Julien qualifient la démarche guidant la réalisation d’une carte thématique de « simple résumé de l’information », PUMAIN, Denise et SAINT-JULIEN, Thérèse, Analyse spatiale. Les Localisation [Tome 1], op. cit., p. 44.

307 Robert Ferras souligne la tendance particulière de la géographie vers les modèles graphiques : « La géographie compte en plus de ses outils habituels, ou en tout cas les plus répandus comme la carte et le tableau de statistique sous toutes ses formes, tout un appareil graphique ou cartographique qui s’ancre encore plus profondément dans les modèles, qu’il s’agisse d’outils au sens étroit et banal, comme le crayon et la gomme, ou d’instruments performants d’aide à la réflexion comme l’ordinateur. » FERRAS, Robert, Les Modèles graphiques en géographie, op. cit., p. 5.

308 Paul Claval décrit la chorématique de Roger Brunet comme ayant pour première caractéristique le fait d’être graphique : « éclairer une organisation spatiale, c’est en proposer un modèle graphique qui ne la caricature pas trop : pour se faire on élabore des croquis régionaux. » d’après CLAVAL, Paul, Epistémologie de la géographie, op. cit., p. 206.

309 Par exemple, une variable statistique quantitative continue ne peut être exprimée que par une variation de valeur et la couleur ne peut qu’exprimer une variable statistique qualitative, voir Figure 9. BERTIN, Jacques, La Sémiologie graphique, op. cit., p. 96 ; ou BERTIN, Jacques, La Graphique et le traitement graphique de l’information, op. cit., p. 212.

310 Les signes cartographiques sont monosémiques selon Bertin, c’est-à-dire qu’ils ont un sens préalable à leur utilisation et Figure 9 : tableau de correspondance entre les variables

statistiques et les variables visuelle dans la graphique bertinienne. Jacques Bertin, La Sémiologie

être un médium modélisateur particulièrement efficace, suivant la préconisation de Pascal Bressoux : « le modèle s’exprime dans un langage aussi rigoureux que possible, qui exclut toute forme de métaphore. Il s’oppose clairement sur ce point au récit311 ». Comme tout langage scientifique, la cartographie a deux fonctions : une fonction de médiation entre les sujets – ou fonction de « communication » – et une fonction de médiation entre le sujet et l’objet d’étude – c’est-à-dire une fonction heuristique de structure, d’organisation et de traitement de l’information312.

La cartographie possède un autre procédé synthétisant qui lui est spécifique : la généralisation. La généralisation, en cartographie, est l’opération de simplification des tracés géographiques (généralisation cartographique) ou d’agrégation et de sélection (ou de fusion en termes SIG) de l’information géographique (généralisation statistique). Elle dépend surtout de l’échelle de la carte (plus l’échelle est petite, plus la généralisation est grande, c’est-à-dire que les tracés sont plus simplifiés et les informations plus condensées), mais aussi de son thème, de son objectif ou de la région représentée313. La généralisation cartographique ou statistique est qualifiée de « modélisation » par Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien : c’est « une abstraction, une modélisation de l’information, qui repose sur un processus d’élimination de détails314 », écrivent-elles. Le degré de généralisation détermine le visage selon lequel apparaîtront le phénomène et donc l’interprétation qu’on pourra lui en donner.

partagé. « Un système est monosémique quand la connaissance de la signification de chaque signe précède l’observation de l’assemblage des signes. Une équation ne se conçoit qu’une fois précisée l’unique signification de chaque terme. Un graphique ne se conçoit qu’une fois précisée, par la légende, l’unique signification de chaque signe. » ≠ polysémique. BERTIN, Jacques, Sémiologie graphique, op. cit., p. 6.

311 BRESSOUX, Pascal, Modélisation statistique appliquée aux sciences sociales, op. cit., p. 18.

312 Ces deux fonctions correspondentà la distinction que fait Jacques Bertin entre cartographie de traitement (notamment par l’exhaustivité, l’automatisation, la faculté d’aller du détail au global et inversement, le potentiel exploratoire de la graphique) BERTIN, Jacques, La Graphique et le traitement graphique de l’information, op. cit., p. 7, p. 21, et la cartographie de communication (« Il apparaît que, de surcroît, la modélisation a d’incontestables avantages pour la communication des résultats. Lorsqu’ elle est correctement menée, elle appelle le « bon sang, mais c’est bien sûr » de la solution des énigmes policières, au point qu’elle semble facile, simple et faite surtout pour communiquer. On en oublierait presque le travail considérable qu’ elle demande. », ibid., p. 29). Ces fonctions rappellent enfin celles identifiées par Anne Le Fur qui différencie « la carte dans le processus d’analyse » et « la carte dans la présentation des résultats », dans LE FUR, Anne, Pratiques de la cartographie, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2007.

313 La généralisation est une « opération de simplification des tracés ou des phénomènes représentés sur une carte », ZANIN, Christine, TREMELO, Marie-Laure, Savoir faire une carte. Aide à la conception et à la réalisation d’une carte thématique univariée, Paris, Editions Belin, coll. « Sup », 2003, p.196. Plus précisément, la généralisation correspond au processus suivant : « Les formes et les positions relatives des phénomènes représentés sont altérés sur la carte en raison inverse de l’échelle (plus petite est l’échelle, plus grandes sont les altérations) ; la schématisation qui en résulte est rendue nécessaire par l’augmentation du nombre de détails à faire apparaitre sur une surface donnée et l’exagération de leur dimension. L’ensemble des modifications précitées, sélection, mise en ordre, symbolisation, schématisation constituent ce qu’on désigne sous le terme général et assez vague de généralisation. », CUENIN, René, Cartographie générale, Vol. 1, Paris, Eyrolles, 1972, p. 14. La généralisation se fait aussi selon le seuil de visibilité de l’œil qui permet de voir un symbole d’une part et de percevoir sa forme d’autre part.

314 Denise Pumain Thérèse Saint-Julien donnent à ce propos l’exemple de l’agrégation à différentes échelles de l’occupation des sols agricoles. La définition de l’homogénéité de l’occupation du sol ou de régions homogènes ne seront pas les mêmes selon qu’on se place à l’échelle de la parcelle, du finage de la commune, ou d’un ensemble de communes. À cette dernière échelle, plusieurs communes, dont les parcelles sont hétérogènes entre elles, pourront être considérées, parce qu’elles ont des caractéristiques communes, comme homogènes. À différents niveaux d’observation, la forme de la structure spatiale décrivant un même phénomène peut donc être très différente : le mouvement quotidien d’un individu (forme linéaire de la périphérie vers le centre et inversement) est très différent du mouvement agrégé des individus à l’échelle de la zone d’influence (qui décrit plutôt une forme en étoile), qui est elle aussi très différente du mouvement quotidien à l’échelle de la région (forme multipolaire, plusieurs étoiles autour des différents centres). PUMAIN, Denise et SAINT-JULIEN, Thérèse, Analyse spatiale. Les Localisation [Tome 1], op. cit., p. 44-45.

Cela étant dit, nous pouvons nous poser la question suivante : toute carte est-elle une modélisation ? Robert Ferras différencie clairement la carte du modèle graphique en tant que la première est une schématisation descriptive de l’espace alors que le second est une schématisation explicative et interprétative des dynamiques spatiales315. Il est vrai que toute simplification cartographique ne procède pas d’une volonté de modéliser – ni dans l’intentionnalité, ni dans les objectifs heuristiques, prévisionnels ou pragmatiques que possède la modélisation316. Néanmoins, nous considérons la carte de manière beaucoup plus proche du modèle que ne le fait Ferras : notre intérêt n’étant pas la carte d’inventaire ou la carte topographique, nous estimons que toute carte procède d’une manière ou d’un autre d’une modélisation, plus ou moins aboutie. En effet, plutôt qu’une différentiation ontologique entre carte et modèle, nous dirions qu’il existe différents degrés de modélisation dans les initiatives cartographiques : de la seule sélection d’une information basique dans le simple but de communiquer, à la construction d’un discours scientifique et/ou politique par le croisement de différentes techniques de modélisation. Nous pouvons citer comme exemple de modélisation cartographique avancée l’étude menée par le laboratoire Chôros (Université de Lausanne) sur l’appréhension socio-géographique des résultats du premier tour des élections présidentielles de 2012 et notamment du vote de droite (Figure 10). Ces représentations cartographiques sont le fruit de plusieurs méthodes de modélisation différentes : la discrétisation du pourcentage de vote en faveur de Marine Le Pen et du vote en faveur de Nicolas Sarkozy (on sait que le choix d’une méthode de discrétisation ou d’une autre a de fortes conséquences sur l’aspect du phénomène représenté, et donc sur son interprétation), l’anamorphose (c’est-à-dire la variation des surfaces des entités géographiques selon une variable, la population sur la carte de gauche et le revenu médian sur la carte de droite ; les techniques pour adapter ces surfaces sont diverses et influent la représentation finale), et le choix des variables à mettre en relation (population et vote F.N. d’une part, et revenu médian et vote sarkoziste d’autre part). Ainsi voyons-nous qu’une représentation cartographique peut faire intervenir différentes techniques de modélisation, impliquant plusieurs choix déterminants à différentes étapes. Il n’est pas sûr que l’image ci-dessous procède davantage d’une modélisation cartographique que d’une modélisation statistique, mais il est sûr que l’image ci-dessous est une modélisation. La carte, par rapport au modèle qui peut devenir tout à fait générique, conserve toutefois comme particularité de renvoyer à des localisations précises, même si elles peuvent être extrêmement schématisées et correspondre à des lieux géographiques réels (la France ci-dessous), à des lieux imaginaires (l’ile mystérieuse chez Stevenson) ou à des espaces non-géographiques, conceptuels, mentaux ou littéraires (l’espace narratif de Nedjma de Kateb Yacine par exemple).

315 Robert Ferras définit en effet le modèle graphique en géographie en complémentarité avec la carte : « le modèle graphique est une représentation (non la représentation) d’une réalité géographique, en vue d’une démonstration par la mise à plat et le décryptage de ses dynamiques spatiales. Sans confusion aucune avec la cartographie qu’il contribue à éclairer par sa vision épurée des systèmes spatiaux souvent complexes. » Il écrit plus loin : « la carte montre, le modèle explique ; elle décrit, il construit, déconstruit, reconstruit un certain nombre de combinaisons simples. Reposant sur des structures, il n’est pas le compte rendu ou le bilan d’un état de fait, mais propose une interprétation. » FERRAS, Robert, Les Modèles graphiques en géographie, p. 9, p. 13.

316 Selon la définition qu’en donne Jean-Louis Le Moigne (nous soulignons les éléments importants de cette définition selon notre propos actuel) : « l’action d’élaboration et de construction intentionnelle, par composition de symboles, de modèles susceptibles de rendre intelligible un phénomène perçu complexe, et d’amplifier le raisonnement de l’acteur projetant une intervention délibérée au sein du phénomène ; raisonnement consistant notamment à anticiper les conséquences de ces projets d’actions possibles. » LE MOIGNE, Jean-Louis, La Modélisation des systèmes complexes, op. cit., p. 5

Figure 10 : Représentation des corrélations de facteurs socio-économiques participant à expliquer le vote F.N. aux élections présidentielles de 2012, selon le Laboratoire Chôros.