• Aucun résultat trouvé

Conclusion sur la généralisation en littérature

Chapitre 3 : Les cartes littéraires – Rencontres de la modélisation géographique et de la modélisation littéraire géographique et de la modélisation littéraire

3.2. Les cartes intra- et paratextuelles

3.2.2. La carte narrative 571

3.2.2.1. La carte comme déclenchement du récit (4)

Si l’on adopte un point de vue narratif sur les cartes, cela suppose, comme l’explique Xavier Garnier574, d’évaluer comment la carte, non pas redit le récit, mais le déploie, le complète éventuellement et participe à sa mise en tension. Un exemple canonique, développé par Xavier Garnier et évoqué par bien d’autres, est celui de la carte dans L’Île au trésor de Robert-Louis Stevenson. Cette carte est exemplaire aussi bien parce qu’elle déclenche la création littéraire que parce qu’elle met en tension l’intrigue. En effet, Stevenson explique dans son article « Mon premier livre : L’Île au trésor » que l’écriture du roman émane du dessin d’une carte qui le précède : « C’est ainsi, tandis que je m’absorbais dans la contemplation de mon Île au trésor [la carte], que je vis apparaitre peu à peu, sortant de bois imaginaires, les futurs personnages du livre. […] et tout cela sur quelques centimètres de surface plane575 ! ». La carte devient alors la source d’inspiration de toute l’aventure et la référence pour en vérifier la vraisemblance, au point de faire de ce procédé une préconisation littéraire générale :

C’est ma conviction – ma superstition si vous voulez – que celui qui reste fidèle à sa carte, qui la consulte fréquemment, qui en tire son inspiration, chaque jour, à chaque heure, n’y trouvera pas seulement une prévention contre d’éventuelles erreurs mais aussi une aide positive. L’histoire y trouve ses racines, elle pousse sur ce sol, et derrière les mots, se donne ainsi une colonne vertébrale. Si le pays est réel, et si l’auteur l’a arpenté pas à pas, étudié chaque pierre, ce n’en sera que mieux. Mais, même dans le cas d’une contrée imaginaire, il fera bien dès le début de dessiner une carte. En l’étudiant, des relations apparaîtront, auxquelles il n’avait pas songé. Il découvrira des raccourcis évidents pour ses messagers, des sentiers qu’il ne soupçonnait pas, et même quand la carte n’est pas toute l’intrigue comme dans L’Île au trésor, elle se révèlera être une mine de suggestions576.

On retrouve cette même pratique chez Tolkien qui explique à propos du Seigneur des anneaux : « J’ai commencé, avec sagesse, par une carte, à laquelle j’ai subordonné l’histoire (globalement en apportant une attention minutieuse aux distances). Faire l’inverse est source de confusion et de contradictions577. » Selon une même logique, plans, croquis, cartes et tout autre document « spatial » ou visuel ont également une grande importance dans la préparation du Cycle des Rougon-Macquard d’Émile Zola. Ceux-ci interviennent particulièrement pour la création des lieux – « le langage hybride de la créativité zolienne, qui associe, en toute maîtrise et peut‑être en mémoire de son père ingénieur, le croquis d’un côté et la note verbale de l’autre dans l’invention des lieux578 ». Nous renvoyons aux travaux d’Olivier Lumbroso579 concernant la « spatiogenèse » créative de Zola, terme qui

574 Voir la Conférence de Xavier Garnier « Espaces cartographiques et surfaces littéraires. Pour une énergie du texte », au colloque « Cartographier. Regards croisés sur les pratiques littéraires et philosophiques contemporaines », 6 et 7 juin 2016, Centre Prospero, Université Saint Louis, Bruxelles.

575STEVENSON,Robert-Louis, « Mon premier livre : L’Île au trésor » [1894], dans Essais sur l’art de la fiction, Paris, Payot, 1992, p. 326.

576 Ibid., p. 332-333.

577 TOLKIEN, J.R.R., Lettre n°144 à Naomi Mitchison (25 avril 1944), dans Lettres, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2005. 578 LUMBROSO, Olivier, « Éléments pour une critique génétique cognitiviste (L’imagerie mentale chez Zola) », Item [En ligne], Mis en ligne le: 11 février 2007, consulté le 26 juillet 2016. URL : http://www.item.ens.fr/index.php?id=44579. Initialement publié dans Poétique, février 2005, p. 3‑20.

579 Voir notamment les articles : LUMBROSO, Olivier, « Éléments pour une critique génétique cognitiviste (L’imagerie mentale chez Zola) », art. cit., et LUMBOSO, Olivier, «Espace et Création : l’invention de l’espace dans la genèse de Germinal d’Émile Zola», art. cit.

synthétise à la fois – pour le dire très schématiquement – l’attention portée par Zola à la documentation préparatoire géographique580, et la capacité de l’auteur à murir spatialement la création romanesque, en particulier celle de Germinal dont Lumbroso prend l’exemple581. Les schèmes spatiaux géométriques qui déterminent de nombreux choix romanesques chez Zola – par exemple les figures du carré et du croisement dans Germinal – influencent grandement la structuration géographique générale, schématisée dans un deuxième temps dans des cartes de synthèse (voir Annexe 12). Zola lui-même reconnait l’importance de ces documents dans la structuration globale de l’œuvre, dépassant ainsi le champ de la simple géographie :

Le plan de l’œuvre leur est apporté par ces documents eux‑mêmes, car il arrive que les faits se classent logiquement, celui‑ci avant celui‑là ; une symétrie s’établit, l’histoire se compose de toutes les observations recueillies, de toutes les notes prises, l’une amenant l’autre, par l’enchaînement même de la vie des personnages, et le dénouement n’est plus qu’une conséquence naturelle et forcée. On voit, dans ce travail, combien l’imagination a peu de part582.

Il est évident dans les nombreux commentaires de Stevenson, de Tolkien ou de Zola, que la carte n’est pas qu’une illustration à destination du lecteur. La carte de Stevenson, intervenant dans le processus de création, intervient également intradiégétiquement dans le déclenchement de l’histoire : dans le livre, la découverte d’une carte localisant un trésor sur une île constitue l’élément déclencheur et provoque le départ à l’aventure, à la recherche du trésor en question :

Le docteur brisa avec précaution les sceaux de l’enveloppe, et il s’en échappa la carte d’une île, où figuraient latitude et longitude, profondeurs, les noms des montagnes, baies et passes, bref, tous les détails nécessaires à un navigateur pour trouver sur ses côtes un mouillage sûr […]. Il y avait quelques annotations d’une date postérieure, en particulier trois croix à l’encre rouge, dont deux sur la partie nord de l’île, et une au sud-ouest, plus, à côté de cette dernière, de la même encre rouge et d’une écriture soignée sans nul rapport avec les caractères hésitants du capitaine, ces mots : « Ici le principal du trésor ». […]

Rien d’autre ; mais tout laconique qu’il était, et pour moi incompréhensible, ce document remplit de joie le chevalier et le docteur Livesey.

- Livesey, dit le chevalier, vous allez nous lâcher tout de suite votre stupide clientèle. Demain je pars pour Bristol. En trois semaines… que dis-je, trois semaines ! Quinze jours, huit jours… nous aurons, monsieur, le meilleur bateau d’Angleterre et la fleur des équipages583.

Dans la catégorie des récits déclenchés par une carte, se trouve, bien plus tard, Le Livre blanc de Philippe Vasset qui rend compte des explorations urbaines de son auteur suite à l’observation des blancs typographiques sur les cartes de l’IGN584. Ce récit n’est pas fictionnel, c’est pourquoi nous le laissons de côté. Nous profitons

580 « Tout dossier préparatoire des Rougon‑Macquart possède une section destinée à rendre compte d’un reportage topographique sur le terrain (“Le quartier”, “topographie”, “cartes et plans”) où s’affiche la volonté de prélever, même dans le désordre, les traits particuliers des “milieux”. » Voilà la conclusion de l’article LUMBOSO, Olivier, «Espace et Création : l’invention de l’espace dans la genèse de Germinal d’Émile Zola», art. cit.

581 « L’avant‑texte de Germinal prouve qu’il s’avère réducteur d’envisager la composante spatiale uniquement comme le “cadre” ou le “décor” greffé, qui doit accompagner le récit. Au cours de l’invention, l’espace s’investit dans des processus mentaux, textuels et graphiques, sous la forme de “schèmes” figuratifs qui débordent le “thème” de l’espace et stimulent l’imagination créatrice. », Ibid.

582 ZOLA, Emile., Le Roman expérimental, Flammarion, coll. « GF », 2006 [1880 pour la première édition], 460 p., p. 214. 583STEVENSON, Robert-Louis, L’Île au trésor, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1990 [1883 pour l’édition originale], p. 81-82.

584 Le Livre blanc s’ouvre sur l’annonce d’un projet : « Qu’y a-t-il dans ces lieux théoriquement vides [les lieux qui apparaissent blancs sur les cartes IGN] ? Quels phénomènes ont été jugés trop vagues ou trop complexes pour être représentés sur une carte ? Pourquoi ces occultations suspectes ? Autant de questions nécessitant un examen approfondi. Pendant un an j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique

tout de même de cette référence pour souligner le potentiel métalittéraire des blancs de la carte : ceux-ci, soulignant les lacunes des connaissances géographiques, ouvrent l’imaginaire (par ailleurs contraint par la saturation des cartes topographiques) et offrent la possibilité au récit littéraire de les remplir585. 3.2.2.2. La carte comme récit (5)

Sur le chemin de la carte-récit, un pas est encore franchi par la carte du comté de Yoknapatawpha publiée par William Faulkner dans Absalon! Absalon!586 Cette carte a pour première fonction de fixer la géographie imaginaire – bien que très réaliste dans le cas de Faulkner – du comté qui est le cadre de la plupart de ses romans. Elle sert à mêler fiction et réalité, dans un objectif réaliste. En plus de cela, la carte est saturée de phrases, la plupart commençant par « where… » et localisant précisément les événements marquant de l’œuvre : par exemple, « Where old Bayard Saroris died in young Bayard car » [« où le vieux Bayard Sartoris est mort dans la voiture du jeune Bayard »], ou « Reverend Hightower where Christmas was killed » [« Reverend Hightower, où Christmas a été tué »]. Cette image constitue en elle-même un récit qui peut se lire de manière autonome et présente un intermédiaire équilibré entre le texte et la carte (notamment par la présence massive de l’écriture). L’intérêt de cette carte de synthèse est enfin de faire le lien entre les différents volumes de l’œuvre de Faulkner qui prennent tous place dans un même univers fictionnel non clos (la mort de Christmas intervient dans Lumière d’août (1932), tandis que celle du vieux Bayard Sartoris intervient dans Sartoris (1929), etc.). La carte ouvre et relie ainsi les différents textes, qui correspondent chacun à une histoire circonscrite (en général autour d’un personnage ou d’une famille). Elle affirme l’ensemble des œuvres éditorialement distinguées comme une seule et même grande œuvre cohérente. Les textes de Faulkner et cette carte se complètent donc, sans se faire concurrence, ni se répéter.

Certains textes vont encore plus loin dans l’entremêlement des cartes et du texte littéraire. Jean-Louis Tissier considère l’ « autobio-géographie » de Stendhal, Vie d’Henry Brulard, comme primordiale « pour le développement d’une géographie humaine » ; elle l’est également dans la réflexion sur la carte en littérature. Le

national, qui couvre Paris et sa banlieue. » Philippe Vasset, Un Livre blanc. Récit avec cartes, op. cit., p. 9-10.

585 Le récit de Philippe Vasset est fondé sur le foisonnement descriptif qui répond au vide laissé sur la carte. Le vide de la carte fait écho à la page blanche de l’écriture et invite à la création littéraire, au remplissage : « Projeter sur le fond vierge de la carte, tout m’étais signe et je consignais chaque détail […]. Pour ancrer plus profondément le texte dans le sol, la tentation était forte de transformer chaque zone blanche en un petit théâtre où se succéderaient saynètes et personnages. » Néanmoins, la littérature doit elle aussi respecter l’indétermination du lieu : « Mais une telle pratique aurait vidé les lieux de leur étrangeté […]. Mon texte devait rester incomplet, parcellaire, fidèle à l’indécision de ces scènes où le foisonnement des lignes ne formait aucun dessin », Ibid., p. 39. La littérature ne doit pas pour autant fermer l’espace en remplissant de manière autoritaire les blancs de la carte. Voir également à propos de la force littéraire des blancs de la carte : WESTPHAL, Bertrand, le monde plausible (espaces, lieux, cartes), op. cit., p. 225.

586 FAULKNER, William, Absalom ! Absalom !, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1953, [1936 pour l’édition originale], p. 332.

Figure 24 : Carte du Comté de Yoknapatawpha, William Faulkner, Absalon! Absalon!

géographe commente ainsi le dispositif carto-narratif : « Toute une jeunesse grenobloise est spatialisée par une opération minutieuse, voire maniaque, de graphisme où l’échange entre le texte et le dessin est contenu, où les trajets évoqués sont figurés, où le texte commente le plan, dresse une géographie du plaisir et de l’épreuve. Espace vécu et vie spatialisée587 ». Béatrice Didier, qui signe la préface de l’édition Folio-Gallimard, analyse quant à elle ainsi la présence de « dessins » – parmi lesquels des cartes – dans la Vie d’Henry Brulard :

Dans l’écriture même de la Vie d’Henry Brulard, le dessin tient une place tout à fait exceptionnelle, peut-être unique dans les annales de l’autobiographie. Il double, complète, précède l’écriture proprement dite. […] Tous les moments importants de cette autobiographie sont ponctués par un schéma des lieux. Il faut voir là un désir de précision quasi scientifique qui, à son tour, se traduit dans le roman par une technique de la description des lieux qui fait songer à une épure d’architecte. C’est aussi un procédé d’économie de l’écriture, une forme de la litote. Pour un écrivain qui aime le raccourci, que de périphrases évitées ainsi ! Dans les moments d’émotion intense, le dessin permet d’éviter l’attendrissement. Il est enfin un moyen de tenter une sorte de « résurrection intégrale » du passé, sans voile ni tricherie ni complaisance588.

Mise en forme d’une géographie vécue, commentaire, double, complément du texte ou pré-texte, précision scientifique, économie de l’écriture, « résurrection intégrale du passé »… Les nombreuses cartes faites à main levée par l’auteur et intégrées dans la Vie d’Henry Brulard ont différentes fonctions. Le style cartographique, simple, est en revanche toujours le même : les cartes sont tracées au stylo noir, sans couleur, avec un niveau de symbolisation très simple, des lettres renvoyant en légende à des personnages ou à des événements (par exemple, souvent les lettres « H », pour « Henry », ou « M », pour « Moi », localisent l’auteur-narrateur-personnage). Certaines cartes décrivent simplement des lieux (par exemple la carte intitulée « Partie de la ville de Grenoble (1973) », p. 52), ou la disposition des choses quotidiennes (comme « voici le plan de table chez mon grand-père où j’ai mangé de 7 ans à 16½ », p. 111). Ces documents participent à attester de la valeur autobiographique et réelle de l’histoire. D’autres cartes racontent des situations et situent les positions relatives des personnages lors de grands événements (le passage du convoi mortuaire du Marechal Le Vaux, p. 77-79, la mort de Lambert, p. 157, le vol d’un livre dans la bibliothèque, p. 180, etc.). Alors, la relation entre le texte et la carte se fait plus proche et complémentaire : sur ces cartes, des lettres situent les personnages et les objets intervenant dans les scènes, lettres qui sont reprises dans le texte, évitant ainsi de devoir répéter la description précise des lieux et des positions (Figure 25). Selon cette logique, la carte sert à mettre en tension la scène lorsque l’emplacement respectif des personnages détermine l’enjeu dramatique. Par exemple, à propos de l’anecdote d’un évitement amoureux, la Figure 25 accompagne le texte suivant :

587TISSIER, Jean-Louis, « Littérature et géographie », art. cit., p. 238.

588 STENDHAL, la Vie d’Henry Brulard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, 502 p., p. 14. À propos des dessins dans la Vie d’Henry Brulard, nous pourrions également citer l’article d’Olivier Lumbroso : LUMBROSO, Olivier, « Les dessins dans la Vie de Henry Brulard : approche de la topologie stendhalienne », Romantisme, n°138, déc. 2007. Cette article est notamment intéressant car il identifie une recherche mathématique dans les croquis de Stendhal, qui fait le lien entre l’écriture et le dessin, notamment en aménageant le temps de la mémoration : « Les exemples ne manquent pas pour révéler combien la production des croquis semble liée préalablement à l’existence de notions appartenant à la branche de la mathématique qui s’intéresse à la topologie : le voisinage, l’ordre, la séparation, l’enveloppement et le continu, principes élémentaires au regard de la reconstruction des lieux, et qui proposent une amorce pour la mémoire autant qu’une passerelle entre le texte et le dessin. », § 5. Cet article souligne aussi le potentiel d’imaginaire qu’ouvrent l’image en général et les cartes de Stendhal en particulier (§ 31-32) et la possibilité fictive des cartes : avec la distance temporelle, les images des lieux ont pu être modifiées par la mémoire, et donc leur représentation peut ne pas être conforme à la réalité (§ 32-35). Ce thème de la mémoire correspond finalement à une question centrale de l’autobiographie qui n’est pas spécifique à son expression graphique.

Un matin, me promenant seul au bout de l’allée des grands marronniers au Jardin de Ville, et pensant à elle comme toujours, je l’aperçu à l’autre bout du jardin contre le mur de l’intendance qui venait vers la terrasse. Je failli me trouver mal et enfin je pris la fuite, comme si le diable m’emportait, le long de la grille par la ligne F ; elle était, je crois en K’ et j’eus le bonheur de n’en être pas aperçu589

Figure 25 : Carte d’un évitement amoureux, Vie d’Henry Brulard, p. 245.

D’autres cartes enfin sont métaphoriques, comme la représentation graphique de la vie comme différents chemins possibles à la naissance590 (Figure 26) et attestent d’une spatialisation généralisée dans le roman.

Figure 26 : cartes des différents chemins que peut prendre la vie à la naissance, Vie d’Henry Brulard, p. 154

La plupart des cartes représentent en fait non seulement un espace mais un espace-temps, c’est-à-dire un espace lors d’un événement particulier591. Le caractère spatio-temporel des cartes et la multiplication des cartes d’un même lieu – de la maison du grand père par exemple, selon différents moments, échelles, dispositions, ou de la ville de Grenoble, selon différents points de vue (avec toujours la place Grenette comme point de repère, voir Annexe 9) – attestent de la fonction narrative des cartes dans la Vie d’Henry Brulard. En effet, une seule carte de chaque lieu ne suffirait pas car chaque carte est un mini récit en elle-même. Les cartes ponctuent le texte, au gré des besoins du récit et de la mémoire, sans systématisme ni sur-codification. Ainsi la carte épouse-t-elle la flexibilité de l’expression littéraire et se libère-t-elle de ses carcans stéréotypes (univocité, rationalité, unification, pour reprendre la classification de Michel Collot). Ainsi la carte devient-elle littéraire. Il ne s’agit pas pour autant d’aboutir à la fusion totale de la carte et du texte : la carte en tant qu’image visuelle offre un traitement de l’espace diégétique et un rapport à la mémoire différents de ceux qu’offre le texte et permet à celui-ci de limiter au minimum les descriptions pour se focaliser sur la narration. Olivier Lumbroso écrit à propos de ces dessins : « privées de toute ambition esthétique, [ces épures d’écrivains] sont l’œuvre de topographes-géomètres, s’aidant d’une cartographie intime pour penser, se souvenir et écrire592 ». Il semble, selon notre analyse, que les cartes

589 Ibid., p. 244-245. 590 Ibid., p. 154.

591 Ceci est manifeste dans la carte intitulée « détail [du] 23 janvier 1788-5 », qui situe dans l’espace-temps « moi » et « Mon grand-père », sans qu’il n’y soit fait aucune référence dans le corps du texte.

correspondent à un besoin de mémoration et à un objectif narratif plutôt qu’à une préoccupation esthétique ou scientifique. Cela fait d’elle des œuvres de romancier et précisément d’autobiographe et non de dessinateur ou de « topographe-géomètre ».

De la même manière que la Vie d’Henry Brulard peut être qualifiée de « autobio-carto-graphie » (que nous préférons au terme de « autobio-géographie » de Jean Louis Tissier), le roman L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet de Reif Larsen, au contexte historique et à l’ambition bien différents, peut être qualifié de roman carto-graphique. Il offre un autre exemple d’imbrication poussée de texte littéraire et de cartes. Avec des cartes ou des dessins scientifiques présents quasiment à chaque page, les fonctions narratives des incursions