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En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 1 : Sciences humaines et sociales, géographie et modélisation spatiale et modélisation spatiale

1.1. Quantitatif contre qualitatif : quelle place pour la modélisation dans le débat épistémologique en sciences humaines et sociales ? débat épistémologique en sciences humaines et sociales ?

1.1.5. La modélisation comme pont entre les approches

Penser la modélisation à l’aune de l’opposition qualitatif/quantitatif revient à interroger un autre problème épistémologique central dans les sciences de l’homme : la question de la possibilité de la généralisation (formulée à travers la notion « d’inférence » par Coulangeon, dans l’article que nous avons déjà cité257), et à travers elle celle de la théorisation.

Voici comment Gilles-Baston Granger résume l’alternative problématique qui se pose dans les sciences

252 Voir l’exposition des choix méthodologiques et de l’application de la méthode en Partie 3.

253 Alan Bryman dans son article « Combining Quantitative and Qualitative Research », affirme lui qu’il existe toujours une hiérarchie ou une priorité entre quantitative et qualitative dans les mixed methods, tout en admettant finalement que « what is stricking about the multisite, multimethod approach is that it does not readily allow classification as either quantitative or qualititative research » et que cela créerait des « slightly unfamiliar framework ». BRYMAN, Alan, « Combining Quantitative and Qualitative Research », (n°41), Mixed methods, vol. 2, op. cit., p. 147-179, p. 151.

254 CORSI, Laura, « Le cinéma fait sa Havane. Étude des représentations spatiales diffusées par le cinéma des rues cubain et de leurs conséquences sociales », Annales de Géographie, n° 695-696 (1-2/2014), Armand Colin, pp. 822-843.

255 Cette étude a été l’occasion de plusieurs communications, en particulier une communication sur les enjeux épistémologique et les apports heuristiques de la rencontre de l’anthropologie et de la cartographie. LE ROUX, Daphné et MOREL, «L’espace, acteur du mariage. Proposition d’analyse cartographique de la spatialité rituelle», intervention au colloque « Prendre position » de de l’Association Française d’Anthropologie (AFA) et l’ENSA Strasbourg, 30 juin et 1er juillet 2016.

256 Nous reviendrons plus en détails sur les humanités numériques, et spécifiquement sur leur application en littérature, dans le chapitre 2 de cette thèse (dans la partie « 2.2.1Modéliser digitalement la littérature : éléments d’introduction aux Humanités numériques »)

humaines et sociales entre l’étude des situations particulières et/ou les observations empiriques d’une part, et la généralisation et la théorie d’autre part :

La leçon est exemplaire. Les sciences de l’homme se trouvent par leur propre nature placées devant un dilemme. Ou réduire totalement les significations à des sens strictement mis en forme, au risque de voir s’évanouir la spécificité de leur objet, et dégénérer en exercices logico-mathématiques. Ou introduire massivement et naïvement les significations comme telles, en perdant toute possibilité de construire vraiment des modèles abstraits, se muer, dans le meilleur des cas en herméneutique philosophique, en vaticanisation mythique dans le pire258

Il s’agit de se positionner au sein de la production scientifique de connaissances par les sciences humaines et sociales : doit-on y transférer et y appliquer les standards de scientificité positive des sciences de la nature et aller vers la production de loi (nomothétie) ? Ou celles-ci peuvent-elles avoir une scientificité spécifique ?259 Mais alors, quelle serait-elle ? Serait-elle une tension vers une théorisation positive amoindrie, donc de même nature que la scientificité « dure » mais plus « douce » (ce que suggère le couple « sciences dures »/« sciences douces »), ou serait-elle d’autre nature (qualitative, relativiste, indiographique) ?

Une réflexion sur l’opération de modélisation peut permettre de dépasser ces clivages. En effet, la modélisation fonctionne, y compris en sciences humaines et sociales, comme une médiation entre l’observation et la loi, entre l’empirie et la théorie, entre le particulier et le général(isé), entre les mesures et les régularités qu’on en dégage, entre idéographie et nomothétie :

Rapporté à sa fonction dans les différents champs de l’activité scientifique, le modèle jouerait le rôle modeste [mais indispensable] d’une pièce intermédiaire, d’une partie centrale, d’un moyeu autour duquel les activités empiriques et théoriques s’articuleraient : sa fonction est double, il résume des connaissances empiriques que l’on possède sur un objet particulier et il permet d’éprouver ces connaissances en vue de prévoir un comportement260.

Ça n’est pas le simple fait de mesurer ou de catégoriser qui fait apparaitre de nouvelles généralisations : pour se faire, il faut traiter les nombres bruts par des statistiques ou des représentations graphiques, autrement dit il faut les modéliser261. On peut mettre ce constat en rapport avec les définitions de « mesure » et de

258 GRANGER, Gilles-Baston, Formes opérations objets, Vrin, Paris, 1994, 402 p., p. 272. 259 BRESSOUX, Pascal, Modélisation statistique appliquée aux sciences sociales, op. cit., p. 14-15.

260 GANASCIA, Jean-Gabriel, Le Petit Trésor. Dictionnaire de l’informatique et des sciences de l’information, Paris, Flammarion, 1998, 311 p. 183-184. / On peut aussi citer à cet égard l’idée du modèle comme une médiation entre les faits actuels (ceux dont on fait l’expérience), les faits réels (auxquels on n’a jamais directement accès du fait de la particularité de notre expérience) et les faits virtuels (les abstractions neutres issues de la science) identifiés dans GRANGER, Gilles Gaston, Le Probable, le possible, le virtuel, Paris, Odile Jacob, 1995, 248 p. / La même idée se rencontre en informatique. Par exemple Jean-Gabriel Ganascia, qui prévient du mésusage qui peut être fait des modèles – jusqu’à les vider de leur sens –, décrit ainsi leur nécessité scientifique : « Et pourtant il demeure un intermédiaire indispensable à beaucoup : le modèle s’interpose entre les phénomènes et l’interprétation que la science en donne. […] le modèle apparait comme nécessaire pour affronter le réel qui se révèle bien souvent inaccessible à l’expérience immédiate et, dans la plupart des cas, trop complexe pour être appréhendée directement. », GANASCIA, Jean-Gabriel, Le Petit Trésor. Dictionnaire de l’informatique et des sciences de l’information, op. cit., p. 182 / La modélisation comme pont entre l’observation empirique et la théorisation se retrouve également dans la définition du « modélisation mathématique » formulée par Hourya Sinaceur : « associer à un phénomène empirique un schéma symbolique, figurant de manière partielle et simplifiée les propriétés reconnues principales du phénomène et facilitant ainsi aussi bien l’expérimentation que la construction d’une théorie le concernant. », SINACEUR, Hourya, « modèle », dans Dominique Lecourt (dir.), Le dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Presses Universitaire de France, 1999, 1032 p., p. 649-651, p. 650. / Nous pouvons enfin citer Roger Brunet qui voit dans la modélisation « une voie vers la solution de la contradiction entre méthodes déductives et méthodes inductives, entre approches nomothétiques et approches idiographiques. », BRUNET, Roger, « La composition des modèles dans l’analyse spatiale », dans Espace géographique, tome 9, n°4, 1980. pp. 253-265, abstract.

« théorie » par Thomas Kuhn (rapportées par Houria Synaceur) :

“Le nouvel ordre produit par une nouvelle théorie est toujours, et de façon écrasante, un ordre potentiel”. Ecrit Kuhn ; potentiel parce que les lois de la théorie “ont si peu de points de contact quantitatifs avec la nature” qu’elles flottent, pour ainsi dire, au-dessus du monde des faits empiriques. La mesure remédie à cette faiblesse en fournissant “un moyen d’investigation de ces points de contact” ; elle contribue ainsi à renforcer les liens entre les lois et la nature et à transformer “l’ordre potentiel” en “ordre réel”. Les mesures ancrent les théories dans le monde qu’elles décrivent262.

Ni la mesure ni la théorie ne sont autosuffisantes. Entre les deux intervient la modélisation. Elle constitue une étape avancée du traitement des mesures ; et, sans pour autant être tout à fait de la théorie, elle est très emprunte de théorie : elle est influencée par celle dans laquelle elle s’inscrit (selon une perspective déductive et post-positiviste) ou détermine la théorie qu’on pourra tirer des mesures (selon une perspective inductive). Cette précision est importante d’une part pour nuancer le préjugé de rigidité associé aux modèles – qui seraient plaqués indifféremment sur l’observation de réalités plus complexes –, et d’autre part pour temporiser la tendance à appliquer les modèles de manière trop particulière et particularisante. Pour éviter certaines confusions et se libérer de certains préjugés, il est important de poser les termes avant d’aller plus loin. Nous différencions « modélisation » et « modèle » selon la distinction suivante (qui nous est propre) : la « modélisation » est une méthode dynamique, un processus scientifique, un mode de relation entre le sujet étudiant et l’objet étudié ; alors que le « modèle » est une production scientifique plus ou moins figée, plus ou moins statique, c’est un outil, qu’il est certes possible d’adapter, mais qui est préexistant à l’objet étudié. Nous entendons davantage faire œuvre de modélisation qu’utiliser des modèles, dans le sens où la modélisation est entendue comme une attitude scientifique dynamique adoptée pour appréhender un objet plutôt qu’un simple instrument à utiliser. Néanmoins la question de l’adaptation ou de l’influence du modèle préexistant ainsi que celle de l’instrument nous occuperont également, et nous les aborderons selon cette belle image de Jean-Gabriel Ganascia :

Le modèle est analogue à une métaphore que l’on file jusqu’à un certain point au-delà duquel elle devient abstraite et trompeuse. Cependant, un modèle n’est pas tout à fait une métaphore en ce sens qu’il est ductile (il peut être “étiré” sans se rompre) et se façonner pour s’ajuster aux besoins du scientifique, tandis qu’une image s’impose ou s’abandonne, sans admettre de plasticité263.

La modélisation n’est donc ni une objectivation des données empiriques ni une application spécifique des théories générales, elle est entre les deux, elle adapte, selon une méthode en perpétuelle rétroaction264, les unes

262 Ibid.

263 GANASCIA, Jean-Gabriel, art. cit., p. 182.

264 C’est l’aspect méthodologique clef de la modélisation pour nous. Il est prôné et appliqué par beaucoup d’études se réclamant des « méthodes mixtes », par exemple par Manuel Boutet et Samuel Ruffat dans le cadre de l’enquête Ludespace qui étudie « les pratiques et lieux de jeu vidéo en France » à partir d’enquêtes statistiques, d’entretiens et de vidéos de situations de jeu. Cette étude prône une méthode rétroactive pour adapter chacun des paramètres méthodologiques de l’enquête aux autres tout au long de l’enquête. BOUTET, Manuel, RUFAT, Samuel (MRTE), « Pratiques et lieux du jeu vidéo en France. L’articulation quantitatif/qualitatif au sein de l’enquête Ludespace », Journées MRTE : Méthodologies mixtes : Quel regard sur le monde ?, 5 janvier, Université de Cergy, Cergy, France.

On peut citer comme référence pour ce type de méthode « l’analytic induction » de l’anthropologue Jack Katz qui prône de redéfinir sans cesse les hypothèses à chaque étape de collecte de données et de traitement, afin d’adapter les hypothèses et les méthodes à appliquer pour répondre aux observations empiriques. « Analysis Induction calls for the progressive redefinition of the phenomenon to be explained (the explanandum) and of explanatory factors (the explanans), such that a perfect (sometimes called “universal”) relationship is maintained. Initial cases are inspected to locate common factors and provisional explanations. As new cases are examined and initial hypotheses are contradicted, the explanation is reworked. » « seeking encounters with new varieties of data in order to force revisions that will make the analysis valid when applied to an increasingly diverse range of cases. The investigation continues until the researcher can no longer practically pursue negative cases. », KATZ, Jack, « Analytic Induction », dans SMELSER, Neil J., et BALTES, Paul B. (dir.),

aux autres.

D’après ces constats, nous tirons une définition de la modélisation marquée par l’importance de l’empirie et la conception post-positiviste. En effet, nous aimerions insister premièrement sur la capacité de la modélisation à intégrer l’observation du particulier – d’autant plus dans le cadre des sciences humaines et sociales, d’autant plus lorsqu’il s’agit de traiter des données issues d’œuvre d’art. Les sciences humaines et sociales ont tendance à faire rentrer un nombre important de variables observées dans les modélisations qu’elle forge, afin de rendre compte de phénomènes humains complexes. Des études de cas particuliers peuvent également être érigées en modèle265. C’est le cas par exemple d’un des modèles canoniques utilisés en géographie urbaine, le modèle de Burgess, ou modèle de croissance concentrique de l’école de Chicago, qui émane d’une étude précise de la ville de Chicago et qui a été généralisée à la structure des villes d’Amérique du Nord266. Cette tendance encourt le risque de surspéciser le modèle et de le rendre incapable de s’adapter à d’autres données ou situations (on nomme de tels modèles des modèles déictiques). C’est en fait la question de la reproductibilité du modèle qui se pose, prérogative constitutive du modèle267, et problème qui s’avèrera sensible dans notre entreprise.

D’autre part, notre définition de la modélisation est empreinte de conceptions post-positivistes qui considèrent que les théories – et à travers elles les modèles – s’intègrent dans des ensembles de signification plus vastes : les « paradigmes » selon Kuhn, les « programmes de recherche » selon Lakatons, la « théorie globale » selon Feyerabend. Ainsi, « [si les post -positivistes] répètent à l’envie que tout fait est imprégné de théorie, ils donnent à cette thèse un sens radical. Il ne s’agit pas simplement de la part de l’interprétation et de l’observation : une révolution scientifique entraine un changement de données de l’interprétation268. » Les post-positivistes considèrent que, confronté aux mêmes données, on ne voit pas la même chose, autrement dit que les données de départ elles-mêmes sont différentes selon le paradigme en cours. De cette manière, on « abandonne l’idée, chère aux positivistes, d’un langage d’observation neutre. », ou de la pure induction empirique 269. Cette référence au post-positivisme nous permet d’insister sur l’abandon définitif d’une prétendue neutralité positiviste de la modélisation.

Ainsi la modélisation s’impose comme un intermédiaire méthodologique plastique. Entre les deux extrêmes de l’empirie et de la théorie, il semble qu’il soit possible d’en faire varier le degré de généralisation ou de spécification, et ainsi, tout en ayant une démarche scientifique de même nature, de pouvoir l’adapter à son objet, à son projet et à sa culture scientifique. La modélisation s’impose comme un outil transdisciplinaire qu’il s’agit à

International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, Pergamon, 2001, 17500 p.

265 « Alors le cas, l’exemple, sont à leur tour des modèles ; on les considère dans leur singularité, mais pour en tirer quelque chose de portée générale, et, finalement, on extrait de leur singularité complexe les données qui ont cette portée générale et se retrouvent dans d’autres individus qu’illustre ce “cas”. » BRUNET, Roger, « Des modèles en géographie ? Sens d’une recherche », art. cit., p. 22.

266 BURGESS, Ernest W. et PARK, Robert E., The City, Chicago, USA, The University of Chicago Press, 1967 [1925 pour la première edition], 250 p.

267 Voir BRESSOUX, Pascal, Modélisation statistique appliquée aux sciences sociales, op. cit., p. 20.

268 BRENNER, Anastasion, « expérience », dans Le dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 400-404, p. 403. 269 Voir Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1972, 284 p., p 167-168. Pour une synthèse à ce propos, voir BRENNER, Anastasion, « expérience », dans Le dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 400-404.

chaque fois d’adapter270. Il faut l’envisager de manière relative, à l’image des préconisations faites dans Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés :

Mesurer et quantifier reste l’un des objectifs fondamentaux de la discipline [géographique], mais modéliser ne peut se concevoir qu’à partir d’objet et de théories géographiques. Au-delà de la critique, c’est par cette démarche à la fois inductive et déductive que les géographes pourraient prétendre à la systématisation de leurs travaux : la notion d’universalité de la portée d’un modèle ou d’une théorie est alors entendue au sens de l’écoumène, et non d’improbables lois immanentes de la matière.271

Du moins est-ce ainsi que nous l’entendrons et que nous l’appliquerons.