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Analyse spatiale et chorèmatique 1.Analyse spatiale

En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 1 : Sciences humaines et sociales, géographie et modélisation spatiale et modélisation spatiale

1.2. La modélisation en géographie : graphique et cartographie

1.2.1. Analyse spatiale et chorèmatique 1.Analyse spatiale

L’analyse spatiale est avant tout définie par Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien par le type de « relation explicative » qu’elle entretient avec son objet – « l’étude de l’interface terrestre et des différents aménagements apportés par les sociétés humaines » – plutôt que par des critères méthodologiques : l’analyse spatiale rend compte des disparités dans la production de l’espace géographique par les sociétés à partir de relations « horizontales » entre les lieux, contrairement à la « géographie dite “classique” » des années 1930, ou de

280 Par exemple, nous ne faisons pas directement référence à la « modélisation » de la Theoretical and quantitative geography américaine des années 1960-1970 ou à la « géographie des modèles » française des années 1960 telle que la décrit Olivier Orain, ORAIN, Olivier, « Le rôle de la graphique dans la modélisation en géographie : Contribution à une histoire épistémologique de la modélisation des spatialités humaines », art. cit., p. 6.

281 ORAIN, Olivier, « Le rôle de la graphique dans la modélisation en géographie : Contribution à une histoire épistémologique de la modélisation des spatialités humaines », art. cit., p. 1.

la « géographie dite “culturelle” » qui « interprète[nt] la variété du monde par la diversité des milieux naturels proposés à l’action humaine […] (relation “verticale” entre les sociétés et la région du monde où elles sont localisées) 282 »283. Le « but [de l’analyse spatiale] est de déceler en quoi la localisation apporte un élément utile à la connaissance des éléments étudiés », et de faire ainsi « émerger des structures spatiales », ou de « tester la pertinence d’un modèle spatial que l’on ajuste aux données »284. Les objectifs de l’analyse spatiale sont en effet de décrire et d’expliquer des organisations spatiales (analyse des localisations et structures, analyse des facteurs explicatifs), en employant comme moyens l’enchaînement de méthodes majoritairement quantitatives (identification et description de structures spatiales, test de la pertinence d’un modèle spatial, simulation de processus spatiaux)285.

Les deux auteures soulignent de manière intéressante l’influence de la théorie sur la modélisation : sans prendre en compte les données observées, il est possible de modéliser différemment l’espace géographique selon la définition qu’on lui donne, autrement dit selon le « paradigme », au sens de Kuhn, dans lequel on se place. En effet, si l’on considère que l’espace géographique est continu et homogène la modélisation cartographique se fera par un repère euclidien. Si l’on considère l’espace comme des interactions entre des objets, alors l’espace sera modélisé comme un ensemble de points (de localisations) et de relations entre ces points. Importeront alors davantage les effets de concentrations, de polarisations ou de hiérarchisations entre ces localisations, plutôt que leurs coordonnées absolues. Dans le cas d’une définition fonctionnelle de l’espace, les modélisations figurent la manière dont des attributs statistiques, qui peuvent être mesurés objectivement, mais qui ne sont pas des mesures de l’espace au sens matériel du terme (par exemple le temps de parcours), provoque une définition de l’espace anisotrope et hétérogène :

La disposition relative des lieux est modifiée selon la fonction des lieux et leurs relations : c’est un espace relatif, qui change si la position des objets ou de l’observateur change. Les acteurs valorisent inégalement les lieux en fonction de leur projet, de leurs activités. L’espace géographique diffère ainsi de l’espace euclidien parce que les localisations y ont chargé d’enjeu et de sens, elles représentent des contraintes ou des ressources, dont l’évaluation est continuellement remise en cause par les modifications de l’environnement social, culturel et technique286.

Par exemple, il est possible de représenter la France en termes de distance-temps ou de distance-coût, c’est-à-dire par des mesures non-géométriques mais pertinentes pour signifier les usages géographiques et la perception de

282 PUMAIN, Denise et SAINT-JULIEN, Thérèse, Analyse spatiale. Les Localisation [Tome 1], 2e édition, Armand Colin, coll. « Cursus », Paris, 2010, 190 p., p. 5. L’analyse spatiale est également définie comme « l’analyse formalisée de la configuration et des propriétés de l’espace géographique ; tel qu’il est produit et vécu par les sociétés humaines. » dans le glossaire de l’ouvrage, Ibid., p. 179. L’attention doit être portée la notion de « formalisation ».

283 On retrouve encore une fois ici l’idée d’une dichotomie épistémologique. Cependant, les auteures récusent le fait que cette dichotomie reprenne le débat entre nomothétique et idiographie : elles rejettent l’idée que la première approche ne soit qu’idiographique et ne puisse tirer de lois générales, ni que la seconde ne soit que nomothétique et incapable de s’attacher aux situations particulières, ni qu’elle ne puisse que produire des modèles et des lois généraux. « C’est de l’interaction permanente entre ces deux attraits de la géographie, la recherche de régularités et la fascination pour ce que l’on ne verra pas deux fois, que peut naitre une science ayant son objet, sa place et sa propre contribution au sein des sciences sociales. », Ibid., p. 6.

284 Ibid., p. 6. On peut aussi citer : « le travail de l’analyse spatiale consiste bien souvent à chercher, parmi un ensemble d’unités spatiales, où se situent les continuités et les ruptures, les variations continues ou gradients, les oppositions majeures qui vont permettre d’identifier des structures spatiales : par exemple un front pionnier, un centre et sa périphérie, une région homogène, etc. », Ibid., p. 39.

285 D’après Hélène Matthian, cours d’initiation à l’analyse spatiale, Carthagéo, 2012-2013. 286 Ibid., p. 53.

proximités entre les lieux (Figure 5)

Figure 5 : carte en isochrone de la France en 2015(en heure de TGV). Les contours verts représentent la forme de la

France selon des distance métriques dans un système de références géographiques classique (x = latitude / y = longitude), alors que les contours roses représentent la forme

de la France selon des distances calculées en temps entre les lieux, dans un repère géométrique radiale autour de Paris

(pointillés)287

On peut également citer les anamorphoses qui déforment l’espace euclidien en faisant varier la taille des entités géographiques selon une variable statistique choisie (Figure 6). Selon cette logique, on peut modéliser l’espace en se focalisant davantage sur les « projets » des gens, c’est-à-dire en prenant en compte l’espace perçu ou vécu ; ainsi peut-on aboutir à des modélisations spatiales davantage schématisées et moins géométriques (Figure 7).

Figure 6 : carte en anamorphose de la population des pays du monde (la taille de chaque pays est proportionnelle à sa population)288 Enfin la modélisation peut rendre compte de « l’espace cognitif », composé de l’espace fonctionnel et de représentations individuelles, alors l’« espace terrestre [est] “déformé” selon la position de l’individu et le contenu social de l’espace289 ». Cela concerne par exemple les cartes mentales, modélisations, parce que résumés graphiques, des représentations spatiales d’un individu.

287 Sources : SNCF, RFF. [En ligne] Blog Lectures observationnelles, mis en ligne le 10 avril 2011, consulté le 20 juin 2016. URL : http://ed2000.canalblog.com/archives/2011/04/10/20857116.html.

288 Sources : Benjamin D Hennig, University of Sheffield [En ligne], mis en ligne en 2009, consulté le 20 juin 2016. URL: http://www.viewsoftheworld.net/

Figure 7 : Modélisation graphique de l’Europe selon les relations (économiques, géopolitiques, tourisme, etc.) entretenues entre les différentes régions qui la composent290

L’analyse spatiale, courant géographique à dominante quantitativiste et modélisatrice, nous intéresse en tant qu’il est possible d’en adopter la posture, d’en appliquer les préconisations, d’en emprunter les méthodes de modélisation, tout en définissant les « localisations » dans leur dimension topologique, c’est-à-dire relative et relationnelle – qui considère les relations géométriques entre les informations géographiques (relations de distance, de proximité, concentration, régularités, etc.), comme l’ont illustré les derniers exemples cités –, plutôt que dans leur dimension topographique – où ce qui importe (de manière très schématique) est l’interaction entre le fait humain et/ou géographique étudié et le paysage, le milieu « naturel » ou l’environnement dans lequel il se situe. L’analyse spatiale telle qu’elle est définie par Denise Pumain et Thérèse Saint Julien permet également d’attirer encore une fois l’attention sur le fait que la reconnaissance d’une structure ou l’ajustement d’un modèle dépend de la question posée (l’objectif) et de l’échelle où l’on regarde. Ni la structure, ni le modèle n’ont de prétention universelle291.

1.2.1.2. La chorématique

Lorsqu’il s’agit de modélisation en géographie, on se doit de mentionner la chorématique de Roger Brunet – sans doute la tentative de modélisation spatiale la plus formalisée et la plus aboutie. Elle repose à la fois sur le principe de relations horizontales entre les lieux et de structures spatiales que recherche l’analyse spatiale, et en même temps sur des principes sémiologiques très emprunts de Structuralisme292. Comme Roman Jakobson et

290 Source : BRUNET Roger, « Lignes de force de l’espace européen », Mappemonde, n°66, 2002, p. 14-19.

291 La différence entre « modèle » et « structure spatiale » dans l’ouvrage de Denise Pumain et Thérèse Saint Julien tient au fait que le modèle est une formalisation mathématique, par exemple l’équation du modèle gravitaire, alors que la « structure spatiale »est plus particulière, moins codifiée et plus descriptive. La distinction se fait donc en termes de degré de généralisation, de codification et d’intentionnalité (le modèle est davantage intentionnel que la structure spatiale, qu’il s’agirait de reconnaitre). Tout en ayant conscience des variations au sein du large spectre de l’analyse spatiale, nous tendrons à confondre ces deux aspects, considérant la structure spatiale comme un modèle spatial non mathématique. Il semble que la confusion du modèle et de la structure spatiale se concrétise de manière exemplaire dans la chorématique, dont nous parlerons juste après, sorte de modélisation des structures spatiales.

292 Paul Claval dans son Epistémologie de la géographie identifie la chorématique à une approche structuraliste, selon laquelle « il existe dans la réalité des unités élémentaires insécables qui s’opposent par leur morphologie et leurs caractères. Ces entités élémentaires peuvent être combinées selon un certain nombre de règles – de codes. Dans une telle perspective, la recherche n’a plus pour but l’établissement de lois empirique. Elle vise à discerner dans le réel les plus petits éléments indivisibles que l’on puisse repérer. Elle s’interroge ensuite sur les modalités de leur combinaison. Elle éclaire ainsi la logique profonde des

la linguistique qui définissent les langues comme des combinaisons d’« unités constitutives du langage », de premières unités de sens, d’« entités oppositives, relatives, et négatives » minimales (le « phonème zéro » pour Jakobson, le « signe » pour Saussure), comme Lévi-Strauss qui recherche dans les productions humaines des « structures », formées par la combinaison d’unités fondamentales293, Roger Brunet construit un système codifié, composé d’un nombre limité d’unités de sens élémentaires, les chorèmes. Leur combinaison doit pouvoir modéliser toutes structures spatiales294. Roger Brunet propose « un premier inventaire raisonné » de la chorématique en 1980295. La chorématique est la science des chorèmes, un « alphabet de la géographie », une « écriture du monde ». Elle permet « d’élaborer des modèles » (« modèle de l’unique », particulier, ou « famille de modèles », générale), qui se « composent » « de structures élémentaires d’organisation de l’espace, en nombre limité »296, les chorèmes. Elle codifie donc un système de modélisation des phénomènes géographiques fondé sur la combinaison de ces chorèmes, eux-mêmes construits à partir de la combinaison de quatre « formes de représentation » – faisant échos aux implantations cartographiques : le point, la ligne, la surface et le réseau –, et de sept « rubriques générales » de « configurations spatiales » – maillage, quadrillage, attraction, contact, tropisme, dynamique territoriale et hiérarchie – comme le montre la grille des chorèmes (Figure 8)297.

La chorématique et sa généalogie structuraliste sont exemplaires d’une tendance extrême de la modélisation à formaliser un vocabulaire et une syntaxe scientifiques fixes et totaux. Roger Brunet lui-même identifie le fonctionnement de son système à celui d’un langage :

Ces chorèmes apparaissent comme des signes, et permettent de fonder une sémiologie de l’organisation de l’espace. Ils ont une face de signifiant (l’arrangement discernable) cachant et révélant une face de signifié finalement fort claire (une stratégie de colonisation, de domination, d’exploitation d’une rente de position, etc.), encore que la polysémie ne soit pas exclue (le modèle auréolaire a plusieurs sens), en raison

dynamiques à l’œuvre dans le monde. », CLAVAL, Paul Epistémologie de la géographie, Paris, 2e édition, Armand Colin, coll. « U », 2007, 302p., p. 206.

293 Voir KECK Frédéric, Claude Lévi-Strauss, Une introduction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2005, p. 11.

294 Selon le principe suivant : « Il s’agit de comprendre la structure de l’objet. S’il est convenablement modélisé, (c’est qu’) on peut le démonter (et le remonter) ; le dé-composer. En quoi ? En modèles élémentaires. Or l’expérience montre que, dans cette recherche, on est amené à utiliser un nombre relativement restreint de figures, dont la combinaison rend compte de l’objet étudié.. », BRUNET, Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », dans L’Espace géographique, tome 9, n°4, 1980, p. 253-265, p. 256.

295 Notamment dans l’article BRUNET, Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », art. cit. ; et dans le premier tome de la BRUNET, Roger (dir.), Géographie Universelle, BRUNET, Roger et DOLLFUS, Olivier, Mondes nouveaux, Tome 1, Belin-Reclus, 1990, p. 118-119.

296 BRUNET, Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », art. cit., p. 253.

297 Les termes et la grille sont issus de BRUNET, Roger, « la carte-modèle et les chorèmes », Mappemonde, 86/4, 1986, p. 2-6, p. 3.

de phénomènes de convergence298.

En même temps, Brunet affirme l’exigence d’un ancrage empirique, admet la possibilité de « modèles spécifiques » et insiste sur la dialectique nécessaire entre empirie et théorie, situations particulières et généralisation : « La combinaison des chorèmes [modèles généralisés] produit l’organisation spécifique des espaces particuliers299 ». Autrement dit c’est précisément le fait que le processus de modélisation soit conçu comme une syntaxe qui crée la particularité et permet de transformer « la composition de modèle élémentaires en modèles spécifiques ». Les exigences principales liées aux chorèmes sont qu’ils soient reproductibles mais toujours adaptables, et qu’ils soient partagés par une communauté scientifique qui parle ainsi la même langue et appliquent les mêmes règles300. Le modèle tel que le considère Roger Brunet ne doit pas être déformé par la subjectivité qui le produit, parce qu’alors il deviendrait politique301 et cesserait d’être scientifique302 Là se révèle l’importance de fixer des conventions communes et se déconstruit (au moins en théorie) l’incompatibilité des postures épistémologiques classiquement antagonistes303.