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En guise d’introduction : peut-on modéliser la complexité ?

Chapitre 2 : Littérature, spatialité et modélisation

2.1. Quand la littérature spatialise, quand la littérature modélise

2.1.1. Spatialité de la littérature

Un grand nombre d’études sur l’espace en littérature s’ouvre sur la désuétude de considérer la littérature comme un art du temps plutôt que comme un art de l’espace. Certes. Mais la récurrence du topoï souligne que ce dépassement n’est pas encore tout à fait acquis. Il convient donc de replacer avant toute chose notre développement dans le contexte du rejet moderne du paragone, ce débat de la Renaissance italienne établissant une hiérarchie entre les arts, et de la division lessingienne entre les arts de l’espace (que seraient les « arts plastiques » et visuels tels que la peinture, art supérieur, la sculpture, l’architecture) et les arts du temps (que seraient la littérature et la musique)365. Gérard Genette l’annonce dans son article « Littérature et espace » :

On peut aussi, on doit aussi envisager la littérature dans ses rapports avec l’espace. Non pas seulement … parce que la littérature, entre autre « sujet », parle aussi de l’espace … non seulement encore parce qu’ une certaine sensibilité à l’espace, ou pour mieux dire une sorte de fascination du lieu, est un

362 Ibid., p. 30. 363 Ibid., p. 31. 364 Ibid., p. 50.

365 Cette division est notamment établie dans le Laocoon de Gotthold Ephraim Lessing, en 1766. Voir à ce sujet : LOUVEL, Liliane, Texte image, images à lire, textes à voir, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, coll. « interférence », 2002.

des aspects essentiels de ce que Valéry nommait l’état poétique. Ce sont là des traits qui peuvent occuper ou habiter la littérature, mais qui peut-être ne sont pas liés à son essence, c’est-à-dire à son langage. Ce qui fait de la peinture un art de l’espace, ce n’est pas qu’elle nous donne une représentation de l’étendue, mais que cette représentation elle-même s’accomplit dans l’étendue …. Et l’art de l’espace par excellence, l’architecture, ne parle pas de l’espace : il serait plus vrai de dire qu’elle fait parler l’espace … Y a-t-il de la même façon ou d’une façon analogue quelque chose comme une spatialité littéraire, spécifique à la littérature, une spatialité représentative et non représentée ? Il me semble qu’on peut le prétendre sans trop forcer les choses366.

Suite à cette déclaration, le critique explique que « la spatialité de la littérature » est d’abord due au nombre impressionnant d’emprunts au champ lexical de l’espace, qui spatialise, de fait, et aux principes mêmes de la linguistique saussurienne, accentués par la forme écrite de la littérature. Cette spatialité est aussi contenue dans la structure des œuvres exigeant souvent une lecture « télescopique », liant des épisodes parfois lointains dans le fil « temporel » de la lecture, à l’image de l’œuvre « cathédrale » de Marcel Proust. Genette décrit également « le style comme spatialité sémantique du discours littéraire », à l’instar de la figure dont le fonctionnement se fonde sur « l’espace sémantique qui se creuse entre le signifié apparent et le signifié réel abolissant du même coup la linéarité du discours367 », et donc bouleversant sa temporalité. Il évoque enfin la littérature dans son ensemble comme une « immense production intemporelle et anonyme368 ».

Autant d’aspects rapidement évoqués ici qui confirment la désuétude de la dichotomie art de l’espace/arts du temps s’agissant de la littérature369 et qui permettent de concevoir la littérature et le texte comme des espaces dans lesquels se déploient des systèmes de symboles, pouvant être spatialisés, c’est-à-dire organisés par des figures spatiales, comme des figures géométriques ou cartographiques. Dans ce cadre paradigmatique s’intègre « l’espace littéraire » de Maurice Blanchot370, l’espace de la « transsubjectivité » et les « espaces de langage » évoqués par Gaston Bachelard371 – qui considèrent la relation du lecteur au texte et le sens que prend celui-ci selon une métaphore spatiale –, ou encore les considérations sur « l’espace du roman » développées par Michel Butor. En écho aux écrits de Marcel Proust sur la lecture372, Butor s’intéresse à la spatialité du roman

366 GENETTE, Gérard, « littérature et espace », dans Figures II, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Point essais », 1969, p. 43-44. 367 Ibid., p. 47.

368 Ibid.

369 Une telle démonstration pourrait toutefois être opérée pour tous les arts cités plus haut. 370 BLANCHOT, Maurice, L’espace littéraire, op. cit., p. 105 et sq.

371 BACHELARD, Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2004 [1957 pour la première édition], Introduction.

372 PROUST, Marcel, Sur la lecture, [1906, première édition] La Bibliothèque électronique du Québec [En Ligne], Coll. « À tous les vents », Volume 401 : version 1.02, mis en ligne le 17 janvier 2016, consulté le 13 juin 2016. URL : https://beq.ebooksgratuits.com/auteurs/Proust/Proust-lecture.pdf. La très longue description de la chambre et du fauteuil dans lesquels le narrateur s’installe pour lire témoigne de l’influence de l’espace dans la lecture, p. 13 à 22. Egalement, l’importance dans tout le texte du contexte spatial de la lecture et la liaison mémorielle établie entre le livre et le lieu dans lequel il est lu sont marquants : « Ce livre, que vous m’avez vu tout à l’heure lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du fauteuil revêtu d’un appuie-tête au crochet, et pendant les belles heures de l’après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc, où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines distraites l’odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux fatigués se levaient parfois, ce livre, comme vos yeux en se penchant vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance, ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de perceptions, va vous dire quel il était : Le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier », ibid., p. 36. Voir aussi les développements sur les « chambres retrouvées » chez Pérec pour qui le souvenir d’une chambre est associé aux livres qu’on y a lu, dans PEREC, Georges, Penser / Classer, Paris, Editions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2003 [1985 pour l’édition originale], p. 26.

comme un dépaysement, comme un « voyage d’aller et retour » vers un « ailleurs complémentaire373 », comme une distance entre le lieu où lit le lecteur et les lieux où évoluent « les personnages » et où se passent « les aventures qu’on [lui] raconte374 ». À ce propos, l’auteur fait un parallèle avec la temporalité construite par la lecture : de la même manière que la spatialité de la lecture, la temporalité de la lecture se confronte à la temporalité de l’histoire du roman. Et d’ajouter une dimension performative sur l’espace par la lecture : « La distance romanesque n’est pas seulement une évasion, elle peut introduire dans l’espace vécu des modifications dans l’espace réel375. » Pour aborder l’espace interne au roman, le « décor » de l’histoire376, Butor fait le parallèle avec la peinture (description statique des lieux) et le cinéma (parcours dynamique des lieux) (ce qui renforce par ailleurs la négation d’une catégorisation et d’une hiérarchie entre les arts). Butor insiste sur la capacité du roman à construire des dynamiques spatiales par la mise en relation de lieux. Il distingue deux manières plus ou moins abouties, plus ou moins dynamiques de créer ainsi de l’espace : premièrement par la juxtaposition simple de lieux, telle la superposition des instruments de musique sur une partition377. De cette manière c’est davantage la disposition spatiale des fragments et des lieux les uns par rapport aux autres qui créent du sens que véritablement la narration qui engendre une création d’espace. Deuxièmement, le roman crée des dynamiques spatiales par les trajets qu’il raconte378. Alors ce sont davantage les aventures racontées dans la diégèse, la manière de faire s’enchainer en conséquence les lieux dans la narration et les liaisons entre les lieux que celles-ci créent, qui spatialisent, cette fois sous forme de réseaux où la contiguïté euclidienne ne prime plus mais où le télescopage des lieux fait sens. C’est par télescopage que le roman a enfin une prise sur l’espace « réel » qui lui est externe. En effet, Butor propose une définition de l’espace (géographique) vécu comme un palimpseste de pratiques et de représentations spatiales, entre imaginaire et réalité, et une définition de la ville comme l’espace dans lequel se rencontrent divers lieux, notamment par la médiation des productions culturelles, notamment à travers les œuvres littéraires :

L’espace vécu n’est nullement l’espace euclidien dont les parties sont exclusives les unes aux autres. Tout lieu est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point d’origine d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins déterminées.

Dans ma ville sont présentes bien d’autres villes par toutes sortes de médiations : pancartes indicatives, manuel de géographie, les objets qui en viennent, les journaux qui en parlent les images, les films qui me les montrent, les souvenir que j’en ai, les romans qui me les font parcourir.

La présence du reste du monde a une structure particulière pour chaque lieu, les relations de proximité

373 BUTOR, Michel, « L’Espace du roman », dans Essai sur le roman, op. cit., p. 50.

374 « Je voudrais essayer de préciser comment l’espace [que le roman] va déployer s’insère dans l’espace réel où il apparait, où je suis en train de lire ». « Toutes les relations spatiales qu’entretiennent les personnages ou les aventures qu’on me raconte ne peuvent m’atteindre que par l’intermédiaire d’une distance que je prends par rapport au lieu qui m’entoure. », ibid., p. 49. 375 Ibid., p. 51.

376 Ibid., p. 52.

377 Butor illustre cette manière de créer de l’espace par un exemple très similaire à La Vie mode d’emploi de Georges Perec : « Déjà la simple superposition des lieux statiques pourrait constituer de passionnants “motifs” […] le romancier peut disposer différentes histoires individuelles dans un solide divisé en étages, par exemple dans un immeuble parisien, les relations verticales entre les différents objets ou événements pouvant être aussi expressives que celle entre la flute et le violon », Ibid., p. 56.

378 « Mais lorsque l’on traite ces lieux dans leur dynamique, lorsque l’on fait intervenir les trajets, les suites, les vitesses qui les relient, quel accroissement ! Quel approfondissement aussi puisque nous trouvons alors clairement ce thème du voyage dont je vous parlais tout à l’heure », ibid., p. 57.

effective pouvant être toutes différentes des voisinages originels379.

Cette citation est fondamentale car elle introduit l’idée que la prise en compte des dispositions des lieux dans les œuvres d’art et leur mise en relation avec l’environnement réel dans lesquelles elles se trouvent influencent et modifient l’environnement en question. Autrement dit, l’espace romanesque considéré dans son rapport à l’espace réel participe aux dynamiques de spécification des lieux et aux processus de spatialisation mentale. L’espace romanesque (notamment) implique donc de considérer l’espace géographique réel selon une topologie qui ne serait plus euclidienne. Ainsi se concrétise l’idée que l’espace est de nature mixte et qu’il n’est pas pertinent d’en différencier les dimensions matérielle, physique, sociale, culturelle, vécue, représentée ou imaginaire. Ainsi Butor concrétise-t-il également un lien fort entre espace diégétique et littéraire (les trajets, parcours et/ou juxtaposition de lieux dans l’histoire racontée), espace imaginaire et des représentations, et espace géographique réel. En peu de mots, Butor mène loin la conceptualisation des conséquences de l’espace romanesque et imaginaire sur l’espace géographique réel et l’intègre à une réflexion plus large sur le rôle des média culturels et de communication dans la construction des spatialités pratiquées, vécues et représentées devenues réticulaires. La capacité d’un lieu ou d’un paysage à renvoyer à un autre lieu est précisément ce que Butor identifie comme leur fonction « poétique380 ». On peut comparer cette conceptualisation aux descriptions faites par les géographes des conséquences concrètes et matérielles des romans dans le monde (tourisme littéraires, maisons d’écrivains, etc.) ou de leurs conséquences d’abord sur les représentations spatiales puis éventuellement sur les pratiques et les aménagements381.

379 Ibid., p. 57.

380 BUTOR, Michel, « Le roman et la poésie », dans Essais sur le roman, op. cit., p. 21-47, p.25.

381 Pour les géographes, dans le cadre d’une réflexion sur les représentations géographiques, la question est de savoir « quel rôle joue l’imagerie spatiale dans la production d’espace ? ». « Entre représentations spatiales et espace matériel les relations sont probablement des interrelations, qu’on ne peut saisir directement. Si la question est bien de comprendre comment l’espace fonctionne, c’est-à-dire comment les représentations influencent les décisions et les pratiques spatiales et comment l’organisation et la forme de l’espace nourrissent des représentations, la démarche systémique s’impose. », ROSEMBERG, Muriel, « Contribution à une réflexion géographique sur les représentations et l’espace », art. cit., p. 75 et 76. À cet égard, on peut citer le cas exemplaire du changement de nom de la ville de « Illiers », qui en 1971 a été rebaptisé « Illiers-Combray » du nom que lui donne Marcel Proust dans À La Recherche du temps perdu. On peut citer également les études sur la réception des œuvres littéraires et cinématographiques et leurs conséquences sur nos représentations spatiales ou géopolitiques. Voir par exemple la thèse de doctorat de Nashidil Rouiai (« Ciné-Géographie hongkongaise. Du cinéma hongkongais comme clé de lecture de la construction politique du territoire, au Hong Kong cinématographique comme outil de la puissance chinoise », Thèse de géographie, sous la direction de Louis Dupont, Paris-Sorbonne (Paris IV), 2016, à soutenir) qui pose la question de l’influence des films hongkongais dans le soft power chinois. On peut citer l’article de Pierre-Mathieu Le Bel et David Tavares, « La Représentation de l’Amérique du Sud dans l’œuvre de Luis Sepulveda. Des tensions intratextuelles à la réception populaire », dans « Géographie et littérature », Cahier de géographie du Québec, op. cit., dont l’objectif est ainsi formulé : « La littérature n’est pas une reproduction d’un monde réel transparent. Au contraire, les textes littéraires, tout comme un large éventail de textes culturels, génèrent des représentations qui contribuent à la constitution des géographies et des spatialités auxquelles ils se réfèrent. », p. 490. On peut encore citer l’article de Mario Bedard, « L’apport structurel de l’imaginaire géographique dans l’imaginaire collectif. Le cas du Mont Orford », qui développe la question de « l’apport de la littérature au sein de la séquence perception-compréhension-identification-représentation-recognition inhérente à tout aménagement du territoire », dans « Géographie et littérature », Cahier de géographie du Québec, op. cit. (citation de l’introduction du numéro, p. 395).

Sur le tourisme littéraire, on peut par exemple citer l’étude de Daniela Dumitrescu, « L’espace dans le roman de Bram Stoker. Usage touristique d’un mythe », présentée ainsi dans l’introduction du numéro 61 de Géographie et culture : « Jouant sur cet imaginaire, des acteurs du tourisme inventent un tourisme littéraire formé de lieux fictionnels : ainsi donne-t-on à visiter la maison de Sherlock Holmes, les hauts lieux lupiniens ou le château de Dracula. Dans ce dernier cas, analysé par D. Dimitrescu, l’illusion romanesque créée autour d’un personnage et d’un lieu, la Transylvanie de Dracula, produit un mythe qui s’étend à tout un territoire, entrant en contradiction avec la représentation collective d’un héros historique, Vlad Tepeş, source de fierté nationale pour les Roumains. » (DUMITRESCU, Daniela (Traduction de Nadia Manca), « L’espace dans le

Une fois reconnue l’importance de l’espace dans la littérature, il est possible de le considérer comme une dimension narrative signifiante. Certains textes sont en effet construits de manière spatiale, c’est-à-dire que la spatialité, dont nous avons jusqu’à présent considéré surtout les conséquences extérieures au texte, peut avoir une réalité à l’intérieur même du texte, à travers la matérialité du texte.